Par Emma Bathilde
Publié le 21 janvier 2020
Le chorégraphe Thomas Chopin s’attaque à un sujet brûlant avec Le charme de l’émeute et choisit de souffler sur les braises – ce qui peut aussi bien éteindre ou raviver le feu – en esquivant le fond au profit de la forme. A la croisée du théâtre et de la danse, la pièce est une succession de tableaux caricaturaux. Les cinq interprètes y livrent bataille, sans jamais se lasser de lutter contre des forces oppressives inconnues. La contestation, l’opposition sans motif apparent nous amène irrémédiablement à nous questionner. Pour quoi ? Contre quoi ?
Après Ordalie, pièce créée en 2014 évoquant les conflits intérieurs et la mise en danger de soi, sa nouvelle création Le charme de l’émeute contextualise cette fois-ci un risque qui serait extérieur, et, puisqu’il n’est pas identifié, c’est au public d’en interpréter la cause. Il est facile de faire le rapprochement avec le contexte actuel de lutte pour des droits sociaux, cependant Chopin, en évitant de donner un sens évident au conflit narratif, laisse l’interprétation ouverte. Il suggère que l’Homme se bat, en tout temps, non pas seulement pour (se) défendre (d’)une cause mais également pour des enjeux plus essentiels et archaïques : la liberté individuelle et le collectif, la solidarité et le vivre ensemble. En effet, le conflit à se pouvoir à double tranchant de faire ou défaire les groupes. En situation de guerre, on crée des alliances. C’est sans doute dans cette contradiction que naît le charme de l’émeute…
Cagoulés, vêtus de blousons noirs et d’écharpes remontées jusqu’aux yeux, de casques et de lunettes de protection, les cinq interprètes paraissent d’emblée être les représentants des manifestations contemporaines. Comme sur un screan-shot d’une vidéo amateur, ils semblent figés. Ils regardent dans la même direction, statiques et indifférents à un contexte aisément reconnaissable. Or, point de décors ou d’accessoires, les corps sont extraits d’environnement visuel. Le contexte survient avec les sons de manifestations qui escorteront toute la pièce. Les bruits de tirs, d’explosions, de foule et de cris contestataires évoluent tandis que les interprètes entrent en mouvement lentement, à la manière d’un ralenti au cinéma. Cette latence opposée à l’urgence des sons d’émeutes, confère au groupe une certaine audace teintée d’insolence. Ce détachement apparent semble les préserver du danger dont ils se jouent aux moyens de postures provocatrices. Tour à tour d’abord, ils miment – singent presque – des bravades de rue. Puis, progressivement, ils s’associent jusqu’à former ensemble une ronde espiègle. Dans cette euphorique farandole, les danseurs et danseuses se libèrent de leur sombre accoutrement. Ils se dévêtissent et laissent voir les visages, les peaux et les muscles. Toujours au ralenti, les corps se resserrent jusqu’à l’étreinte. Les sons de tambours remplacent les bruits de tirs. La troupe, orgiaque, portée par une victoire supposée et une solidarité acquise au combat, épouse la découverte d’un sentiment d’allégresse par une danse triviale. L’émeute devient meute.
Les corps sont libérés, les esprits déchaînés, cependant les gestes sont de plus en plus solitaires et glissent vers une transe collective démesurée. Les instincts primitifs refont surface pour affirmer un groupe qui ne se définit plus par l’unité mais davantage au travers d’attitudes communes. Le son se fait lancinant, les tambours accélèrent et l’ont croit distinguer les notes d’une cornemuse, parant ce tableau dionysiaque de voilages chimériques. La liesse s’intensifie et la danse est presque démoniaque, angoissante. Les interprètes s’abandonnent à la déraison jusqu’à frapper frénétiquement l’un d’entre eux avec des bâtons de mousse. Le son des coups sur le corps ou au sol est sec et rapide. Ce tapage sort le groupe de sa torpeur et, à l’égal d’un réveil en gueule de bois, le ramène à son lieu premier : la rue. De nouveau, les bruits de tirs et d’explosion incitent les protagonistes à se solidariser au travers d’une danse souple et ralentie, vive néanmoins, à chercher le contact et les appuis sur les corps voisins. Ils trouvent une autre organisation, plus collective, pour lutter. Ils constituent des formations : traversées en diagonale, en ligne ou pyramidale. Le groupe, soudé par la volonté de subsister face au danger, parcourt encore ainsi plusieurs séquences au rythme invariable. Bien que la succession monotone des tableaux atténue la dramaturgie de la pièce, les interprètes ne boudent pas leur énergie et achèvent le spectacle par une danse quasi bollywoodienne collective et synchronisée.
Il serait ambitieux d’affirmer que la pièce Le charme de l’émeute explore avec conviction le propos éponyme de son titre. Thomas Chopin exploite un champ réduit, celui du corps et des postures, pour traiter d’un sujet éminemment actuel et sensible. Il nous donne à voir des images stéréotypées en enfilade ainsi qu’une danse mimée plus qu’incarnée. Cependant, si l’on peine à déceler une posture politique, ou une quelconque dénonciation assumée, il en reste pas moins vrai que l’émeute est une manière pour un groupe social d’exprimer un mécontentement, du moins une opinion. La vision politique est ici plutôt abordée dans sa définition sociétale, c’est-à-dire les actions, l’équilibre ou le développement intrinsèque d’une communauté, ou encore les rapports internes ou externes à cette dernière. Le chorégraphe nous livre ici une étude majoritairement basée sur le corps, les gestes et les postures de l’émeute afin de dessiner les rôles que les individus peuvent adopter dans une collectivité en crise. Il contourne ainsi toute réelle prise de position et préserve son angle d’approche intact, invitant le public à considérer la richesse d’un corps qui se manifeste.
Vu au TU Nantes dans le cadre du Festival Trajectoires. Direction et chorégraphie Thomas Chopin. Lumière Vincent Toppino. Son Gaspard Guilbert et Thomas Chopin. Costumes Alice Touvet, Delphine Poiraud. Avec Elsa Dumontel, Steven Hervouet, Simon Tanguy, Johanna Levy, Benoit Armange. Photo Christophe Beauregard.
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