Par Victoire Jaquet
Publié le 5 novembre 2020
A l’occasion du Festival des Arts de Bordeaux, la chorégraphe Wanjiru Kamuyu présente à la Manufacture CDCN sa nouvelle création, An immigrant’s story, une pièce solo qui interroge la construction des identités individuelles au cours d’expériences migratoires. Ancrée dans l’expérience vécue de la chorégraphe entre Kenya, Etat-Unis et France cette pièce convoque des figures historiques et emprunte aux témoignages récents de personnes exilées, voyageurs, réfugiés et expat’. Wanjiru Kamuyu matérialise à travers gestes et paroles la périlleuse navigation qui s’impose lorsqu’au gré d’environnements, de contexte mémoriels et culturels nos corps et âme sont mis à l’épreuve.
Sillonner l’Ailleurs
Au commencement, le plateau est à peine éclairé. Une rangée de chaise disposée de part et d’autre du plateau, dossier face contre terre pieds métalliques en l’air dresse une série de pics qui condamnent l’accès aux coulisses, en fond de scène un siège vide. La lumière baisse, une rumeur s’installe, des voix, des langues résonnent et se chevauchent en anglais, italien et français. Un chant s’élève en langue Yoruba : une voix chaude et puissante se rapproche, la musique de la langue sonne comme un augure annonciateur qui invoque l’entrée d’une danseuse vêtue d’un ensemble dépareillé mi-urbain mi-tradi : chemisier de wax manche gigot, jogging adidas et boots épaisses, elle gagne l’avant-scène.
Une louche de lumière blanche révèle la silhouette de la danseuse, aussi enracinée dans le sol qu’étirée vers le ciel, la colonne dorsale est érigée par la tension. De puissantes contraction du ventre agite son échine ondulante tandis que ses bras-poings fébriles tentent de s’arracher au tronc et terminent de rompre l’élévation de la stature. La danseuse squatte un instant, répit furtif, elle se détourne au-delà de la lumière retire sa première peau. Comme propulsée au centre par une musique explosive, elle bondit et rebondit dans une combinaison grise, avec la légèreté d’une présence qui s’ajuste au centre du plateau, sans vraiment s’y installer. Dans un geste de recule, son costume cède, il se déchire et la combinaison gris-sale se détache par pan entier. La liberté de mouvement n’est cependant acquise, l’esquisse d’une course à grandes enjambées entretien l’urgence, la tension ne s’apaise pas. L’intranquillité est palpable, sans érrance, elle est induite par l’état de non relachement du corps. Cette tonicité spécifique du geste manifeste une emprise de la danseuse sur l’espace qui capte l’attention du spectateur.
Elle abandonne les lambeaux de toile de son vêtement de labeur et parée d’une chemise blanche immaculée et d’un pantalon noir ajusté haut sur la taille ressurgit dans une lumière plus douce, le chant s’est mué en incisif récit, elle conte le départ, les arrachements à l’enfance, à la terre natale, aux langues de ses ancêtres. La traversée transatlantique par les airs et la violence féroce du regard portée sur son nom, son corps et son accent. Propulsée par ses nouveaux semblables comme une Autre, elle décrit les invariants clichés que sa présence convoque chez ces nouveaux pairs – debout, face public, calme et implacable, la liste est trop connue, nos dents crissent… Elle poursuit son récit, la lumière inonde les gradins, l’obscurité confortable ne nous dissimule plus. Ce monologue corrosif narre l’intériorisation du racisme séculaire et sa perpétuation à travers l’usage de stéréotypes éculés à l’égard des immigrants africains.
Le dialogue créatif situe cette période entre la quête et la découverte, sans manipulation, ni scandale, l’instance du discours ne triomphe pas du mouvement, elle écume au-dessus d’un courant profond. Enoncées en français l’acuité de ces paroles résonnent pinçante dans notre contexte hexagonal. Ce coup de projecteur sur les mécanismes d’infériorisation, de chosification et de marginalisation interrompt la danse et interpelle frontalement le public : qu’elle place occupons nous dans cette histoire ?
Du fracas de l’Histoire… à son décentrement
Elle reprend, accroupi au sol, le dos se déroule, la détente reste contenue. La légèreté des pas, des sauts, des bonds et rebonds, convoque les danses état-uniennes de la fin du XIX ème siècle : quelque chose dans l’opposition des bras et des jambes rappellerait le Cake-walk, alors que le twist des hanches, le jeu des genoux ou le kick des jambes arrière semble convoquer plutôt le Charleston. Ces danses de revues qui firent le prestige du Music-Hall français traversent le temps jusqu’à nous ; l’execution est précise, le geste est vif, tranchant et sans relâche, mais le regard fixe, exhorbité et le sourire forcé ne masquent pas la nervosité volontaire qui tend le corps. Dans un rythme soutenu, une séquence se répète puis se segmente, presque mécaniquement, dans une ardeur intense qui donne la sensation d’être effectué comme au bout d’une apnée : le groove se grippe, le sourire grimace, la danse chute. Face au sol un tremblement traverse, comme un courant électrique, le corps de la danseuse.
Cette évocation, plus qu’une simple exhumation du jazz, propose une relecture qui souligne les tensions politiques inscrites au coeur d’un répertoire chorégraphique. Ce jeu de citations, se poursuit après, la story-teller mobilise les récits choisis d’exilés contemporains et l’histoire de la cheffe Wanga wa Makeri combattante anti-colonialiste au Kénya.
Ainsi An Immigrant’s Story parvient à nouer avec harmonie la danse et le texte au-delà du biographique dans une réflexion historiographique qui interpelle quant au danger d’une Histoire unique et honore les histoires individuelles. Mais cette plongée ne se limite pas à une narration, car dire ne dit pas tout. Dans ce dialogue, la danse insiste discordante, elle perce et régénère dans notre espace mental mondialisé la figure du migrant : incertaine et solide apte à tous les décentrements pour s’écarter des sommations fracassantes de l’histoire et du présent, elle exalte la force et la résilience créative des identités migrantes et invite une curiosité apaisée.
Vu à la Manufacture CDCN. Chorégraphie et interprétation Wanjiru Kamuyu. Dramaturgie et direction de production Dirk Korell. Auteur Laetitia Ajanohun. Création lumière Cyril Mulon, Musique Originale Lacrymoboy. Costumes Birgit Neppl. Stagiaire Yvan-Loïc Kamdem Djoko. Regards Robyn Orlin, Jean Gaudin et à David Gaulein-Stef. Photo © Pierre Planchenault.
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