Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 5 juin 2023
Considérant la danse et la chorégraphie comme de puissants outils politiques, Benjamin Kahn s’intéresse particulièrement à la construction et à la déconstruction du regard porté sur les corps individuels et collectifs. Deuxième volet d’une trilogie de portraits, Bless The Sound That Saved A Witch Like Me – Cri(s) explore le cri et sa nécessite dans ce contexte de crise géopolitique et climatique, tentative de se réapproprier les moyens d’expression liés à l’urgence. Dans cet entretien, le chorégraphe Benjamin Kahn nous éclaire sur sa méthodologie de travail et partage le processus de création avec la danseuse Sati Veyrunes.
Bless The Sound That Saved A Witch Like Me – Cri(s) est le deuxième volet d’une trilogie de portraits. Qu’est-ce qui a motivé cette recherche autour de cette notion de portrait ?
Pour moi, la notion de portrait rejoint celle de la rencontre avec chaque interprète. Je passe des heures et des heures à regarder, à tenter de comprendre une personne, de saisir la puissance et les qualités de danse. En l’occurence, pour construire ce solo en particulier, Sati Veyrunes. La notion de portrait contient également selon moi la question de la négociation, au sens où je n’impose rien. C’est une négociation avec une personne : qu’a-t-elle envie de projeter, de donner de son intimité, de sa puissance ? De mon côté, qu’ai-je envie de dire et de projeter sur ce corps ? Enfin, la dernière partie de cette triangulaire du portrait, c’est la société. Qu’est-ce que la société projette sur Sati et que porte-t-elle réellement en elle qui y réponde, ou non ? Le portrait, c’est un arrêt sur image sur quelqu’un. Ce portrait est par ailleurs à replacer dans le contexte de cette trilogie initiée avec Cherish Menzo, qui représente pour moi trois rapports au monde que j’ai envie de présenter et qui se matérialisent de manière très simultanée.
Qu’entendez-vous précisément par « négociation » ?
La négociation n’est pas un but, mais un moyen de parvenir de manière indirecte à une rencontre véritablement puissante, au sens où la question des frontières entre en jeu : la projection de soi, la projection de l’autre, l’établissement d’une relation de confiance. Il y va de la question des limites de ce que l’on donne à voir, laquelle n’est pas à négocier avec le public, mais dans la partie créative, en amont. Dans ce moment que nous passons ensemble à créer, il faut être absolument sûrs et certains l’un et l’autre que cette forme nous appartient. Certains moments sont extrêmement positifs et joyeux dans cette « négociation », car nous sommes heureux de chercher, d’expérimenter et de trouver. Sur cette page blanche, il y a enfin la question du rapport au corps, car ce sont en outre ici mes projections en tant qu’homme qui forgent le prisme d’un solo pour une femme, ce qui est déjà politique. Il serait incongru de plaquer ses propres projections sur quelqu’un sans le lui demander. Poser des questions à ce sujet et obtenir des réponses claires est fondamental. C’est pour cette raison que je me suis entouré de femmes pour cette pièce, qui m’ont permis de saisir des éléments que je suis dans l’incapacité de comprendre moi-même, car ils sont sociaux, immanents, inconscients ou conscients, mais liés à la vie d’une femme dans tous les cas.
Qu’attendez-vous de vos interprètes lorsqu’ils sont sur scène ?
Dans mon travail, il faut que l’interprète ait une compréhension totale de ce qu’il est en train de faire et presque un détachement de soi lorsqu’il le fait. Ce n’est pas que de la « représentation », je ne demande pas une simple incarnation, avec l’idée d’une sorte de deus ex machina qui opérerait avant. Justement, la force du performeur c’est d’avoir l’intelligence, sur scène, sur ce qu’il est en train de faire. Et c’est précisément ce qui rend sa présence puissante. C’est un outil politique important que de pouvoir montrer des gens qui sont en compréhension totale de ce qu’ils font. Je pense donc que la responsabilité politique du solo est absolument partagée.
La partition de Bless The Sound That Saved A Witch Like Me – Cri(s) alterne entre prise de parole et silence. À quoi répond cette prise de parole ici ?
L’écriture de la pièce s’est édifiée sur une ligne fragile entre le silence et la prise de parole, le « manger l’espace » et le cri. Le travail sur le cri est né de ce que j’ai ressenti intensément pendant les confinements, une sorte d’«arrêt sur image», justement. Et puis ce silence, presque palpable, épais, à la fois délectable et angoissant… C’est quelque chose que nous écoutions pour la première fois finalement : la ville et la nature qui s’arrêtent. Derrière le cri, il y a donc le silence. J’ai ainsi souhaité matérialiser cette question de la prise de parole, non pas en la traitant de manière continue, mais à l’inverse de manière décalée du registre de la discussion, du discours, pour renvoyer à cet essentiel qu’est le silence. Nous avons au fil du temps resserré la pièce afin de gagner en fluidité. Toutefois, les moments de silence demeurent volontairement étirés. Je suis très heureux que nous ayons trouvé cette forme, qui est là.
Que porte symboliquement le cri de Sati ?
C’est la transformation permanente de Satie qui m’a amené à l’animalité et au cri face à la mort, un cri qui nous connecte avec l’enfance, avec la transe, avec l’orgasme, avec des choses qui ne sont pas matérielles, ou même matérialisées par la pensée. J’avais envie de sortir de la pensée. Je travaillais déjà sur le cri quand j’ai rencontré Sati et c’est quelque chose qui lui a tout de suite parlé. Elle est venue voir une sortie de résidence, et n’arrêtait pas de me poser des questions, alors je lui ai proposé de venir en studio en recherche avec nous. Je pense que c’était aussi un moment où elle avait envie d’extérioriser des choses d’elle. Par la suite, j’ai très vite vu la puissance de vie de Sati. C’est une boule de vie, qu’il a fallu canaliser, mais sa vibration a absolument rejoint ce désir de dépassement du discours, de la parole. Et puis, c’est aussi un autre âge, Sati a l’âge où l’on se révolte encore. C’est à la fois une enfant et une créature.
Vous parlez de créature, or c’est bien ce qu’il nous semble voir au plateau, avec ce personnage aux yeux irréels… Comment avez-vous imaginé cette figure ?
J’avais envie que ce soit quelqu’un «à la bordure», à la fois reconnaissable, qui inspire une empathie profonde, mais à la fois quelqu’un qui vienne d’ailleurs, et nous permette de déplacer la perspective sur ce que l’on voit. La créature est une figure importante dans mon travail, parce que c’est l’endroit de l’amalgame. Dans le premier volet de cette trilogie Sorry, But I Feel Slightly Disidentified… avec Cherish Menzo, je me suis demandé si l’on pouvait être invisible, échapper au stéréotype et s’extraire de cette condition sociale. Durant cette période, je suis allé voir un concert de Death Grips et j’ai eu une sorte de révélation : j’avais à la fois envie de partir et j’en étais incapable. J’éprouvais de la répulsion et du désir. Tout se passait en même temps, tout s’entrechoquait parce que je ne parvenais pas à classifier ce que j’étais en train de voir, à le contenir dans mon réel. Je me suis rendu compte qu’en voyant le corps invisible comme une soustraction, je me trompais, c’était au contraire un amalgame. Il était à la fois homme, femme, violent, doux, etc. Pour moi, c’est ça, la créature : quelque chose qui nous subjugue tant qu’on n’arrive plus à la situer dans une catégorie. Il y a divers degrés dans la pièce mais, pour arriver à ce cri final. Dans l’amalgame s’ouvre par ailleurs un nouveau rapport à l’autre, puisque c’est à cet endroit que les frontières peuvent être repoussées. Je cherche à déceler ces couches qui se travaillent simultanément, pour que chacun ressorte de la pièce dans un état plus instable que confortable.
Pourriez-vous partager les différents sujets qui sont abordés dans votre trilogie ?
La première pièce Sorry, But I Feel Slightly Disidentified… avec Cherish Menzo aborde la question du regard que l’on porte sur l’autre. C’est une pièce où tout le monde est à vue : le public (réparti en bifrontal), la performeuse, chacun s’y voit regardé et regardant. Elle aborde ces imageries collectives, ancrées, que l’on appelle les « stéréotypes » en psychologie ; il s’agit d’en parcourir le panel et d’en sentir les rapports émotionnels. Revoir ces images dans un espace théâtral permet de poser authentiquement la question du rapport à l’autre : qu’est-ce qu’un corps porte déjà de manière intrinsèque, juste en étant ? Et quelles sont les tentatives pour s’en émanciper ? Je trouvais intéressant de travailler sur ces narrations parce qu’elles contiennent déjà tous ces potentiels de questions concernant la domination, la contre-domination, l’émancipation, l’enfermement. Ces narrations autour des stéréotypes sont curieusement extrêmement puissantes, car elles parlent à chacune et chacun, en fonction de sa catégorisation du réel, ce qui pose la question du prisme et de l’individualité. En parler est une urgence sociale, que j’avais envie de connecter à une autre urgence : avons-nous seulement encore le temps de négocier, face aux priorités géopolitiques ou climatiques ? Pour la seconde pièce Bless The Sound That Saved A Witch Like Me – Cri(s) avec Sati Veyrunes, j’avais envie de nous connecter à quelque chose de physique, un espace-temps beaucoup plus grand que le nôtre. Le cri m’est alors apparu très clairement, en tant que forme rapide, en tant que chemin court entre l’intime et le collectif. J’avais envie de radicalité, avec cette nécessité d’éteindre la parole, à la bordure. Quant à la troisième, j’y travaille encore…
Bless The Sound That Saved A Witch Like Me – Cri(s), conception et chorégraphie Benjamin Kahn. Création et interprétation Sati Veyrunes. Création musicale Lucia Ross. Création lumière Nils Doucet. Création costume Carolin Herzberg. Assistant dramaturgie Théo Aucremanne. Textes Benjamin Kahn inspiré directement par Pier Paolo Pasolini, Death Grips, Derek Jarman, MAVI. Photo © Bas Czerwinski
Le 9 juin au Festival La Maison danse Uzès
Le 13 juin au festival des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
Le 30 juin et 1er juillet au Festival de Marseille
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