Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 10 novembre 2023
Remarquée en 2019 avec la création de son premier solo JEZEBEL, Cherish Menzo est aujourd’hui l’une des nouvelles figures qui secoue la scène belge et internationale. Dans ce premier opus, la danseuse et chorégraphe interroge les archétypes de la femme noire véhiculés par la culture dominante, en prenant notamment appui sur les video vixens, des femmes souvent dévêtues, figures emblématiques des clips hip-hop et de rap à la fin des années 90. Engagée dans une réflexion sur les stéréotypes et les fantasmes du corps noir dans l’imaginaire collectif, sa recherche et ses pratiques parviennent à s’émanciper de ses préjugés inconscients en créant de nouvelles figures. Inspirée du post-humanisme et de l’afrofuturisme, sa nouvelle création D̶A̶R̶K̶MATTER explore l’imaginaire du corps noir et de la matière noire comme nouvel espace de potentiel, de spéculation et de transformation. Dans cet entretien, Cherish Menzo revient sur les rouages de sa recherche artistique et sur le processus de sa nouvelle création D̶A̶R̶K̶MATTER.
Votre nouvelle création D̶A̶R̶K̶MATTER semble s’inscrire dans le sillon de votre précédente pièce JEZEBEL : vous y poursuiviez, entre autres, une recherche sur les stéréotypes du corps noir. Comment articulez-vous ces deux pièces ?
Je n’avais pas l’intention au départ de travailler spécifiquement sur les stéréotypes du corps noir mais au fur et à mesure de mes recherches, mon travail s’est formalisé autour de ce sujet. Pour JEZEBEL, je suis parti d’une question plutôt « simple » : où sont aujourd’hui les vidéos vixens, ces femmes que j’ai vues dans mon adolescence apparaître dans des clips musicaux sur MTV ? Lorsque j’ai commencé ce projet, mon attention s’est focalisée vers des mouvements émergents comme #metoo et les discussions autour de l’inégalité des sexes. Le corps et la sexualité des femmes était au centre du débat public, les discours autour de ces sujets prennent plus d’espace dans les médias et dans les conversations autour de moi. D’ailleurs, j’ai remarqué à cette même période que les artistes eux-mêmes · elles-mêmes étaient très préoccupé·e·s par ces sujets et remettaient en question certains stéréotypes sexuels et la romantisation de certains corps au sein du monde de l’art, qui, il faut le dire, est en très grande partie coloré par une histoire de l’art hétéronormatif. Rétrospectivement, cette simple question que je me suis posée il y a quelques années s’est avérée avoir une signification beaucoup plus profonde et personnelle. Elle est devenue une partie de la recherche de ma propre agence d’autodétermination. Avec JEZEBEL, je me suis focalisée sur des stéréotypes collectivement reconnaissables et j’ai tenté de les plier, de les déformer et de les aliéner à travers un univers à la fois identifiable et étrange, influencé par des références issues de la culture hip-hop, rap et pop de la fin des années 90 et du début des années 2000. Avec D̶A̶R̶K̶MATTER, je souhaitais créer davantage de fiction spéculative sur scène et développer cette exploration de la distorsion, à travers le corps, le temps, le son et l’espace. Pour façonner ce monde, je me suis tournée vers le posthumanisme et l’afrofuturisme. Le posthumanisme nous fait spéculer sur l’avenir de l’humanité et l’ère de l’Anthropocène. Cependant, le désir de spéculer sur l’avenir et de l’envisager à travers le prisme du posthumanisme nous amène également à examiner le présent et le passé, ce qui fait surgir des questions intéressantes : Quand sommes-nous devenu·e·s « humain·e·s » et qui est défini·e ou considéré·e comme humain·e ? Naturellement, ces réflexions ont généré des frictions par rapport au corps noir qui est le sujet humain de ce travail. J’ai été obligé·e d’enquêter sur le passé et le présent et de spéculer sur la relation future de ces corps et du terme humain. Et donc l’afrofuturisme, un monde dans lequel le futur devient quelque chose de tangible pour les Noir·e·s, est devenu un terrain riche pour spéculer, pour suggérer.
Comment décririez-vous votre recherche ?
Camilo (Mejía Cortés, partenaire de Cherish dans D̶A̶R̶K̶MATTER, ndlr.) m’a dit que j’avais une façon « cinématographique » de créer. Il est vrai que pour JEZEBEL et D̶A̶R̶K̶MATTER, j’ai travaillé chaque scène de manière très visuelle. J’aime lorsqu’une image contient plusieurs couches et zoomer sur la surface pour rentrer en profondeur, découvrir de nouveaux détails, etc. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je suis très attirée par la lenteur et la distorsion. La distorsion du corps, du temps, de l’espace, du son et la façon dont nous considérons ces concepts sont une source de travail très riche. Je trouve très stimulant de spéculer à partir d’une figure, d’une entité, d’un objet, de sons, d’un espace, ou de temps étirés et/ou tordus hors de leur forme « originale ». Je suppose que la distorsion, la transformation et le fait de voir les choses davantage comme une image en mouvement sont des éléments clés de mon travail, tant en termes de méthodologie, de façon de travailler, que de contenu. Un corps, ou une entité, retiré de ses formes originales crée un état de transformation continue. Un laboratoire de remodelage, d’ajout, de soustraction, de zoom avant et arrière, amenant l’extérieur vers l’intérieur et inversement, à la recherche de l’après ou de l’au-delà, de l’invisible. Il n’y a pas de logique spécifique, ni de hiérarchie. Lors de mes processus de création, je cherche à naviguer à travers des images et des pensées inspirées et provoquées par une multiplicité de sources telles que des films, de la musique, des livres et des essais, et à comprendre quels outils et/ou stratégies utiliser pour les matérialiser.
Le titre, D̶A̶R̶K̶MATTER laisse suggérer plusieurs significations. Comment avez-vous abordé, exploré et mis en pratique cette polysémie dans votre recherche ?
Le titre dérive de la matière noire, une forme hypothétique de matière dans l’univers que nous ne pouvons pas observer optiquement. La matière noire n’absorbe pas, ne reflète pas et n’émet pas de lumière. Bien que nous ne la voyions pas, je trouve intéressant qu’il y ait beaucoup plus de matière noire que de matière «normale» dans l’univers dans lequel nous vivons. De plus, la matière noire est impliquée dans des phénomènes astronomiques tels que les trous noirs, la gravité, le temps, l’aspiration des espaces, etc. Et à chaque fois, je m’étonne qu’une chose invisible puisse provoquer des effets aussi immenses. J’ai décidé de faire dialoguer la matière noire avec le corps noir et de voir comment cet imaginaire pouvait créer un espace pour la métaphore, l’agence, un espace pour que le corps noir devienne de la matière, pour qu’il ait de l’importance qu’il soit une source de spéculation. Pour le nom de cette pièce, j’ai décidé de « coller » l’obscurité et la matière en mettant une traverse à travers DARK. D’une part, pour supprimer ou enlever quelque chose, l’erreur de ses connotations « négatives ». Et d’autre part, pour attirer l’attention sur cette obscurité, qu’elle puisse exister, être considérée et qu’elle ait de l’importance. En ce sens, l’obscurité, les abysses, le vide ou la matière noire deviennent un lieu de potentiel, de spéculation et de transformation ; un lieu qui n’est peut-être pas toujours clair à comprendre, flou et sans frontières. Un lieu où le corps noir peut devenir une matière fluide qui peut librement trouver son centre de gravité.
Pourriez-vous revenir sur le processus de travail avec votre partenaire Camilo Mejía Cortés ?
Passer d’un solo à la création d’un duo, collaborer avec une grande équipe artistique tout en étant sur scène a été un processus passionnant à traverser. Ce fut un processus incroyablement fructueux et inspirant, avec de nombreux défis intéressants et enrichissants. Travailler avec Camilo a été et est toujours une expérience vibrante ! Il a fait preuve d’une incroyable ouverture d’esprit en ce qui concerne la recherche et l’approche de la création du matériel. Nous avons travaillé à partir de l’ouvrage Backspace de la poète haïtienne Anaïs Duplan, du premier acte musical de l’opéra Troubled Island du compositeur William Grant Still ou encore d’une interview vidéo de Phillip Butler avec Francesca Ferrando sur le transhumanisme noir et le posthumanisme. Nous avons créé du matériel en épuisant une image ou une idée, en la décortiquant, en essayant de comprendre ce qu’elle peut ressentir, sentir, goûter… Ce type de processus nécessite parfois de se perdre en cours de route… Mais une fois que les éléments en jeu se révèlent et deviennent plus concrets, c’est très amusant de voir que l’univers prend naturellement sa forme. Même si j’ai initié la recherche en apportant les premières références, c’était passionnant de constater que nous partagions les mêmes fascinations et questions. C’était une excellente base de travail pour discuter et expérimenter ensemble.
La culture musicale rap et hip-hop occupe une place importante dans votre recherche. Pourquoi et comment cet intérêt se manifeste-il dans vos pièces ?
Je trouve le jeu des métaphores, du double sens et des rythmiques dans le rap tellement ingénieux et poétique ! Pour JEZEBEL, je fais référence à une culture visuelle spécifique dans laquelle le rap est très présent. Le langage de cette culture musicale peut être extrêmement explicite et provocateur, un outil qui a une profonde influence sur la façon dont l’imagination visuelle et la narration autour de la mégère, de la féminité et de la virilité ont été façonnées. J’ai décidé d’explorer et de défier cet usage des mots en écrivant des paroles et en jouant simultanément avec les formules et les structures utilisées dans la pratique du rap. Pour D̶A̶R̶K̶MATTER, je souhaitais développer cette recherche autour du langage et voir si le rap pouvait aussi être utilisé de manière mantrique. Je me suis notamment questionnée sur comment ce matériel pouvait exister en dehors de la perception habituelle du temps, en étirant ou répétant les paroles, en déformant leur son, etc. Pour cela, je me suis inspirée de certaines techniques, comme le chopped and screwed, une pratique de mixage apparu dans la scène hip-hop de Houston au début des années 1990, qui consiste à ralentir le tempo (entre 60 et 70 battements par minute, ndlr.) en appliquant des techniques telles que le saut de beats, le scratching de disques, le stop-time, la répétition, etc, pour créer une version « morcelée » de la chanson. J’ai transposé cette technique à la chorégraphie, en explorant des moyens d’amener la distorsion temporelle et la sur-articulation au corps, comment la relation entre la bouche, la voix, le son, les muscles, les tissus peut réinformer et redéfinir le corps performant et peut proposer de nouvelles narrations, espaces et formes corporelles. Je me suis également inspirée du hip-hop industriel (un sous-genre du hip-hop) et du duo de musique électronique de la fin des années 90, Drexciya. Ils ont créé leur propre mythologie, autour de laquelle s’articule leur musique, qui a été une grande source d’inspiration pour le contenu des textes écrits dans le spectacle.
En parallèle de D̶A̶R̶K̶MATTER, vous proposez Distorted Rap Choir, un workshop pour et avec des personnes racisées locales durant lequel vous partagez des pratiques que vous avez développées lors du processus de la pièce. Quels sont les enjeux de ce projet ?
Le projet Distorted Rap Choir a pour but de créer un moment d’échanges avec les communautés locales BIPOC dans les lieux où nous présentons la performance D̶A̶R̶K̶MATTER (en anglais, l’acronyme BIPOC signifie « Black, indigenous and people of color », ndlr.). En collaboration avec les théâtres qui nous accueillent et les festivals, nous cherchons des moyens d’entrer en contact avec des plateformes, des collectifs et des institutions qui s’engagent auprès des communautés locales de leur environnement. Nous réfléchissons à chaque fois à la manière de créer un moment d’échange artistique qui s’efforce d’accueillir des BIPOC locaux dans ces espaces. Dans ce même processus, nous réfléchissons également aux multiples paramètres qui pourraient fournir et améliorer l’accessibilité et l’hospitalité de ces personnes dans le théâtre ou le festival qui accueille ce projet. Pour ce qui est des ateliers, je propose aux participant·e·s d’expérimenter avec le corps et la voix des techniques que j’ai traversées lors du processus, comme celle du chopped and screwed. À la fin des ateliers, nous réalisons des enregistrements audio de plusieurs chants qui sont ensuite retravaillés et utilisés durant le spectacle avec les autres enregistrements que nous avons récoltés depuis la création de D̶A̶R̶K̶MATTER. En superposant les voix des nouveaux et des précédent·e·s participant·e·s, nous créons un chœur qui grandit à chaque nouvel atelier. J’aime l’idée symbolique qu’au fur et à mesure de la tournée, de plus en plus de voix sont présentes avec nous au plateau.
D̶A̶R̶K̶MATTER, vu à La Bâtie-Festival de Genève. Concept et chorégraphie Cherish Menzo. Création et performance Cherish Menzo, Camilo Mejía Cortés. Lumières Niels Runderkamp. Composition musicale Gagi Petrovic et Michael Nunes. Scénographie Morgana Machado Marques. Photo © Bas de Brouwer.
D̶A̶R̶K̶MATTER est présenté du 16 au 18 novembre au CN D, avec le festival d’Automne à Paris
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