Propos recueillis par Pieter T’jonck
Publié le 28 février 2022
De prime abord, le mot cascade évoque une chute d’eau ou le mouvement d’un objet qui déclenche celui d’un autre dans une succession infinie. Transposé à l’imaginaire du corps, il évoque la figure du cascadeur, la doublure qui se charge des exploits dangereux, ou encore un individu courageux et intrépide. Avec sa dernière création Cascade, Meg Stuart imagine la scène comme un paysage cosmique où la notion d’entropie gagne les corps. Tout en réactions en chaîne, de synchronisations en désynchronisations, sept danseur·euse·s soumis à des réalités physiques extrêmes, intenses et instables tentent de faire cohabiter leurs multiples réalités. Dans cet entretien, Meg Stuart revient sur le processus de création de Cascade.
Pourriez-vous retracer la genèse de Cascade ?
Après le Tanzkongress à Dresde en juin 2019, j’avais envie de créer un spectacle pour un groupe nombreux. J’assurais la direction artistique de ce colloque, qui a réuni pendant cinq jours près de 500 professionnels de la danse, étudiants et artistes. Nous ne voulions pas seulement y parler de danse, mais rendre l’art aux artistes en nous penchant avant tout sur la pratique, puis en développant le sujet à partir de ce point de départ. De plus, nous avons lancé une réflexion sur des questions métaphysiques en prenant soin de regarder au-delà du contexte allemand, voire européen. Les sujets abordés étaient très divers : pour quelle raison les individus se réunissent-ils, autour de quoi se rassemblent-ils, comment pouvons-nous communiquer entre générations, comment voyons-nous l’avenir de la danse et les espaces artistiques futurs ? Nous avons traité de ces questions en mettant en commun nos pratiques, entre autres en ouvrant le colloque par une chorégraphie qui invitait tous les participants à se toucher du bout des doigts – ce qui serait parfaitement impossible aujourd’hui. Nombre de ces expériences ont laissé des traces dans Cascade.
La décision de travailler avec le scénographe et metteur en scène Philippe Quesne semble d’une importance capitale. Certaines images et idées, comme le ciel étoilé peint sur toile, appartiennent clairement à son univers.
En effet, l’un des points de départ a été le souhait de travailler avec Philippe. Nous avions collaboré à Kampnagel, à Hambourg, pour la création de The Greatest Show on Earth, une espèce de spectacle de cirque contemporain dans un décor conçu par Philippe. Des interprètes comme Antonia Baehr et Florentina Holzinger y participaient également. Pour ce projet, j’avais créé un pas de deux futuriste, teinté de science-fiction. Je me souviens que nous avions beaucoup discuté lors des répétitions et j’avais découvert que nous nous comprenions étonnamment bien.
L’écriture chorégraphique de Cascade est très spécifique, remplie de sauts malhabiles et de mouvements hésitants. Ces principes étaient-ils présents dès le départ ?
Je savais que ce serait une pièce très physique et j’avais l’intention de ne pas seulement travailler sur la gestuelle en marchant, mais aussi sur la gravité et les chutes. J’avais déjà exploré un tel sujet dans Appetite et il était même déjà présent dans Disfigure Study, où le danseur Francisco Camacho interrompait ses mouvements en s’effondrant sur le sol. Ensuite nous avons ajouté à cette notion de chute, de capitulation, l’idée d’un jeu sans règles explicites. On reconnaît que c’est un jeu, même s’il contient un ensemble de configurations qu’on ne comprend pas, mais ce qui est là suffit pour que l’on s’y engage à fond. La tentative est l’élément essentiel du jeu. Les interprètes tentent tout le temps de suivre des règles impossibles à respecter – remonter dans le temps, par exemple. Ils se lancent sans cesse en l’air sans savoir comment ils atterriront. Il y a toujours un sens de l’échec latent, mais il en résulte aussi un apaisement, une délivrance totale. Et c’est dans cet espace-là qu’ils entrent en communion.
On dirait que vous faites allusion à une discipline sportive qui n’existe pas.
Oui, c’est comme un gardien de but qui s’étend au-delà du centre, ou de deux joueurs de foot qui se disputent le ballon et qui pendant un instant, une fraction de seconde, sont intimement liés parce qu’ils veulent tous deux la même chose. Ils ne se disent pas « Je te percute parce que je veux être près de toi » ; ils sont animés par cette aspiration partagée momentanément, accidentellement, par cette envie, ce souhait qui est comme une espèce de collision.
À quoi fait référence le titre, Cascade ?
J’aimais la polysémie de ce mot. En français, « cascadeur » désigne une doublure qui se charge des exploits dangereux, ou encore un individu courageux et intrépide. Ça à d’ailleurs inspiré la rampe de skate présente sur scène. En anglais, il m’évoque immédiatement The Way Things Go, l’œuvre de Peter Fischli et David Weiss dans laquelle le mouvement d’un objet déclenche celui d’un autre dans une succession infinie. Mais à l’intérieur d’une cascade les choses ne tombent pas forcément, elles peuvent aussi monter, comme c’est le cas dans The Way Things Go ; ce qui s’y présente invariablement, en revanche, c’est une interruption ou une perturbation. Au départ nous travaillions surtout sur ce concept d’interruption, de perturbation, ce qui nous a amenés au rythme en tant qu’outil pour en arriver à une cohérence, un ancrage. C’est là qu’est intervenu Brendan, le compositeur. Le mot cascade a aussi pris un sens personnel spécifique. On pourrait dire qu’un cycle de vie, ou même juste une journée, est comme une cascade d’événements, d’arrêts et de nouveaux départs. Et finalement, la pièce propose une cascade de temps et d’âges différents, car j’ai demandé à mon frère Davis Freeman de participer aux côtés d’interprètes beaucoup plus jeunes. Pieter Ampe fait figure de pont entre les membres les plus âgés et les plus jeunes de la distribution. Tous ces éléments étaient présents au départ du processus. Et puis, bien sûr, est intervenue la pandémie et donc une interruption forcée, bien réelle. Soudain, il nous a fallu transposer l’aspect physique dans un espace virtuel.
La pièce contient plusieurs textes. Il y a d’abord un long discours de Davis, qui dit à peu près ceci : « Tout monte et redescend. Vous êtes arrivés, mais vous n’êtes peut-être jamais partis. Une certaine continuité est difficile à trouver. Ce qui se passe n’est pas du tout inspirant. Mais gardez la foi. » D’où vient ce texte ?
Il a été conçu comme une manière de dire « soyez les bienvenus, maintenant que vous êtes revenus ». C’est lié d’une certaine façon à la rampe de skate sur scène ; on peut la voir comme un élément d’un parc à skate, mais aussi comme un portail vers un autre monde. Le discours était le résultat de nos conversations sur le fait de tourner en boucle, de briser les schémas, de s’arrêter et de repartir. Davis a écrit à propos de tout cela un texte que Tim Etchells a ensuite retravaillé. Cet exposé est important, car Davis est une espèce d’hôte ou de narrateur de l’univers sur le plateau, mais au lieu d’en être détaché, il est entièrement immergé dans l’action et l’expérience de ce monde.
Le plateau rappelle souvent la scène d’une catastrophe, ne serait-ce qu’à cause des débris, des rochers éparpillés ou accrochés dans des filets. À la fin, il y a aussi un incendie cataclysmique dans le fond et les interprètes semblent devenir fous. Ça m’a fait penser aux inondations désastreuses en Belgique et en Allemagne à cette même période. Mais vous n’auriez pas pu les prévoir.
Oui, il y a certainement une atmosphère de lendemain qui déchante, ou du moins un sentiment du genre « mais qu’est-ce que je fais là ? ». C’est ainsi que nous vivons aujourd’hui. Les représentations de la pièce ont été annulées à plusieurs reprises, par exemple, comme si désormais les annulations sont « la norme » et qu’on doit donc s’y plier. Mais c’est une flexibilité forcée, l’improvisation nous est imposée. À une échelle supérieure, il faut se demander comment nous allons résoudre la situation. Où se situent nos points de repère ? Les rochers au premier plan sont comme des spécimens d’une réalité naturelle opposée à la réalité cosmique qui s’effondre à l’arrière-plan. On pourrait comprendre la pièce comme un récit épique sur des extraterrestres qui arrivent sur Terre. Ils ne veulent pas partir de l’idée qu’ils comprendront cette planète, mais osent cependant l’espérer. Ce sont les protagonistes d’une situation qui n’est pas dramatique, mais ils veulent croire qu’il y a bien un dessein. Pour l’une ou l’autre raison, ils continuent de croire aux formes, même si elles se sont perdues, ils continuent à chercher des indices et des liens. En dansant, au travers de structures rythmiques, ils découvrent des manières différentes, complexes de faire l’expérience du temps et des formes, et ils apprennent à s’adapter à d’autres approches du temps.
Mais vous ne les présentez pas littéralement comme des extraterrestres.
Non, je n’ai pas voulu faire ça. J’ai cherché à créer des espaces où leurs doutes et incertitudes pourraient se manifester, sans y donner une forme narrative. À la fin de la première moitié de la pièce, les danseurs inventent ensemble une espèce de rituel disco extraterrestre forcené, ils se tuent presque à la besogne. On pourrait le voir comme une évocation de la tendance de notre génération à privilégier le travail avant toute chose, de notre conception du progrès et de l’accomplissement. Après cette scène a lieu un revirement. Pieter Ampe dit un texte dans lequel il affirme vouloir parfois trop bien faire. En abandonnant ses attentes, il parvient mieux à s’ouvrir aux rapports humains et à la collaboration. Ce sentiment de vulnérabilité imprègne toute la seconde moitié de la pièce. Il suscite de nouvelles possibilités, tout en rendant les choses plus complexes, car il oblige à se demander quelles convictions ou images il faut laisser tomber. Ce groupe peut être vu comme une communauté déracinée qui cherche comment déchiffrer sa situation précaire avec les moyens dont elle dispose. Cela fait aussi écho, d’une certaine façon, à ce que nous avons vécu en travaillant au théâtre pendant presque un an et demi sans jamais voir un public. Nous nous sentions terriblement seuls et pourtant nous avons persévéré, car nous étions confiants qu’à la fin, toute cette énergie produirait un résultat formidable.
Chorégraphie Meg Stuart. Créé avec et interprété par Pieter Ampe, Jayson Batut, Mor Demer, Davis Freeman, Márcio Kerber Canabarro, Renan Martins de Oliveira, Isabela Fernandes Santana. Scénographie et lumière Philippe Quesne. Dramaturgie Igor Dobricic. Composition musicale Brendan Dougherty. Musique live Philipp Danzeisen et Špela Mastnak. Costumes Aino Laberenz. Texte Tim Etchells / Damaged Goods. Photo © Martin Argyroglo. Traduction par Martine Bom.
Meg Stuart présente Cascade le 11 mars au Festival Conversations / Cndc – Angers.
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