Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 10 mai 2023
Guidées par un goût certain pour la métamorphose, les chorégraphes Chandra Grangean et Lise Messina aiment jouer avec leur apparence, se glisser dans la peau de personnages à l’aide de masques, d’artifices et de maquillages. Inspiré par le travail de Cindy Sherman et Nadia Lee Cohen, leur première création REFACE attise la notion d’identité en explorant notre capacité de transformation et de se glisser successivement dans la peau d’une myriade de personnages et de figures par mimétisme. Entre le principe du cadavre exquis et celui du morphing vivant, le binôme imagine un effeuillage facial hypnotique et illusoire à partir d’une multitude de références visuelles puisées dans le cinéma et l’art visuel. Dans cet entretien, Chandra Grangean, Lise Messina et Martin Malatray-Ravit partagent les rouages de leur travail et reviennent sur le processus de création de REFACE.
Chandra, Lise, pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre binôme artistique, sur vos affinités et votre envie de développer une recherche ensemble ?
Chandra Grangean & Lise Messina : Le collectif est né en 2020 avec le début des recherches de REFACE. Néanmoins, nous avons commencé à collaborer ensemble dès 2016, après s’être rencontrées durant nos études à Lyon. Pendant quelques années, nous nous sommes permis des temps d’exploration sans but précis. L’idée était de se partager des compétences, des références et de d’expérimenter ensemble sans perspective de production. Progressivement, d’autres collaborateur·ices ont rejoint ces temps de laboratoires, notamment Martin Malatray-Ravit, musicien et compositeur de REFACE. Nous avons donc initié REFACE à deux mais c’est bien-sûr une création à trois, où chacun·es vient avec ses outils et nous les partageons de façon horizontale. En parallèle, Le collectif les Idoles fait partie d’une plateforme artistique, La Feat, où différents collectifs s’organisent ensemble pour mutualiser leurs moyens. Pour le moment, La Feat compte trois collectifs/compagnies : DIKIE ISTORII (porté par Tom Grand Mourcel et Vera Gorbatcheva), Hoods Flakes (porté par douze artistes) et le collectif Les Idoles. L’envie première de cette plateforme est de s’organiser en réseau, créer un espace d’entraide symbolique, horizontal et effervescent. Elle laisse chaque artiste indépendant dans sa démarche et ouvre des espaces d’échanges artistiques, administratifs et logistiques. Différentes disciplines et points de vue s’y croisent. Elle a pour envie de s’ouvrir à d’autres artistes, collectifs ou compagnies émergentes, ayant une volonté de se lancer dans la création.
Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Chandra Grangean & Lise Messina : Tout d’abord, nous avions une affinité commune : se maquiller, se déguiser, se transformer, se dire que l’on peut changer son apparence, se jouer de soi, tromper celui ou celle qui nous regarde… C’est avant tout une pratique très ludique, une sorte de jeu très libérateur, que nous adorons faire ! Nous nous sommes donc mises à copier, imiter des visages, des mimiques, des postures, des façons de parler, etc. Nous nous inspirons de nos idoles, de nos ami·es mais aussi de nos fantômes et de nos fantasmes. Ces « jeux » sont aussi pour nous un endroit de réflexion autour de la notion d’identité : qu’est-ce qui fait que je suis moi ? Est-ce que quelque chose me suit et me poursuit ? Qu’est-ce que je donne à voir de moi-même ? Qu’est-ce que l’autre en face de moi perçoit de moi ? REFACE est notre première création et ce projet nous a permis de donner une première forme à tous ces questionnements autour de l’identité.
Pourriez-vous retracer la genèse de cette première création ?
Chandra Grangean & Lise Messina : Pour REFACE, nous nous sommes focalisées non pas sur ce que l’on a de fixe et d’établit en nous mais sur le fait qu’il y a du mouvement partout et en permanence. Notre corps, nos émotions, les relations, la flore, la mémoire, notre rapport à l’Histoire, ne cessent de changer à chaque instant… Tout est pris dans une sorte de grand mouvement permanent et incontrôlable. Le livre Les Transformations silencieuses de François Jullien a été une ressource sur le sujet. Nous voulions donc mettre en lumière dans REFACE les micro-changements, les micro-transformations et métamorphoses invisibles mais permanentes qui transforment et façonnent ce que l’on est et notre environnement. Nous avons travaillé sur ces micro-changements à l’échelle intime, sur comment notre corps, notre posture, notre visage se transforment en permanence, sans même que nous nous en apercevions.
Votre recherche s’est en partie basée sur une collection d’œuvres photographiques et de films. Pourriez-vous partager quelques-unes de vos références ?
Chandra Grangean & Lise Messina : Nous avons réalisé pour REFACE une banque d’images et de films assez conséquente. Dans un premier temps, l’idée était de se partager des références esthétiques, de composer une sorte de vocabulaire visuel commun. Nous cherchions les portraits de nos idoles, on faisait des photogrammes de nos films favoris. Nous nous sommes ensuite focalisées sur trois binômes cinématographiques. Ils étaient pour nous le symbole de l’ambiguïté identitaire, de l’ambivalence relationnelle. Le binôme étrange d’Only Lovers Left alive (2013) de Jim Jarmusch : Adam et Eve, couple de vampires androgynes, traversant les époques et tentant inlassablement de passer inaperçu·es et de s’adapter au rythme humain. La figure du vampire dans toute son ambivalence nous a plus largement intéressée : son côté horrifique et grotesque, son visage à la fois soigné et déformé, mais aussi le double jeu de séduction/agression qu’il instaure avec ses victimes. Ensuite nous nous sommes intéressés au couple de Betty/Diane et Camilla/Rita dans Mulholland Drive (2001) de David Lynch : Camilla/Rita devenue soudainement amnésique cherche une reconstruction identitaire dans sa relation énigmatique et corrosive avec Betty/Diane. Enfin, c’est la relation d’Elisabeth Vogler avec son infirmière Alma, dans Persona (1967) d’Ingmar Bergman qui nous a passionnés. Et comme ces personnages de films, nous nous amusions à usurper une identité, à se prendre pour quelqu’un d’autre, à se perdre dans des histoires…
Comment avez-vous abordé chorégraphiquement ces références ?
Chandra Grangean & Lise Messina : De façon très pragmatique, nous avons analysé les images avant de nous exercer à les reproduire, à simuler des postures, des regards, différentes intentions, une expression propre à tel ou tel personnage. Puis parfois, nous sommes allées plus loin, en déformant nos visages et notre corps avec des postiches pour effacer nos traits et se perdre dans des personnages. Nous avons collaboré avec la maquilleuse Chloé Herouart qui nous a aidées à trouver des matériaux plastiques qui transforment nos visages. Nous avons cherché un maquillage réutilisable et transformable à l’infini. C’est après de nombreux tests (latex, cire, ballons, glycérine) et beaucoup de tutoriels de maquillage que l’on a trouvé par hasard le sparadrap micropore, un adhésif qu’on trouve en pharmacie. Les travaux photographiques de Nadia Lee Cohen et de Cindy Sherman ont profondément nourri notre démarche. Adeptes de l’autoportrait, elles se travestissent, se déguisent, se mettent en scène, se déforment pour apparaître sur chaque photo méconnaissable par rapport à la précédente. Nous aimions aussi le côté grotesque, absurde et étrange de ces photos.
Pourriez-vous revenir partager le processus de création chorégraphique ?
Chandra Grangean & Lise Messina : Nous étions attirées par les identités étranges et vaporeuses des films de Bergman de Lynch et de Jarmusch ainsi que par les travaux photographiques de Cindy Sherman et de Nadia Lee Cohen. À travers des exercices de dissociations (visages /corps), nous avons tenté de nous perdre dans le visage de ces idoles, de simuler leurs regards, leurs expressions et leurs postures. Une fois notre banque d’image mise en corps, nous avons imaginé des trajets de corps et de visages pour passer d’un personnage à un autre. Nous nous sommes exercées à une sorte de morphing physique et vivant. Nous avons également imaginé des figures sur le principe du puzzle : récupérer le visage de Tilda Swinton dans Only lovers left alive, la posture de Liv Ullmann dans Persona et l’émotion de Rossy de Palma dans Kika. Une grande partie de l’écriture physique de REFACE est née de ces cadavres exquis. En faisant évoluer nos postures et nos visages, différents personnages toujours ambivalents apparaissent : humains, animaux, personnes âgées, enfants, monstres, etc. Nous aimons voir REFACE comme une sorte d’effeuillage facial hypnotique et illusoire.
Martin, l’environnement sonore et musical occupe une place essentielle de la dramaturgie. Pourriez-vous revenir sur votre travail et le processus musical de REFACE ?
Martin Malatray-Ravit : Les premières questions qui se sont posées étaient inhérentes à toute création musicale pour la danse : quelle place celle-ci doit-elle prendre dans le récit narratif de la pièce ? Est-elle un soutien dramaturgique pour la danse ? Doit-elle servir de repère rythmique pour les interprètes ? Etc. Nous avons donc débuté nos recherches par des enregistrements en studio (bruitages, sons d’ambiances, voix, mélodies…), toujours en gardant à l’esprit l’aspect « cinématographique » de nos recherches. Puis nous les avons mis en jeu avec les corps et nous nous sommes rendu compte, par exemple, qu’une mélodie trop « teintée » harmoniquement plaquait sur les corps de manière trop franche un état ou une émotion. La pièce étant construite principalement sur l’imaginaire de Lise et Chandra et sur les multiples lectures possibles par le public, il nous paraissait important que la musique « n’impose » pas un imaginaire. Nous sommes donc revenu·es à un environnement plus bruitiste, plus « neutre » harmoniquement. De ces recherches sont nés des « espaces sonores » tantôt reconnaissables, pour signifier un état (l’attente, la folie, etc.), tantôt plus indéfinissables, plus électro-acoustiques, pour laisser l’imaginaire du public prendre le pas et lui permettre de se créer sa propre histoire. Des dialogues ré-enregistrés, extraits de certains de nos films références, ponctuent cette longue évolution en y créant contre-point, cassures et reliefs… Le tout spatialisé de manière à ce que le public et les performeuses soient immergés dans le même espace sonore, un espace de proximité, tantôt intime, et parfois immense.
Conception Collectif Les Idoles, interprètes Chandra Grangean et Lise Messina, création musique live Martin Malatray-Ravit, conception maquillage Chloé Herouart, création costumes Lucie Grand Mourcel, regards extérieurs Natacha Kierbel et Tom Grand Mourcel, aide à la composition Jacopo Greco d’Alceo, création lumière et scénographie Johanna Thomas. Photo Tom Grand Mourcel.
REFACE est présenté les 12 et 13 mai au Théâtre Public de Montreuil dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
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