Par Alice Gervais-Ragu
Publié le 30 septembre 2020
Confectionnée par la nouvelle équipe du Dancing CDCN Dijon Bourgogne-Franche-Comté, la 21e édition du festival in situ Entre Cour et Jardins pose ses valises dans le Jura le temps de trois week-end. Après une première escale à Salins-les-Bains et avant de se clôturer dans quelques jours à Arbois, le festival s’est installé deux jours à Poligny accompagné par une poignée d’artistes. Récit d’une journée de déambulation en pays polinois, au gré d’une fortune météorologique aléatoire.
DD Dorvillier, Untitled Landscape Poligny
Le vent se lève doucement. Les spectateurs s’assoient en surplomb de la Promenade Croichet de Poligny, sous les marronniers dont les fruits, arrivés à point de maturité, tomberont sur eux tout au long de la performance – sans dommages néanmoins – au gré de l’intensité du vent. Des feuilles de papier blanc se balancent, accrochées en l’air côté cour. Au sol, sur les graviers mêlés aux feuilles déjà rousses, serpente une cordelette faite d’assemblage de divers tissus. La chorégraphe DD Dorvillier apparaît vêtue d’un bermuda léopard, se saisit de la cordelette qu’elle jette et qui retombe, lestée par un plomb. La danseuse va enchaîner 28 courtes séquences dansées, des « one-minute-dance », chronométrées musicalement par les sons du compositeur Sébastien Roux créés en temps réels à partir de la partition d’une précédente création commune.
DD Dorvillier éprouve le mouvement des voiles de la cordelette en lançant cette dernière en de multiples directions, qui peuvent sembler aléatoires mais dont on découvre au fur et à mesure qu’elles organisent l’espace au millimètre près. Les sons, dispersés en divers endroits, créent des situations instantanées avec les mouvements du corps de la danseuse, autant qu’avec les matières de papier et tissus disposés dans l’espace de la Promenade. L’artiste a parfois l’air de découvrir ses propres régimes perceptifs à mesure qu’elle accomplit ses séquences. Son regard traverse l’assistance et semble l’informer de ce qu’elle éprouve à l’instant. Chaque découverte qu’elle fait semble se prolonger en une forme de vie jusque-là demeurée invisible.
L’espace bientôt sature de milieux vivants de toutes sortes, qui s’entrecroisent et se chevauchent, s’étirent et s’éclaboussent, peut-être bien au-delà de l’espace dessiné par les arbres, les feuilles de papier et la cordelette de voilages, peut-être jusqu’aux montagnes devinées à l’horizon. Et là, encore, allongée soudain en position d’accouchée, quel nouveau milieu vivant la chorégraphe donne-t-elle à naître ? Ici, embarquée dans une toute petite suite de pas, les jambes comme lancées en plein caprice d’enfant, un feu semble crépiter précipitamment. Par-là, sous cet arbre, elle a l’air d’autoriser son corps à se fondre avec le vent. Elle se met à hululer, puis glapit, monte sur les socles que font les bancs de la Promenade, frotte résolument l’air avec ses épaules. Le corps de DD Dorvillier recouvre des espaces à géométrie variable, il en est d’immenses et infinis qui tout à coup se mettent à en côtoyer de minuscules, dont l’intimité restait inaccessible, indécelable, il y a une seconde à peine. Au loin la cloche de l’église sonne.
Céline Larrère / Morula, SAFARI
Le vent s’est comme suspendu, et plus personne n’y pense. Le SAFARI de Céline Larrère commence dès la montée, par petits groupes de spectateurs, dans des minibus les emmenant déambuler en pays polinois. Partant de la base de campement du festival située au cœur de Poligny, très vite le minibus atteint des routes de pleine campagne de plus en plus étroites, bordées de collines jurassiennes parsemées de vaches. A peine a-t-elle posé le pied à terre qu’un chasseur cueille l’assistance par mille questions : qui êtes-vous, que faites-vous, pourquoi venez-vous là, et pour quelle raison n’ai-je pas le droit de chasser par ici ? L’une des organisatrices du festival explique qu’en raison de la performance se déroulant dans ledit champ, la chasse – dont la saison bat son plein – a été interdite ici tout le week-end, et que l’un des chasseurs est venu voir en personne ce qui l’empêchait de chasser.
Tout le monde est invité à pénétrer dans le champ, à partir duquel chacun pourra retirer son masques – à condition de respecter les distances réglementaires avec ses camarades de safari et/ou les performeurs. Ces derniers occupent différents espaces du champ, des buissons, des collines, des prairies… “Vous les trouverez” prévient l’organisatrice. Chacun avance, au gré de ce que ses yeux voient ou cherchent.
Une jeune femme en T-shirt rouge dévale à toute allure la pente d’une colline, précipitée par moult petits sauts agiles évoquant vaguement une danse traditionnelle, villageoise et dynamique. Tout en fonçant dans son infinie diagonale, elle lance parfois sa tête en direction des nouveaux arrivants comme des coups furtifs de bec d’oiseau. En même temps une vache pousse un beuglement, ce qui semble avoir le don de relancer la jeune femme encore plus allègrement dans sa course, et provoque comme une réponse un cri humain au lointain.
Tandis que les spectateurs ne cessent d’avancer, une autre femme apparaît, en vert, la présence de l’assistance la pose, elle entre dans un espace d’effleurement infiniment délicat du paysage, qu’elle semble caresser de la pointe de son nez, autant que lui, le paysage, paraît la cajoler en des zones secrètes. Cette soudaine impression d’intimité fait s’asseoir au sol quelques-uns, certains ont continué encore plus loin, on peut les deviner encore par les tâches colorées que font leurs vêtements sur l’herbe du bocage.
En face, un arbre majestueux, surplombe tous les autres. Dessous, encore une femme, en jaune, qui tournoie, pose, brandit un bras rectiligne, s’immobilise, puis tournoie à nouveau comme si c’était autour d’un feu de camp. Encore un cri humain parti de quelque fourré, qui tient plusieurs secondes et puis s’égrène en notes hachées.
Un peu plus haut, dans la montée de la colline desséchée par l’été récent, un homme en noir dessine une équerre de son buste plié aux hanches, et dont la tête a disparu dans les hautes herbes. Au moyen de mouvements pivotant, il fait tranquillement descendre l’équerre que fait son corps jusqu’à la femme à l’arbre avant d’être rejoint par les autres performeurs. Ensemble ils forment une ligne, puis la défont, quelquefois se regroupent en tas et se mettent à commenter leurs états, ou leurs gestes, en rient, et se lancent dans quelque galopade instantanée… Le temps est passé, et alors à regret et nonchalamment, le groupe quitte le champ pour rejoindre le minibus. Plus loin toujours les beuglements des vaches, et les pétarades des fusils de chasse, partant des forêts alentours.
Noé Soulier, Passages
Le vent s’est fait tonnerre, des gouttes grosses comme une attente se sont mises à tomber. Après avoir traversé le bourg au pas de charge, la troupe de spectateurs arrive à une place située devant un monument religieux, et s’y groupe en s’asseyant comme elle le peut. Un danseur fend l’air en ligne droite, en dépit de la bourrasque en progression constante. Tandis qu’il s’arc-boute en des statiques précarisées par le sol glissant, deux danseuses le rejoignent. La danse est ici construite par modules, eux-mêmes issus de matériaux chorégraphiques précédemment explorés mais non utilisés pour des pièces antérieures. Ces modules, que le chorégraphe Noé Soulier définit comme « une partie secrète du répertoire », et qui existent de manière indépendante, peuvent ainsi s’adapter à toutes conditions et à tous milieux. L’écriture chorégraphique repose ici sur une maîtrise technique affirmée, et doit instantanément trouver les conditions de son exécution. En milieu automnal pluvieux comme aujourd’hui, un appui initial devient un dérapage, le contact des peaux entre elles intègre la pluie dégoulinante, le saut se confond avec un sursaut de surprise causé par le tonnerre. Dans le public, en l’absence de parapluie, certains ont mis leur masque sur la tête. Les danseurs rient aux éclats, peut-être que la situation leur suggère d’autres mouvements, et qu’ils se sont mis à viser des buts inédits. Passages est prématurément interrompu par le directeur du festival, qui s’est mis à craindre pour les danseurs. Tout près et très fort, l’orage gronde.
Une bonne masse solaire, parcourir et tresser
Tout n’est plus qu’eau déchaînée à Poligny. Toujours masqués, trempés, les spectateurs gagnent l’abri du kiosque à musique de la Promenade Croichet puis s’installent sur des petits coussins posés au sol. Ambre Lacroix et Kaspar Tainturier-Fink, le binôme du collectif Une bonne masse solaire, sont assis l’un à côté de l’autre et tiennent en main une gigantesque pièce de tissu. Présents sur l’ensemble des week-ends du festival et invités par le Dancing en résidence pendant un mois, ils ont tissé sur la toile de lin chaque sillage arpenté durant leur exploration du territoire jurassien. Il s’agit d’un travail en cours, durant lequel les trois week-ends du festival constituent alors autant d’étapes – chacune respectivement intitulée recommencer et parcourir, parcourir et tresser, tresser et tendre – où leur broderie-cartographie est rendue publique et performée. Parcourant de leurs doigts chaque ligne brodée, ils racontent minutieusement les rivières, les minuscules cours d’eau, les nids d’oiseaux, les roches acérées, les histoires glanées au fil de leurs périples. Quelquefois, ils relatent un lieu qu’ils n’ont pas encore eu le temps de broder, ou encore évoquent un endroit hors cadre, qui fait monter leurs mains très au-delà de la toile de lin, précipitant le récit dans une autre sphère spatio-temporelle. Parcourir et tresser produit alors un entrecroisement complexe et sensible entre lignes effectives brodées et lignes fictionnées, production de savoirs tangibles et fantasmes géologiques… Depuis ces maillages multiples, bouche bée et yeux plissés, chacun se met soi-même à former ses propres cartographies intimes du territoire, peut-être à son insu. Ici la pluie crépite, et la nuit tombe sur Poligny.
Photo © Bruno Fournier.
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