Par Wilson Le Personnic
Publié le 30 novembre 2018
Travaillant à la lente déconstruction de mythes culturels, qu’elle creuse et qu’elle tord, la chorégraphe Maud Blandel convoque des références issues aussi bien de l’anthropologie, de l’histoire de l’art et des cultural studies. Sa dernière création Lignes de conduite, dans la continuité de sa recherche autour des pratiques chorégraphiques traditionnelles devenues aujourd’hui « mainstream », réinvesti l’histoire de la tarentelle. Rituel thérapeutique populaire du sud de l’Italie vieux de plusieurs siècles, le tarentisme était initialement un pratique purgatoire destinée à guérir par la transe des femmes mordues par des tarentules. Prenant la forme d’une catharsis généré par la musique, ce rite de guérison païen s’est ensuite vu réapproprié par la religion catholique, lorsqu’elle a gagné du terrain dans le sud de l’Italie (avec pour dessein d’obtenir la grâce de Saint-Paul) avant d’être récupéré et médiatisé par une industrie touristique avide de folklore depuis les années 2000.
Du profane au sublime teinté de sacré, il n’y a parfois qu’un pas. Hissée à bout de bras par quatre danseuses à l’avant scène, une lourde cloche d’église flotte au centre du plateau. La chorégraphe orchestre une rigoureuse partition minimale, qui exige des quatre danseuses une éprouvante endurance : pieds nus et longs cheveux lâchés au vent, elle exécutent une ronde inexorable, ponctuée de temps à autre de variations et de pas de côtés. L’espace est mis en tension par leurs déplacements synchrones autour de cette cloche d’où émane un fin nuage de fumée. Sur son contour est gravée une locution latine : « In girum imus nocte et consumimur igni » (Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu). Comme une parole prophétique, une formule magique, elle exécutent la partition, consumées par le brasier de la danse, jusqu’à leurs derniers souffles. L’expérience de la chorégraphie ouvre ici un véritable espace de purge, empreint d’une beauté à la fois formelle et mystique, mais insistant néanmoins sur un partage sensible et perceptif.
Du folklore au royaume entertainment
Avec sa précédente pièce Touch Down, Maud Blandel s’attaquait à l’une des grandes icônes populaires américaines : la cheerleader. En costumes stéréotypées, cinq jeunes femmes aux sourires figés y épuisaient une partition chorégraphique cliché et mécanique au rythme du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Une potentielle danse du sacrifice ? La chorégraphe répond : « Le cheerleading c’est devenu ça aujourd’hui : combler les temps morts. Je trouvais cet idée intéressante parce que ça dit quelque chose de la société du divertissement. J’avais cette idée que les cheerleaders était sans doute les nouvelles victimes sacrificielles du royaume entertainment »
Quel est le point commun entre le cheerleading et le tarentisme ? Si Touch Down et Lignes de conduite mettent en exergue une écriture formelle des corps dans la puissance de l’unisson, les deux opus sont également sous-tendu d’une même recherche autour de la mise en représentation des phénomènes de spectacularisation : « Ces deux pratiques impliquent l’idée d’une communauté ou d’un corps social et supposent toujours une mise en spectacle : des gens qui font quelque chose et d’autres qui regardent. C’est l’évolution de cette mise en spectacle qui m’intéresse : qu’est-ce qui fait spectacle aujourd’hui ? La façon dont on spectacularise certaines pratiques aujourd’hui peut être un témoin ou un révélateur d’un contexte politique, social, moral et esthétique. »
Dans les pas de la tarentelle
De sa prime dimension thérapeutique jusqu’à son aspect contemporain festif, le tarentisme permet de rendre compte de tout un processus d’évolution des rapports de forces sociaux et continue d’alimenter les fantasmes. Immortalisé dans l’édifiant documentaire La Taranta de Gianfranco Mingozzi en 1961, qui résulte d’une expédition dans les Pouilles en Italie, avec son lot d’images saisissantes de tarentulées en plein rituels de guérison au milieu de foules de spectateurs, la tarentelle continue d’animer les rassemblements et les fêtes du sud de l’Italie. Mais exit le traitement de pathologies hystériques féminines teinté de mysticisme religieux, elle n’a désormais plus d’autres vocations que de divertir et de réunir la communauté dans une ferveur collective, dans le simple plaisir de danser ensemble. Souvent évoquée de façon anecdotique, cette origine ne sert plus aujourd’hui qu’à alimenter le folklore et les mythologies charriées par cette danse, aujourd’hui patrimoniale. Son mystère, sa magie, son énergie enivrante continue d’attiser la curiosité des historiens et des anthropologues et d’exercer une fascination auprès de son public.
Pour retourner aux sources mêmes de la danse, la chorégraphe est partie dans un premier temps dans le sud de l’Italie pour assister au festival médiatique La Notte della Taranta qui se déroule chaque été dans le Salento (l’extrémité sud-est de la région des Pouilles) : « Il s’agit d’une succession de concerts, de danses, destinés au public mais aussi faites pour la télévision. Il y avait une foule incroyable, c’est devenu au fil des années un grand rendez-vous touristique avec énormément de gens qui viennent de toute l’Europe. » L’artiste poursuit ce qu’elle nomme une « fausse enquête de terrain » avec la danseuse Maya Masse à Rome et Naples où elles rencontrent plusieurs danseurs locaux de tarentelle, qui leur en apprennent les rudiments : « L’idée de ce voyage était d’apprendre rapidement les pas pour ensuite les mettre en pratique en allant danser pendant les fêtes populaires qu’il y avait en Sicile à ce moment là… C’est une danse encore très pratiquée par la génération précédente. Parfois le soir, sur la place publique d’un village, nous étions seules à entamer la danse, puis des italiens se présentaient spontanément pour danser avec nous…»
Rituel transgressif
Étudier pour mieux tordre et déconstruire, telle est la méthode de Maud Blandel : « Je ne me sens pas du tout dans la recherche de mouvements, par contre travailler sur des pratiques existantes qui impliquent déjà des modalités et un vocabulaire à travers de nouveaux outils de composition et d’écriture m’intéresse. » Ce déplacement, la chorégraphe l’opère en modifiant le cadre dans lequel la danse est habituellement présentée : alors que la tarentelle est traditionnellement encouragée par une musique stridente mêlant tambourin et violon, le quatuor est ici accompagné par une mélodieuse harmonie cristalline de carillons élaborée spécialement pour l’occasion par le compositeur de musique minimale Charlemagne Palestine. Superposer les pas empruntés à une tradition païenne et cette musique aux accents liturgique vient alors troubler les signes qui s’en échappent. L’espace de divertissement ainsi créé revendique une nouvelle filiation religieuse catholique et auréole la performance d’une dimension sacrée.
Si ces deux notions sont à première vue antinomiques, c’est la question de la ritualisation des pratiques qui permet de lier ces deux phénomènes anthopologiques : « Qu’ils aient un caractère sacré ou non, nous observons toujours aujourd’hui de nombreux rituels. Ils s’organisent tous dans un temps donné pour le corps social, c’est un espace offert pour le chaos ou pour d’autres types de comportements transgressifs. » La question du corps féminin est d’ailleurs indissociable de ces questions du sacré ou de la religion, ce corps si souvent condamné à la « dévotion », remarque Maud Blandel. Le souffle et la respiration des danseuses deviennent audibles et illustrent l’effort d’une chorégraphie fougueuse. La chorégraphie de Lignes de conduite autorise en effet à envisager l’épuisement du corps comme une potentielle délivrance… Sans doute est-ce là le coeur du projet de l’artiste : l’assomption d’une ambiguïté des corps en train de se purger, au travers d’une machinerie culturelle et sociale dans lesquelles transparaît une véritable puissance et une grande autonomie. Une danse à corps perdus donc, mais une danse libératoire.
Vu à l’ADC Genève. Concept et chorégraphie Maud Blandel, collaboration à l’écriture chorégraphique Maya Masse. Musique originale Charlemagne Palestine. Arrangements musicaux Clive Jenkins. Scénographie Karim Bel Kacem. Lumière Jean-Philippe Roy. Direction technique Hugo Frison. Avec Gabriela Gómez Abaitua, Maya Masse, Romane Peytavin, Caroline Savi Marsalo. Photo Margaux Vendassi.
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