Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 novembre 2023
Inspiré par le Moyen-Âge, le collectif Foulles revisite l’imaginaire médiéval à la recherche de nouveaux récits en marge de l’Histoire officielle. Guidé par un goût certain pour le grotesque et l’absurde, le collectif explore et questionne les notions d’identité et de genre à travers des archives et vestiges de cette époque qui regorge encore d’histoires et de figures oubliées. Dans cet entretien, le collectif Foulles partage les rouages de leur travail et revient sur le processus de création de Medieval Crack.
Votre Collectif Foulles à la particularité d’être portée par plusieurs danseur·euses et chorégraphes. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre artistique, vos affinités, et le désir de développer une recherche ensemble ?
Délia Krayenbühl : Il s’agit avant tout d’une amitié. Nous nous sommes rencontrés durant nos études à La Manufacture, Haute école des arts de la scène, à Lausanne. Lorsque nous avons commencé à collaborer, il a été clair pour nous qu’on trouvait dans le travail collectif une façon d’être ensemble et d’être au monde qui demandait à être constamment remise en question selon les désirs de chacun·e·x, en confrontation ou en résonance avec ceux des autres.
Collin Cabanis : Nous portons un intérêt particulier au soin interpersonnel dans nos créations, dans lesquelles nous offrons au public une forme de nos intimités et affinités. De plus, la frontière entre travail et vie social/privée étant poreuse, nos recherches prennent de fait source autant dans nos interactions extra-professionnelles qu’au studio, d’où la présence de l’humour dans nos créations, qui nous tient beaucoup à cœur.
Comment s’organise la dynamique de votre groupe ? Pourriez-vous partager les grandes réflexions qui circulent dans votre collectif ?
Collin Cabanis : Étant un collectif de cinq personnes, nous prenons évidemment beaucoup de temps à trouver des moyens de communiquer, de se comprendre, de s’accorder, de lâcher prise. Nous avons aussi conscience que le contexte actuel ne favorise pas ce type d’organisation parfois trop complexe mais nous sommes certain·e·x·s de l’importance de cette résistance. Notre collectif est composé de personnes blanches, européennes, de classes moyennes ou supérieures, certains membres sont transgenre, d’autres queers, d’autres cis et hétéro. Notre recherche prend toujours comme point de départ notre positionnement identitaire, collectif et individuel.
Emma Saba : J’ai l’impression que les « grandes réflexions » qui traversent notre collectif sont les mêmes qui traversent nos vies. Nous essayons de toujours questionner le cadre dans lequel nous travaillons, comment on se partage les responsabilités au sein du groupe, comment on communique etc. Nous touxtes, les artistes interprètes, avons l’habitude de travailler dans des collectifs temporaires – les compagnies ou groupes de recherche – mais toujours sur de courtes périodes, le temps d’un projet. Penser notre collectif et notre travail à travers une temporalité indéfinie permet de se connaître autrement, de développer une autre forme de confiance, d’engager de nouvelles conversations. Tout ce travail invisible devient donc partie intégrante du travail créatif du collectif.
Votre recherche gravite autour de l’histoire médiévale. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cette période historique en particulier ?
Auguste de Boursetty : Les membres de notre collectif sont originaires de Suisse, France et d’Italie, qui sont trois pays très empreints de christianisme et d’art médiéval. Cette Histoire, ces codes esthétiques et ces dogmes de pensée ont été, à différents degrés, très présents dans nos constructions respectives. C’est en lisant Caliban et la Sorcière de Silvia Federici que nous avons découvert qu’il y avait certainement d’autres récits que ceux qu’on nous a laissé entendre sur cette période. Notamment sur l’organisation de la vie collective, la place des femmes dans la société et aussi celle des normes de genre. Nous avions l’impression que la période médiévale est souvent dépeinte comme une période sombre, triste et cruelle. Cependant, il s’agit de mille ans d’histoires et – sans pour autant prôner que tout y était parfait – nous y avons aussi vu d’autres possibilités de voir notre passé pour pouvoir imaginer d’autres futurs. De plus, l’extrême droite européenne s’approprie très régulièrement le Moyen-Âge et certains de ses symboles, notamment Jeanne d’Arc. C’était important pour nous de ne pas laisser cette période passionnante à l’extrême droite et de se réapproprier à notre manière ces histoires aussi riches que complexes.
Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de votre création Medieval Crack ?
Délia Krayenbühl : Nous avons d’abord créé A prayer before the crack of dawn (2019), une pièce qui abordait déjà l’univers médiéval. Après cette première création, nous avions la sensation que cette période regorgeait de possibilités et d’inspirations infinies et nous avons souhaité y plonger plus profondément. Lors d’une résidence en septembre 2021 à l’Espace Libre à Bienne, nous avons pu plonger de façon intuitive et éclectique dans cet univers. C’est aussi lors de cette résidence que nous avons invité le médiéviste Clovis Maillet à nous rejoindre quelques jours. Nous avons ensuite montré une forme courte de notre recherche dans le cadre du festival Week-end prolongé à Fribourg et nous avons été invité·e·x à en créer une forme longue pour le festival Belluard/Bollwerk en 2022.
Auguste de Boursetty : La rencontre avec Clovis et son ouvrage Les genres fluides au Moyen-Age. De Jeanne d’Arc aux Saintes trans ont été une pierre angulaire de cette recherche. La plongée dans cette brèche médiévale s’est faite pour nous de manière très intuitive et joyeuse. Nos points d’entrée ont été l’humour, le grotesque et l’absurde.
Clovis Maillet est historien médiéviste. Comment son expertise a-t-elle été déterminante dans la trajectoire de Medieval Crack ?
Collin Cabanis : Cette rencontre a été fondatrice et pleine d’inspirations pour tout ce qui a suivi. Clovis nous a raconté beaucoup d’histoires, tristes et drôles, de saint·es dans la période médiévale. Nos échanges lui ont aussi inspiré une vision plus légère et ludique de cette période, lui qui y était depuis plusieurs années plongé d’un point de vue d’historien et d’intellectuel. En fait, cette rencontre a ancré l’intuition que le collectif avait eu en commençant, assez naïvement, une plongée dans la période médiévale avec A prayer before the crack of dawn. Lorsque nous avons découvert les textes de Clovis Maillet, notre curiosité pour les histoires non racontées de cette période a pris tout son sens.
Emma Saba : Certains récits que nous a partagé Clovis nous ont ouvert de nouvelles pistes de recherche… Nous avons par exemple appris que, selon les époques, certaines parties du corps et comportements sociaux étaient érotisés, à différents degrés. Par exemple, au moyen âge, montrer ses chevilles ou ses genoux était un acte plus intime que de montrer ses fesses. Ou encore, s’embrasser sur la bouche n’était pas réservé uniquement aux relations érotiques mais servait aussi à sceller des contrats politiques ou économiques.
Collin Cabanis : Dans Medieval Crack nous avons incorporé certaines de ces histoires dans notre recherche car nous avons senti que ces récits devaient être racontés, réinterprétés. Par exemple, dans la pièce, nous parlons de Josephus, un saint qui est né assigné femme, a voyagé habillé en homme pour des questions de praticabilité et de sécurité dés son plus jeune âge, et qui, après avoir perdu ses parents, a continuer de vivre avec des attributs d’homme (vêtements, mode de vie), donc en tant qu’homme. Il semble qu’à cette époque, ce type d’attributs suffisaient à genrer une personne et que l’absence de barbe ou d’une voix grave ne semblaient pas poser de question. Il meurt à dix-huit dans un monastère en Allemagne et c’est durant sa toilette mortuaire que les autres moines découvrent ses uberas, les seins en latin. Il se fait alors renommer Joseph-Hildegonde. Dans la pièce, nous mentionnons des bouts de cette histoire de manière non-chronologique et légère, comme si nous racontions l’histoire d’un ami.
Vous avez travaillé à partir d’un corpus d’iconographies médiévales. Pourriez-vous nous partager certaines de vos références ?
Emma Saba : Nous nous sommes inspirés, entre autres, des fresques à l’intérieur de l’église Sogn Gieri (située dans le canton des Grisons en Suisse) qui datent du XIVe siècle, en fantasmant les scènes manquantes. Nous avons aussi travaillé sur d’autres thèmes iconographiques : La vierge de la miséricorde, St George et le dragon, etc. L’idée était de chercher comment ces représentations – humaines ou fantastiques – s’étaient ou pouvaient s’imprimer physiquement dans nos corps et dans nos danses. Nous avons aussi travaillé comment incarner la bidimensionnalité des iconographies et comment rendre vivant ces personnages figés.
Nous pouvons constater depuis maintenant quelques années un intérêt des chorégraphes pour l’histoire médiévale et sur les figures qui y ont vécu. Comment voyez-vous cet intérêt et ce retour en force de ces figures sur les scènes contemporaines aujourd’hui ?
Délia Krayenbühl : L’intérêt de ce replonger dans cette période est peut-être un désir de pouvoir réécrire l’Histoire (plus spécifiquement de l’Europe Centrale) en y intégrant d’autres récits dans nos discours et dans nos corps. C’est peut-être une tentative d’émancipation de notre futur et cherchant à raconter un autre passé. Peut-être aussi une façon de rechercher d’autre façon de vivre qui ont existé avant l’air néo-libéral et capitaliste dans lequel nous avons grandi.
Medieval Crack, concept, chorégraphie : Collectif Foulles – Collin Cabanis, Auguste de Boursetty, Délia Krayenbühl, Emma Saba, Fabio Zoppelli. Performance : Collin Cabanis, Auguste de Boursetty, Délia Krayenbühl, Clovis Maillet, Fabio Zoppelli. Montage musical : Nygel Panasco. Lumière, costumes : Collectif Foulles. Référent médiéval : Clovis Maillet. Régie : Zineb Rostom. Photo © Julie Folly Belluard Bollwerk.
Medieval Crack est présenté le 3 novembre au Spot à Sion ainsi que les 7 et 8 novembre au Pavillon ADC à Genève dans le cadre du festival Emergentia
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