Photo © Stine Sampers

Alexander Vantournhout « J’ai envie de croire qu’un nouveau chapitre est en train de s’écrire »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 30 septembre 2020

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portait les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Cette période de pause imposée a été l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec Alexander Vantournhout depuis la Belgique où il réside et travaille.

Le secteur du spectacle vivant en Belgique a traversé de nombreux phénomènes sociaux ces dernières années : des coupes budgétaires dans la culture en Flandre, #meetoo, la transition écologique… Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ?

Je suis ravi que les mouvements sociaux comme #Metoo ou Black lives matter nous amène à prendre conscience que nous avons besoin de plus d’équité et d’égalité. Le spectacle vivant en Belgique a traversé ces phénomènes sociaux mais n’en a pas été aussi impacté que j’aurais espéré. Par exemple, certains chorégraphes jugés coupables de harcèlement continuent de recevoir d’importantes aides financières annuelles de l’état. Je ne comprends pas. Quant à la question écologique, je reste pessimiste. Même après dix années de marches pour le climat, le gouvernement n’a toujours pas pris de décision sur le long terme et continue, par exemple, de subventionner 300000 voitures de fonction. D’un point de vue plus personnel, je cherche sans cesse à remettre en question l’organisation de ma compagnie Not Standing, à être attentif à ma position de chorégraphe et à l’impact autant social qu’écologique que mon travail pourrait avoir. Nous avons par exemple fait le choix de ne travailler qu’avec des collaborateurs artistiques locaux ou qui n’ont pas besoin de prendre l’avion pour les résidences de création ou les tournées. Nous avons également décidé de ne plus accepter des programmations one-shot à l’étranger mais de penser des tournées raisonnées. Désormais si nous sommes obligé de prendre l’avion, nous faisons en sorte de coordonner les programmations avec d’autres théâtres ou festivals sur place.

La crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles questions, réflexions, amené à reconsidérer votre pratique, votre recherche, etc ?

Personnellement, cette période m’a été bénéfique. J’ai pris le temps de ralentir, de cibler mes objectifs, de mieux réfléchir et de canaliser mon énergie dans des projets qui me tiennent à coeur. En tant que professeur et chorégraphe, cette crise sanitaire n’a fait que souligner des questionnements que j’avais déjà avant le confinement. Principalement la question du toucher. De nos jours, il est heureusement nécessaire de demander l’autorisation à quelqu’un avant de le toucher. Je suis toujours très attentif à cela car comme un grand nombre de personnes j’ai déjà vécu ce type d’expériences intrusives. Mais le toucher reste un outil majeur dans la pratique de la danse et dans un contexte de cours physique, je ne trouve pas nécessaire de demander l’autorisation pour toucher les pieds ou encore les poignets de mon partenaire. Je crains que ces précautions poussées à l’extrême perturbent la pratique et réduisent l’éducation sensorielle et physique. C’est déjà le cas à la NYU Tisch, New-York University de New-York. A mes yeux il est paradoxale que les gouvernements imposent des distanciations sociales mais ferment les yeux sur les transports en commun dans lesquels nous partageons des espaces et des zones de contacts très rapprochés et souvent non-choisi avec des inconnus. Comment se fait-il que les compagnies ferroviaires et aériennes puissent toujours remplir leurs trains et leurs avions sans distanciation sociale entre leurs usagers ? Le secteur des arts vivants doit être le plus raisonnable de tous et réduire ses jauges au strict minimum. La culture a peut-être été un peu trop obéissante…

La crise du Covid-19 a révélé l’ampleur de la fragilité des structures culturelles. Comment le milieu de la danse en Belgique s’est-il organisé pendant et après le confinement ?

Même si la Belgique est un état fédéral, les gouvernements wallon et flamand ne se sont pas accordés sur les mesures sanitaires prisent contre le Covid. Cette particularité a provoqué à Bruxelles des situations presque kafkaïennes car les artistes devaient constamment modifier et revoir leurs manières de travailler en fonction des consignes sanitaire de chacune des fédérations. Du côté des artistes, j’ai été heureux de voir des compagnies ouvrir leurs studios et initier des événements publics à l’intérieur même de leurs lieux de création. Les grandes structures belges installées à Bruxelles telles que Needcompany, Rosas, Ultima Vez, ont par exemple ouverts leurs portes sans passer par l’intermédiaire des théâtres. Peut être que ces initiatives donneront des idées sur des programmations alternatives dans le futur. Cette crise a également permit de mettre en évidence des problèmes profonds liés aux statuts des artistes et des intermittents. Après plusieurs réclamations et pressions dans les médias, les compagnies subventionnées – dont la mienne – et plusieurs personnalités du spectacle vivant ont été accueilli par le gouvernement fédéral. A la suite de ces concertations le cabinet ministériel a confirmé être actuellement en train de repenser la distribution des subventions et le statut d’artiste en Belgique. J’ai envie de croire qu’un nouveau chapitre est en train de s’écrire.

Avez-vous constaté des prises de conscience de la part de certains théâtres, des changements structurels ou une remise en question des paradigmes du milieu du spectacle vivant autour de vous ?

Je ne sais pas… Peut être que ces changements ne sont pas encore visible. Je déplore en tout cas ne pas avoir vu beaucoup de théâtres subventionnés prendre l’initiative de redistribuer l’argent initialement prévu pour programmer des spectacles. Alors que la rentrée vient de débuter je ne vois pas de changement significatifs ou des prises de positions fortes de la part des directions. J’ai cependant constaté que certains théâtres ont prit l’initiative de mettre en place une programmation trimestrielle. Cette programmation sur le court terme est une excellente opportunité pour les artistes. Les théâtres prévoient habituellement leurs programmations toujours très en amont et les agendas de chacun ne permettent généralement pas de mettre en place des projets spontanés. J’ai par exemple découvert il y a quelques jours une troupe de très jeunes comédiens, Camping Sunset, accompagnée par Vooruit CAMPO à Gand, qui a fait une série d’une vingtaine de dates dans un bâtiment abandonnée. Cet événement n’auraient sans doute pas pu se réaliser en tant normal.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by vos projets en cours, vos rendez-vous professionnels, vos répétitions et vos tournées. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ?

C’est encore difficile de se prononcer sur les conséquences de ces annulations et d’imaginer comment vont se passer ces prochains mois. Je peux simplement dire que ces derniers mois ont été très difficile pour la compagnie car nous avons perdu plus de soixante dates et tous leurs reports ne vont pas être possible. Face à la surcharge de travaille qu’allait produire ces re-programmations nous avons fait le choix de renoncer à de nombreuses dates et je me limite désormais à environ 70 spectacles par an. Nous sommes déjà en septembre et le rythme est de nouveau très intense. Des théâtres nous ont même proposé de jouer plusieurs fois par jour pour rentabiliser les coûts car les jauges de spectateurs sont divisées par deux ou trois. Bien sur nous refusons car les performances sont trop physiques et épuisantes pour être joué plusieurs fois à la suite. Heureusement les pièces que nous présentons se prêtent bien au contexte actuel et permettent de mettre en place facilement des distanciations entre les spectateurs. Nous avons aussi régulièrement l’occasion de présenter Screws en extérieur et je me réjouis que les théâtres se rendent compte que leur structure ne se limite pas à leur propres murs. J’espère que cette nouvelle donnée va générer davantage de propositions en plein air et que les chapiteaux vont enfin se dé-cirqu-iser pour accueillir d’autres disciplines.

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

Le spectateur joue un rôle central dans mon travail : son regard me nourrit sur scène, il me motive, me bouleverse et me transforme. J’aime lire le public mais j’ai cependant constaté durant des présentations d’étapes de travail ces derniers mois qu’il est difficile de lire un spectateur lorsque celui-ci est masqué. Je tente tout de même de rester positif. C’est presque comme dans le fameux essai d’Heinrich Von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes : c’est l’expressivité du corps qui définit à présent l’émotion. Cette situation extraordinaire nous permettra peut-être de développer notre conscience du corps dans son entièreté, et de ne plus la réduire au simple visage.

Photo © Stine Sampers