Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 28 juin 2021
Avec sa première création Système, le danseur et chorégraphe Antoine Arbeit lève les yeux vers les étoiles et s’inspire des mécaniques célestes pour composer une ronde magnétique et contemplative. Avec pour moteur la marche, le chorégraphe transpose l’organisation d’un système stellaire à travers les trajectoires mathématiques de quatre corps en mouvement. Dans cet entretien, il partage les rouages de sa recherche chorégraphique autour des corps célestes et revient sur le processus de création de son quatuor Système.
En nommant votre compagnie Ex novo, vous affirmez votre intérêt pour les courants de la nouvelle danse des années 80. Comment l’héritage de la pensée post-modernes s’infiltre dans votre recherche ?
J’ai rencontré ces courants chorégraphiques dès mon entrée dans les études supérieures en danse. D’une part, l’écriture postmoderne, qui s’empare majoritairement des fondamentaux du déplacement et du geste, positionne le corps au centre de la recherche artistique. Ce corps redevient parfois même un corps quotidien, un corps citoyen dénué du raffinement des esthétiques. Il devient alors un simple médium qui effectue des actions pratiques de déplacement, de position, de recherche autour de ses possibilités anatomiques. Cette préoccupation des post-modernes à redéfinir le corps de celui qui danse comme un corps quotidien et habituel est pour moi résolument actuel. La virtuosité ne se trouve plus dans la performance physique mais dans la capacité à révéler la beauté des plus simples instants, se raccrochant ainsi au concret de la vie publique et sociale. Ce dénuement, ce retour à l’essentiel, ouvre tout un chapitre de possibles. Cette conception de l’art chorégraphique permet de mon point de vue un renouvellement perpétuel de l’écriture du corps. Dans ce titre de compagnie, Ex Novo, on retrouve d’ailleurs très clairement cette notion de renouvellement. D’autre part, à l’épure et à l’abstraction du geste des écritures post-modernes se lie dans ma recherche les détails hérités de la nouvelle danse française, où la poésie du geste reprend une place d’importance.
Système est votre première création que vous portez avec cette compagnie. Comment cette pièce pose les bases de cette réflexion ?
Je parlais du corps quotidien et des actions concrètes comme moteur de ma recherche actuelle. Dans Système, les interprètes ont pour moteur la marche. C’est là le premier mouvement (et le dernier) que l’on peut y voir, un mouvement quotidien considéré comme universel. Ainsi, c’est avec une marche circulaire (et le déplacement qu’elle induit) que naît une série d’alignements, d’éloignements et de rencontres entre les interprètes, créant ainsi une structure spatiale évolutive, un cycle périodique qui se répète. À force de répétition émerge le geste, qui lui-même vient s’étoffer progressivement au cours de la performance. Système est donc une succession de couches d’écriture, chacune basée sur des éléments fondamentaux : l’espace, le temps, la relation, le flux, qui sont d’ailleurs des éléments fondateurs de certaines pièces contemporaines dès les années 60. C’est ainsi une approche méthodique de l’écriture chorégraphique que j’avais envie de mettre à l’œuvre dans Système : une écriture qui se suffit à elle-même, simple par la méthode mais complexe par ses combinaisons possibles, qui fait émerger un objet propice à l’immersion du spectateur devant un spectacle en transformation constante.
Vous présentez Système comme une interprétation « contemplative » des mécaniques célestes. Comment est née votre envie de travailler à partir des mécaniques célestes ?
Bien que l’immensité de l’espace m’ait toujours fasciné, c’est un événement très concret et complètement improvisé qui a fait naître ce désir de travailler cette question. J’ai participé en 2018 avec un groupe d’artistes à une période de recherche chorégraphique à l’abbaye de Royaumont, en région parisienne. Les nuits d’été étoilées y ont provoqué parfois des moments communs de contemplation et de curiosité qui sont restés ancrés dans ma mémoire. Ces instants de rêverie commune au cœur du parc de l’abbaye, d’émerveillement presque enfantin, de connexion aux immensités spatiales, m’a profondément touché. Et c’est en 2019, lors de mon retour à Royaumont, que j’ai commencé à travailler sur ce thème, choisissant ce moment de partage comme point de départ pour une création. Lors des premiers instants de travail, je me suis peu à peu détaché des objets planétaires au profit du tracé de leurs déplacements, me laissant ainsi rêver à transposer les ellipses astrales à une échelle plus humaine.
La bande son de Système provient de captations sonores réalisées par les sondes spatiales Voyager 1 et 2 dans les années 80 au-delà du système solaire. Comment cette bande son a-t-elle nourri l’imaginaire et la dramaturgie de Système ?
Cette bande-son a été très importante tout au long de la création. Elle est venue appuyer son aspect contemplatif. Nous avons commencé par écouter tous les enregistrements que nous avions à disposition (près de trois heures de nappes sonores) pour pouvoir nous inspirer des qualités de ce son si particulier. Tantôt métallique, tantôt caverneux, mais toujours dans une sorte de constance, d’équilibre, de suspension. Il a fallu ensuite passer du temps sur la sélection des extraits pour ne garder que ceux qui entrent le plus en cohésion avec l’écriture du spectacle. Ainsi, dans Système, nous entendons trois extraits différents : nous commençons par la Terre, faisons un détour par un satellite de Jupiter, Io, pour finir avec Jupiter elle-même. Cela dessine aussi une évolution dans la dramaturgie : les interprètes se mettent en mouvement, se chargent d’énergie, la libèrent et entrent en contact, se stabilisent à la manière des objets stellaires, puis réinvestissent les événements vécus dans une forme plus calme et esquissée, comme un souvenir lointain.
Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour ce projet ? Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique avec les interprètes ?
Le jeu de composition de Système est né d’une méthode d’écriture envisagée comme une fonction mathématique, où les actions engendrent des conséquences, où le mouvement s’étoffe de façon linéaire et progressive, où une saturation amène une rupture. L’écriture de l’espace est constituée d’une succession de formes géométriques, et l’écriture du corps s’organise autour de l’apparition progressive des modules gestuels, répartis méthodiquement dans une partition. Ces mouvements sont induits par les forces générées par la rotation des interprètes autour du centre de la scène : gravitation, rotations autour d’un axe, forces centripète et centrifuge, élans. Tous ces éléments dynamiques permettent un équilibre corporel, malgré un corps toujours propulsé vers l’action suivante. Chaque interprète, dont la partition corporelle se complique au fur et à mesure du spectacle, possède un espace de liberté dans les regards et les mouvements de tête, qui sont laissés libres pour lui permettre de trouver un ancrage spatial et des repères avec ses partenaires. C’est finalement une pièce très logique, où le public peut se laisser emporter dans une écriture qu’il ne comprend pas forcément, mais dans laquelle il peut avoir confiance. Cette pièce a également un aspect performatif affirmé : performance mentale pour retenir et interpréter la partition jusqu’à s’y sentir à l’aise, performance physique pour vivre et investir un geste qui ne s’arrête jamais.
Les répétitions se sont déroulées dans le contexte de crise sanitaire. Ce contexte a-t-il modifié votre pratique, votre écriture, fait émerger de nouvelles envies au plateau ?
La crise sanitaire a rendu cette création plus hésitante, plus étirée, mais peut-être plus vivante. Elle a ainsi permis plus d’ouverture d’esprit quant à sa forme, en éprouvant notre adaptabilité au quotidien. Malgré tout, les semaines de création n’ont pas été à proprement parler impactées par la crise, car nous avons pu nous retrouver au cours des confinements et continuer à travailler. Au plateau, nous nous sommes retrouvés dans un écrin préservé, où l’actualité a eu moins d’emprise. Refusant de se laisser toucher par l’impact que cette crise a eu sur nos corps, nous sommes restés fidèles à nos inspirations, à nos intérêts, à ce sujet cosmique qui évoque une sorte de continuité, hors du temps. Il nous permet peut-être de nous rattacher à autre chose, en nous rappelant que la crise n’a pas tout balayé : les astres, leurs cycles, leurs imaginaires, continuent leur course inlassable dans notre paysage commun.
La création de Système a été plusieurs fois reportée la saison dernière. En tant que jeune chorégraphe émergent, quelles sont les difficultés de créer sa première pièce dans un contexte de crise sanitaire ?
Cette création, dont les prémices sont nées en 2019, a eu un temps de maturation assez important. La difficulté est à présent d’avoir finalisé un spectacle sans pour autant pouvoir le jouer : notre dernière résidence s’est déroulée début décembre 2020, et sans se revoir régulièrement, la pièce peut s’en trouver fragilisée. Le sentiment de ne pas aboutir est assez lourd à porter, même si des représentations sont envisagées à l’avenir. Les théâtres et lieux d’accueil du public restant dans l’expectative quant à leur réouverture, et le sentiment d’être inaudibles et déconsidérés par le politique quant à la valeur de notre travail, reste un problème majeur qui contribue à la lourdeur de cette période. En tant qu’artiste émergent, il devient alors difficile de garder le dynamisme d’une première création et d’une jeune compagnie, qui mise sur une poignée d’événements pour lancer son activité. Il ne nous reste, artistes et travailleurs du secteur culturel, qu’à déplacer inlassablement nos activités dans l’espoir d’une prochaine accalmie – et prise de conscience de l’importance de nos métiers.
Chorégraphie Antoine Arbeit. Interprétation Lucie Gemon, Gaspard Charon, Pierre Lison et Elie Tremblay. Musique NASA Voyager Recordings, Symphonies of the Planets. Photo © Stéphane Bahic.
Antoine Arbeit présente Système le 3 juillet 2021 au Théâtre de Vanves dans le cadre du festival Artdanthé en collaboration avec Danse Dense.
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