Propos recueillis par Belinda Mathieu
Publié le 13 avril 2022
Depuis vingt ans, Ayelen Parolin déploie recherche expérimentale, à l’écriture ciselée et teintée d’humour. Portée par le désir de revenir au plaisir primordial de la danse, elle amorçait un nouveau cycle désinhibé et subversif avec WEG en 2019. Sa nouvelle création SIMPLE s’inscrit dans la continuité de cette recherche. Devant un tableau aux couleurs criardes qui évoque Summertime de Merce Cunningham, trois interprètes déploient une danse extravagante mâtinée de références entremêlées, pour explorer naïveté, simplicité et dérision. Dans cet entretien, la chorégraphe revient sur les questions qui ont animé cette création, son virage vers un nouveau cycle plus décomplexé et sa relation singulière à la musique.
En 2019 avec WEG, tu amorçais un nouveau cycle dans ton travail, désinhibé et empreint d’une forme de jouissance, qui était suivie de la pièce SIMPLE en 2021. Peux-tu parler de ce nouveau cycle dans ton travail ?
J’ai eu l’envie et le besoin de retourner en arrière, de me souvenir pourquoi je dansais, pourquoi j’ai choisi ce métier et le sentiment que la danse faisait naître en moi. Je me suis souvenu des fêtes de famille, de la première fois que je suis allé au théâtre, de mes premiers numéros devant ma famille… Tous ces souvenirs étaient imprégnés d’un profond plaisir. Alors j’ai voulu retourner à cet endroit d’innocence, de curiosité sans malice, d’amusement et de jeu. Un endroit simple et basique. Je voulais m’éloigner de la raison, de la spéculation et de l’intelligence pour entrer dans un univers plus large où toutes mes références s’entremêlent d’une manière absurde, naïve et libre. J’ai eu besoin de déconstruire pour pouvoir avoir un regard léger. J’ai voulu changer le point de départ en utilisant le plaisir comme moteur de construction. Un plaisir singulier, unique, lié à l’essence de chaque personne. Un plaisir moteur de joie et de liberté, qui ne se soucie du paraître, mais est connecté à chaque personne qui le mobilise. Clément Rosset, dans son essai Le Réel, traité de l’idiotie : « Idiotes, idiot, signifie simple,particulier, unique (…). Toute chose, tout personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes. »
Pourquoi avoir réintégré l’humour et la dérision dans ton travail ?
J’adore rire et faire rire. Le rire, l’humour, la dérision sont des valeurs très importantes. Le rire est un des plus beaux cadeaux que l’on peut se faire en tant qu’interprète. Le rire est puissant, contagieux. Il unit, il relâche les tensions, il fait du bruit, il libère ! Pendant la création de SIMPLE je me suis appuyé sur le livre Le Rire de Bergson. J’ai abandonné cette idée du comique, je ne voulais pas faire rire à n’importe quel prix. Pour moi l’humour arrive au moment où l’on accepte sa propre contradiction, indéfinition, ambiguïté et que l’on joue avec. Le comique accepte la vulnérabilité sans la cacher. Il faut avoir de la distance vis-à-vis de soi-même, être humble et solide pour avoir du plaisir à se montrer vulnérable. Je ri en premier lieu de moi-même, de mes choix, de mes références, des choses que j’aime, de ma manière de faire, de voir, d’associer, de toutes mes erreurs. Tout cela me donne une liberté énorme. Le rire et l’allégresse sont très puissants et libérateurs. Je ne voulais pas me prendre au sérieux et je voulais démystifier l’acte créatif, le rendre simple et accessible.
Quel était le processus de création de SIMPLE ?
Je me suiviens du premiere jour de répétition, où je suis arrivé avec le livre Homo Ludens de Joham Huizinga, un essai qui montre que le jeu est un facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde. J’avais aussi en tête la série de vidéos Jeux d’enfants, de Francis Alys, qui a collecté autour du monde sur le jeu d’enfant. J’avais une intuition très claire sûr c’est que je voulais faire, Baptiste Cazaux, Piet Defrancq et Daan Jaartsveld, les trois interprètes de la pièce, l’ont compris tout suite. Il y avait une spontanéité, une immédiateté impressionnante dans leurs propositions pendant la création. Dès le premier jour de travail, nous avions tous les éléments, mais la difficulté se trouvait dans la construction et de la structuration de la pièce, qui ne devait pas tuer le jeu. Parfois, les danseurs me faisaient penser à trois petits chiens en train de jouer. Leur jeu était infini et infatigable. Nous avons utilisé une myriade d’objets qui nous sont tombés sous la main au fil des résidences. Nous nous sommes donnés très peu de directions au départ et comme dans la plupart des créations, je me suis donné l’autorisation de me perdre, même s’il y a toujours un moment où cette permissivité que je me donne devient inquiétante. Au fond, j’aime cette sensation d’être perdue, car à un moment les choses se laissent aller à la dérive pour trouver une direction, puis la structure s’installe dans la quantité énorme de matériel qui était produite. Je pense que toutes ces couches de matériaux que nous avons élaboré se retrouvent dans le résultat final à travers la mémoire de ce processus et dans la complicité qui se dégage entre eux.
Tu travailles régulièrement avec la pianiste Léa Pétra, qui livre des performances détonantes sur scène avec son piano préparé. Elle était présente dans WEG, mais dans SIMPLE, il n’y a aucun « accompagnement musical ». Pourquoi ce choix ?
Le choix du silence est probablement lié à l’idiotie, thématique que je voulais aborder au départ. Je voulais montrer les choses telles qu’elles sont, sans déguisement, ni artifice. Danser le silence est un défi énorme, si le paris est réussi, il ouvre la porte à une grande liberté. Le ton est donné par le corps, qui devient le seul maître de la dramaturgie. Je voulais donner au corps cette responsabilité et ce pouvoir. Le corps sans parole devient orateur, communicateur. Il raconte, malgré l’absence de narration et devient aussi le rythme et l’instrument. Il est le noyau de toutes les possibilités de jeu. Quand il n’y a pas de musique, elle devient comme un membre fantôme [l’illusion de la présence d’un membre amputé ndlr.]. Il faut l’inventer, l’imaginer, la faire exister dans son absence. Dans SIMPLE, notre grand défi était de créer un rythme propre et unique. Pour ce faire, les interprètes doivent maintenir un tempo, qui prend la forme d’une pulsation interne. Quand ce tempo est juste, on sent une fluidité organique et naturelle qui se rapproche autant de la machine mécanique que de l’être vivant.
Tu revendiques aussi une animalité dans ton approche du mouvement. Peux-tu expliciter cette recherche ?
J’adore observer les animaux, leur mouvements, leurs regards, la manière dont ils interagissent entre eux dans l’espace, leur rythme, leur précision. Ils sont si directs et simples. J’aime leur franchise dans leur manière d’être au monde : quand ils sont alertes toute leur attention et le corps sont mobilisés. C’est aussi une caractéristique que je rapproche de l’idiotie : agir sans se soucier du regard des autres. Dans mon travail, je suis toujours à la recherche de l’animal que nous sommes. Je pense surtout que toutes les excuses sont bonnes pour arrêter de penser et être plus instinctives, intuitives, irrationnelles et libres.
Tu as expérimenté le chamanisme, quel est ton lien avec cette pratique ?
Le chamanisme est une stratégie de travail, il me permet de m’approcher à une puissance vitale, un lâche prise et dans le meilleur de cas à une expérience de transcendance. Je me sers notamment du tambour chamanique, dont le rythme régulier permet d’atteindre un endroit de transe. Mais cette pratique peut aussi être aussi interprétée comme un jeu : Croire à ce qui n’existe pas, à l’invisible. Ce qui me fascine particulièrement dans ce type de démarche, c’est comment cette pratique ancestrale est parvenue jusqu’à nous ? Comment existe-t-elle encore de nos jours ? Et comment on s’y investit avec ce que l’on est aujourd’hui ? Cette disjonction entre passé et présent crée des porosités qui m’inspirent dans ma propre démarche artistique. En Norvège, j’ai rencontré pour la première fois un chamane qui avait de la dérision sur sa propre pratique et m’a invité à en rire. J’aime cette approche ludique, qui ne se prend pas au sérieux.
Dans SIMPLE, on perçoit une myriade de références qui ne sont pas totalement explicites ou un peu déformées. Il y a par exemple cette citation de la pièce Summertime de Merce Cunningham à travers les décors et les académiques pointillistes.
La référence à Cunningham était un fantasme. Je voulais revisiter cette esthétique ancrée dans l’imagination collective de la danse moderne et prendre du recul vis-à-vis de cette référence. J’essaye de garder une approche du mouvement sans jugement ni hiérarchie, pour aller à l’encontre d’un système de valeur. J’ai beaucoup d’affection pour des mouvements que l’on dévalorise. Dans SIMPLE, les danseurs ont les jambes ouvertes, proches du sol. On a tenté de rendre ces gestes vulgaires plus nobles à travers un travail du haut du corps raffiné. C’est un hybride pas possible ! J’aime rapprocher des univers, croiser les vocabulaires et les influences plus opposés, sans trop les séparer pour qu’ils restent indéfinissables. Il y a un floutage sur l’identité de la danse : On ne sait s’il s’agit d’un clip vidéo de Beyoncé, une danse folklorique ou une danse de la fertilité ancestrale. Quand j’étais petite c’était impossible de me repérer dans un puzzle, je mettais la tête à l’endroit prévu pour le pied. Aucune pièce n’était au bon endroit. Je garde un souvenir lointain, mais il y a quelque chose dans ce principe d’inadéquation que je continue à utiliser de manière inconsciente.
SIMPLE, un projet de Ayelen Parolin. Créé et interprété par Baptiste Cazaux, Piet Defrancq & Daan Jaartsveld. Assistante chorégraphique Julie Bougard. Création lumière Laurence Halloy. Scénographie & costumes Marie Szersnovicz. Visuels Cécile Barraud de Lagerie. Photo © François Declercq.
SIMPLE est présenté du 19 au 21 avril au Centquatre-Paris, avec le soutien du Centre Wallonie-Bruxelles/Paris et de Wallonie-Bruxelles International, dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris.
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