Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 3 mai 2023
Né en Guadeloupe, le danseur et chorégraphe Léo Lérus a fait ses armes au CNSMD de Paris avant de voyager dans plusieurs pays d’Europe et d’intégrer des compagnies internationales, dont celles de Wayne McGregor, de Sharon Eyal ou d’Ohad Naharin. Si Léo Lérus s’est largement illustré en danse contemporaine, il n’a jamais caché son attachement aux danses caribéennes, en témoignent ses premières créations qui explorent et mettent en valeur cet héritage culturel. Sa dernière pièce Entropie puise à nouveau dans l’histoire de son pays d’origine et s’inspire des soirées Léwòz, événements culturels et populaires de Guadeloupe. Au cœur d’un environnement musical interactif, Léo Lérus imagine un processus chorégraphique qui emprunte ses outils au concept d’entropie.
Léo, vous êtes originaire de Guadeloupe et vous ne cachez pas votre attachement pour les danses traditionnelles caribéennes. Pouvez-vous revenir sur votre enfance, votre découverte et votre pratique de la danse ?
Effectivement, j’ai commencé la danse très tôt, vers 5 ans. Ma mère m’a d’ailleurs dit que dès qu’il y avait de la musique à la radio, je me mettais à danser. La danse et la musique sont très présentes dans notre culture et venant d’une famille où l’art a une place importante – mon père était auteur et metteur en scène et mon grand frère musicien – j’ai de nombreux souvenirs d’enfance avec des amis musiciens, comédiens de mes parents, des répétitions de pièces de théâtre et des soirées Léwoz… Pour ma part, j’ai commencé par faire du Gwo Ka, une danse et musique traditionnelle guadeloupéenne.
Comment cette culture a-t-elle infusé dans votre vision, formation et pratique de la danse contemporaine ?
Etant donné que j’ai pratiqué uniquement du Gwo Ka pendant des années, je me rends compte maintenant que mon rapport à la musique, mon sens du groove, mon rapport au sol, au poids du corps, à la technique et à la physicalité ont forgé ma pratique personnelle. Ce n’est que bien plus tard que je me suis mis aux techniques « occidentales »… Après avoir commencé à danser aux sons des percussions, les pas rythmés et cadencés du Gwo Ka m’ont évidemment forgé d’une toute autre manière que si j’avais commencé par pratiquer la danse classique par exemple. Etant donné mon jeune âge, je n’avais pas consciemment intégré tout cet apport que m’avait donné le Gwo Ka, c’était juste qui j’étais. Lorsque je suis parti de Guadeloupe à l’âge de 14 ans pour aller poursuivre ma formation au CNSMDP à Paris, je ne me posais pas cette question, je voulais juste découvrir d’autres choses. L’approche, la physicalité, la conception de la technique, le rapport à la musique étaient différents donc excitants à découvrir. Cette curiosité s’est également portée sur la danse classique indienne, le dancehall, la capoeira, le hip hop… Cela dit, durant mes années de formation, le travail fondateur de Léna Blou, la présence de personnes comme Christine Gérard ou mon père, Arthur Lérus, me ramenaient toujours à cette identité culturelle singulière. Durant ma carrière d’interprète, le travail avec Lena Josefsson, qui nous a subitement quittés le 9 mai 2020, m’a incité à prendre conscience et à porter cette identité.
Comment cette identité, cet héritage culturel, ont-ils émergé dans votre recherche chorégraphique ?
J’ai bénéficié du travail d’artistes guadeloupéens, notamment Léna Blou. Tous ont puisé dans leur héritage et dans le souhait d’amener cette culture au-delà du folklore et de la placer comme valeur contemporaine. Cela m’a poussé à vouloir assumer ma part dans ce mouvement artistique. Les années passées en Israël ont aussi été importantes. Il y a eu d’abord la rencontre avec la technique Gaga qui a ouvert des perspectives que je n’avais pas conscientisées avant, comme le concept de groove. Et puis, il y a eu la curiosité, l’engouement, le soutien de mes amis et collègues de la Batsheva Dance Company pour que je puise dans mon héritage culturel. Et enfin, il y a eu le regard de cette société-système qui me demandait de me définir mais qui ignorait la Guadeloupe.
Vos premières créations ont mis en jeu cet héritage culturel. Voyez-vous déjà un ADN commun à ces recherches ?
J’imagine que l’ADN commun de mes créations est la Guadeloupe : j’ai puisé dans son histoire, ou dans certains évènements culturels, comme le carnaval. Cela dit, après quelques créations, je n’avais pas le sentiment d’avoir matérialisé cette question d’identité noire, caribéenne, guadeloupéenne dans le monde de la danse contemporaine. C’est-à-dire : comment avoir les outils de création distinctement guadeloupéens sans pour autant effacer les apports, les expériences et les rencontres réalisés qui m’ont justement mené vers ce « retour aux sources ». L’enjeu pour moi n’était pas de purement revenir au Gwo Ka mais de trouver le moyen et les outils de le définir dans mon monde multiculturel contemporain. J’ai ainsi commencé une période de recherche en Guadeloupe, précédée d’un temps de résidence à Paris dans le cadre de « La Fabrique Chaillot » qui m’a permis de prendre le temps, d’expérimenter, d’échouer, et de découvrir. Au cours de cette recherche, j’ai travaillé avec différents interprètes, certains guadeloupéens ou de descendance guadeloupéenne, ayant ces connaissances culturelles, d’autres venant d’autres horizons, pour arriver à une physicalité, un rapport au groove et à la musique, et une conscience d’improvisation ancrés dans le Gwo Ka, sans pour autant en danser les pas…
Cette résidence à Chaillot fut la prémisse de votre recherche autour des soirées Léwoz, sujet de votre création Entropie. Quelles sont les spécificités de ces événements traditionnels de Guadeloupe ?
Les soirées Léwòz sont des rassemblements culturels pour jouer, chanter et danser le Gwo ka. On forme un cercle, et en haut de ce cercle se trouve un chanteur, un chœur, des percussionnistes et autres musiciens. Parmi les percussionnistes, il y a celui qu’on appelle le makè qui improvise, développe, syncope le rythme donné. Durant l’événement, qui peut aller jusqu’au petit matin, il y a une succession de chansons populaires accompagnées des percussionnistes jouant différents rythmes du Gwo ka. Le public est invité à se joindre au chœur dans les refrains connus, mais le chanteur est également libre de proposer une nouvelle chanson, comme le conteur d’une histoire. Le cercle est créé pour définir l’espace de la danse. Bien que la danse existe aussi en dehors du cercle, cet espace est formé pour qu’il n’y ait qu’un danseur à la fois. Celui qui s’y engage, rentre dans un dialogue avec le percussionniste, le makè qui suit ses mouvements. Ainsi le danseur n’est pas là que pour danser sur la musique, il est aussi et surtout celui qui génère le développement musical du makè selon ses mouvements. Comme on dit, si en s’approchant d’un Léwoz, on entend de loin une bonne rythmique chargée, c’est qu’il doit y avoir un bon danseur dans le cercle. La conscience du danseur va au-delà de son corps de danse car il devient un corps musical, ses mouvements ont une conséquence sur son environnement. Je trouve cela fascinant car c’est une conscience rare et particulière.
L’une des sources de votre travail pour cette pièce a été le livre Thermodynamique de l’évolution : Un essai de Thermo-Bio-Sociologie du physicien et astronome François Roddier. Comment tissez-vous des liens entre le concept d’entropie et le Léwoz ?
C’est mon frère Magic Malik qui m’a fait découvrir le travail de François Roddier. En regardant sur YouTube sa conférence Thermodynamique et évolution (réalisée en 2017 dans le cadre des Grands Séminaires de l’Observatoire Midi-Pyrénées, ndlr.) j’ai été transporté par son humilité et sa manière pédagogique de présenter le concept d’entropie, de l’expliquer à travers différents exemples qui parlent à tous. Il parlait de mouvements, d’énergie et d’évolution dans le temps… Ces informations me ramenaient au Léwòz qui est une forme d’organisme en lui-même. Chaque élément est là pour nourrir l’autre, que ce soit la musique vers le public et vice et versa, ou que ce soit la danse et la musique et vice et versa. Pour moi, ce qui est particulièrement intéressant ici est l’improvisation dirigée, qui génère du jeu, de l’impromptu, de la surprise, de la prise de risque, créer une sorte d’état d’urgence pour introduire du renouveau intuitif, instinctif et furtif… D’une certaine manière, créer de l’entropie tout en restant bienveillant.
Comment s’est engagé le travail avec les interprètes ? Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique ?
L’idée était d’accumuler les informations de mouvements, d’improvisations dirigées, de conscience de temps, de subtilité d’intentions, de relations entre les éléments. Tout cela afin de créer de l’entropie et faire face à ces moments difficiles de l’inconnu, de chaos et de perte de contrôle pour essayer de les prendre comme une opportunité de renouveau, de rebond. Car l’entropie en soi n’est pas nécessairement mauvaise. C’est d’ailleurs un peu la période que l’on vit actuellement et les questions qui en résultent… En soi, ce type de processus diffère de ce qu’on a l’habitude de “cristalliser” pendant cette période de travail, normalement les répétitions sont faites pour stabiliser une chorégraphie… Cette fois-ci, j’ai essayé de trouver un équilibre entre l’improvisation et la structure en mettant en place des sortes de règles du jeu. Pour que ce processus puisse être mis en pratique, il a fallu fonder le travail sur la confiance des membres de l’équipe entre eux, me reposer également sur leur personnalité, individualité, expertise et maturité pour garder ce sens instinctif et intuitif, ce qui-vive. Le résultat en est que grâce à eux, la pièce a la possibilité d’évoluer…
Vous avez imaginé, en collaboration avec l’artiste sonore Gilbert Nouno, un dispositif interactif entre les danseurs, la musique et la lumière. Pouvez-vous revenir sur ce dispositif ?
Dans le Léwòz, selon ses mouvements, le danseur apporte une réponse musicale à celle du makè, et vice versa. Je trouvais intéressant de transposer cette idée au processus, nous avons donc installé des capteurs sur les interprètes afin qu’ils prennent conscience que leurs choix de mouvements, de vélocité, de subtilité, d’intentions ont une répercussion sur leur environnement. Ce processus était laborieux car les possibilités de combinaisons sont infinies et je ne souhaitais pas développer une danse au service de cette technologie. Puis Gilbert m’a dit un jour que « la meilleure technologie est celle dont on ne devine pas qu’elle est présente ». J’ai essayé de garder cette idée à l’esprit pendant la création.
Chorégraphie Léo Lérus en collaboration avec les interprètes. Concept musical Léo Lérus et Gilbert Nouno. Dispositifs interactifs sonores et lumières Gilbert Nouno. Danseurs Ndoho Ange, Arnaud Bacharach, Léo Lérus, Johana Malédon. Création lumière, régie générale et régie lumière Chloé Bouju. Costumes Ingrid Denise. Regards extérieurs Clémence Galliard, Michael Getman, Julien Monty. Photo © Laurent Philippe.
Léo Lérus présente Entropie le 16 mai au Triangle, Cité de la danse
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