Propos recueillis par Léa Poiré
Publié le 15 janvier 2021
Parfois invisible, inaudible ou indicible, on ne peut pas seulement faire confiance à notre vue pour percevoir la danse de Rémy Héritier. En solo, accompagné d’une barre de métal, d’une clôture et de pendrillons de velours, avec Une forme brève le chorégraphe et chercheur dépose des traces et indices dans l’espace. Là un cercle de lumière, ici son corps allongé, pas tout à fait droit. Ayant tendance à disparaître, à effacer comme à réveiller des souvenirs, le danseur prend un malin plaisir à brouiller notre perception. Ce, jusqu’à susciter d’étranges sensations de déjà-vu.
Vous avez d’abord imaginé Une forme brève en duo et avec une partie du public sur le plateau. Comment êtes-vous arrivé à la forme actuelle ?
Le fait que la pièce passe d’un duo à un solo, est simplement dû à une question de finances. En 2017, j’ai créé L’usage du terrain avec Léa Bosshard. Dans le très vaste espace du stade Sadi Carnot à Pantin j’ai pu diviser le public – qui était affluent ce jour-là – en deux parties : 4/5 sur une coursive en hauteur et les personnes restantes comme une masse compacte sur le terrain à proximité des danseuses et danseurs. Ce dispositif impliquait que des spectateurs regardent d’autres spectateurs regarder. J’ai ensuite transposé cette situation sur scène et rapidement je me suis retrouvé dans une double impasse : une théâtralité très importante et un problème de consentement des spectateurs : ils n’avaient rien demandé mais devenaient pourtant de fait des acteurs du spectacle. J’ai donc rapidement décidé de ne pas poursuivre cette piste scénographique, car l’inconfort des spectatrices et spectateurs devenait trop central alors qu’elle était simplement la conséquence d’un questionnement sur le point de vue.
Pour cette création, vous citez Roland Barthes et sa définition de la forme brève : un texte court qui contient pourtant des puissances d’agir. En quoi votre danse incarne-t-elle cette idée ?
Dans son cours La Préparation du roman, ce que j’aime beaucoup c’est qu’après toutes ces années d’écriture universitaire et de reconnaissance institutionnelle, Roland Barthes a eu envie d’autre chose : écrire un roman. Alors, il met en partage ce qu’il aime, n’aime pas, ce dont il a envie ou pas. Il arrive à la conclusion que ce qui l’intéresse c’est la forme brève. Quand j’ai créé Une étendue, en 2011, la dernière séquence s’appelait “vers la forme brève”. C’était un résumé en même temps qu’une condensation de l’heure de spectacle qui s’était écoulée. Mais ce que je pense aujourd’hui c’est qu’une forme brève n’est pas un résumé, c’est davantage une forme de peu qui délivre un potentiel qui la dépasse. Pour moi, cette création Une forme brève est un retour sur vingt années de danse. Dans l’antiquité tardive, il n’était pas rare d’utiliser les pierres d’un bâtiment pour construire un autre bâtiment, c’est ce que l’on appelle un spolia. Dans ma danse c’est pareil. Je suis constitué d’un patrimoine de choses que j’ai fabriqué et de choses que j’ai traversé pour d’autres.
Selon vous, la danse n’est pas « ce qui s’agite dans les corps, sous nos yeux ». Quelle définition donneriez-vous de la danse ?
Cette phrase est une forme de manifeste, plus ou moins radical. Je ne suis pas le seul à partager ça, des gens avec qui j’ai travaillé comme Loïc Touzé ou Mathieu Bouvier se demandent aussi où se trouve la danse. En lisant Baptiste Morizot et plus précisément quand il parle du pistage animal, je me suis retrouvé dans la situation que Deleuze décrit dans L’Abécédaire quand il parle du pli de Leibnitz. Un pli ce n’est seulement plier une fois (la forme du V) mais un aller-retour (la forme du N), comme les méninges du cerveau. Dans son explication, il restitue le courrier qu’il a reçu de surfeurs disant en substance “ce que vous décrivez du pli, c’est ce que l’on vit dans les vagues en surfant”. Quant à moi en lisant la définition du pistage chez Baptiste Morizot, je réalise que c’est ce que je fais depuis vingt ans. Danser, c’est comme mener une enquête perpétuelle. C’est déposer des traces, pour qu’un pisteur, un spectateur, un chorégraphe, vienne les articuler et que ça fasse “danse”. Pour moi, le moment de la danse est différé du moment de l’agitation des corps. Qu’ils soient vivants ou non. Une forme brève est une fabrique de déjà-vus, ces illusions de fausses reconnaissances. Par mon intermédiaire, la pièce dépose des éléments et au fur et à mesure on se demande : Ai-je déjà vu ça, maintenant, ailleurs ?
Dans Une forme brève, la danse n’est pas seulement ce que l’on voit. Comment percevoir la danse au-delà du visible ?
Bien évidemment la vue est importante, je ne suis pas sûr que ce soit une pièce pour aveugle par exemple. Mais pourquoi pas, ce serait une expérience… Par contre, il est vrai que je conçois la vision plutôt comme un travail de modulation d’attention. Souvent, je parle de ce que dit Hubert Godard sur l’écoute tympanique ou solidienne. Tympanique, c’est l’écoute du sens des choses. Tu écoutes pour comprendre. Puis, à d’autres moments et même pendant une conversation, on glisse vers l’écoute solidienne : l’écoute du chant de la parole qui te permet d’accéder au sens mais qui en évacue le mot à mot. La pièce passe par ces modulations d’attention-là. Le sens principal reste la vue comme levier pour accéder à d’autres sens, par empathie kinesthésique. Par exemple, une spectatrice ou un spectateur ne touche pas ce que je touche, mais peut en avoir la sensation, par le truchement de mon toucher.
S’agit-il de brouiller les pistes ?
Il s’agit à la fois de brouiller les sens et de les rendre poreux les uns aux autres. Mais, mon geste artistique ne shoote pas dans la fourmilière. Je ne cherche pas à dénoncer ni à délivrer un message du type « on ne regarde pas comme il faut », ou je ne sais quoi. Ces dernières années, je réalise que je me suis énormément intéressé aux pratiques somatiques. J’en ai fait quand j’étais étudiant en danse et elles m’ont tenu longtemps, comme le Feldenkrais. Ma manière de danser et de transmettre, à des interprètes ou à des étudiants, est liée à cela. Les gestes, je m’en fiche pas mal et pourtant je m’intéresse à la forme. Tu peux composer avec ton corps des situations qui ne sont pas de l’ordre du visible mais du perceptible. Des choses aussi simple et déstabilisantes comme inscrire de la courbe dans une marche – en apparence – rectiligne vers le public.
Il y a donc des mouvements qu’on ne voit pas ?
Ça peut paraître un peu désuet comme référence, mais un petit bouquin des éditions Grasset me suit depuis longtemps. Il s’appelle tout simplement l’Art et compile des entretiens d’Auguste Rodin. Dans l’un d’eux, l’artiste veut prouver au journaliste que la sculpture rend davantage grâce au mouvement et au vivant que ne peut le faire le cinéma, qui est en train de naître à ce moment-là. Il décrit une sculpture d’un homme brandissant une épée : ses pieds sont dans la position du moment où cet homme s’est baissé pour ramasser l’épée, tandis que ses genoux sont déjà dans l’extension, et que sa tête est vers le point d’assaut, mais le haut de son corps répond à la tension d’un ennemi potentiel derrière lui. C’est comme une chronophotographie coulée dans du bronze. Le corps de la danse tel que je le conçois, c’est celui là. Avancer tout droit en inscrivant de la courbe, veut dire qu’il se passe quelque chose ailleurs de très léger mais de très puissant dans le haut de la tête, les épaules, le bassin
Dans Une forme brève, une clôture, une barre de métal et des pendrillons vous accompagnent. Pourquoi ces objets-là ?
Ils ont été créés par Gyan Panchal qui est sculpteur. On a travaillé ensemble sur cette idée de gradins puis à mesure que le processus se précisait, nous sommes parvenu à créer cette clôture, cette barre de seuil et les pendrillons. Ce sont des objets rapportés, qui ont eu une vie avant d’arriver sur scène. La barre, c’était un fragment de perche trouvé dans les stocks du théâtre à Beauvais. Maintenant cassée et remplie de béton, c’est un objet qui a du poids et qui passe par différents états. C’est d’abord un signe dans l’espace, un passage qui donne une direction, puis au moment où je m’en saisis elle devient tour à tour un danger comme une batte de baseball une canne de danseur de claquette, un témoin etc. La clôture, elle, permet de structurer l’espace et de créer de possibles orbites. Qu’il y ait des objets ou pas sur le plateau, j’aime travailler par zones de gravitation. Je me demande par exemple à quels endroits je ne suis associé à aucun élément ? Par où passer ? Comment se faufiler pour m’extraire de l’attraction d’un objet ? Je tire ça des écrits de Fernand Deligny, un psychologue des années 60-70, qui, pour essayer de comprendre les autistes avec qui il était, a cartographié leurs parcours dans l’endroit où il les accueillait. Puis, simplement, il a mis les calques les uns sur les autres, pour se rendre compte que ces enfants venaient se poser de façon récurrentes à des endroits précis. Des « Là » où, à ses yeux à lui, il n’y avait pourtant rien de visible.
L’invisible est un sujet qui vous accompagne, cette pièce cherche à produire de la disparition. Comment en tant que danseur, seul sur scène, on peut disparaître ?
Une forme brève pourrait être une œuvre de l’oubli. Une pièce dont on ne se souvient pas. En tant qu’artiste, c’est se mettre des bâtons dans « les roues de la reconnaissance publique », mais j’aime l’idée qu’on puisse vivre pleinement quelque chose et qu’en même temps on ne parvienne pas totalement à s’en saisir. C’est la construction de la pièce qui produit la disparition. J’use de motifs chorégraphiques pour faire oublier ce qu’il vient de se dérouler et passer à autre chose.
Qu’aimeriez-vous que le public oublie ?
J’aimerai qu’on oublie l’apparence des choses mais qu’on reste avec leur puissance, leur sentiment. Il n’est pas si évident de se lancer dans de grands débats après mes pièces car elles agissent dans le temps dans les réminiscences qui apparaissent après coup. Ces réminiscences peuvent prendre des jours à affleurer, des semaines, voire des années, une temporalité presque hors norme dans l’économie de l’art actuel.
Chorégraphie et interprétation Rémy Héritier. Musique Eric Yvelin. Lumière Ludovic Rivière. Costume Valentine Solé. Sculpture Gyan Panchal. Collaboration artistique Jean-Baptiste Veyret-Logerias (chant-voix). Photo © Martin Argyroglo.
Rémy Héritier aurait dû présenter sa création Une forme brève les 19 et 20 novembre 2020 à l’Atelier de Paris / CDCN. La pièce est reportée dans le cadre de June Events 2021.
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