Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 1 février 2023
Élaborant depuis une dizaine d’années une approche tout en finesse des corps atypiques ou dits empêchés, Eric Minh Cuong Castaing a inventé une démarche inédite dans laquelle chaque création compte autant que son processus. Devenue une véritable méthode de travail, cette dynamique, qu’il appelle in situ in socius, consiste en une immersion totale dans le milieu de vie des personnes concernées. Avec sa compagnie Shonen, il imagine et fabrique dans ces lieux les meilleures conditions pour en faire le terreau de ses projets, tissant ainsi des liens vivaces entre le monde du soin et le monde de l’art. Dans cet entretien, Eric Minh Cuong Castaing relate le cheminement de Forme(s) de vie, une pièce dans laquelle corps empêchés et corps performants s’augmentent réciproquement. En partageant la rencontre et la collaboration avec deux interprètes, Kamal Messelleka, qui a perdu l’usage de ses jambes, et Elise Argaud, atteinte de la maladie de Parkinson, l’artiste offre un éclairage singulier sur la façon dont cette relation d’altérité et de complémentarité enrichit chacun des corps.
Eric Minh Cuong Castaing, dans votre création Forme(s) de vie, corps « empêchés » et corps « virtuoses » s’augmentent et s’influencent, tels des prothèses humaines, générant d’autres énergies. Quel a été votre processus de recherche précisément ?
Dans ce projet particulier, nous avons essayé de saisir la relation et les collaborations qui pouvaient exister entre des corps atypiques, notamment en perte de mobilité, et des corps dits valides, ainsi que l’enjeu de relation que pouvait procurer la danse. Nous avons d’abord proposé différents ateliers à la maison de Gardanne (établissement de soins palliatifs, ndlr) avec des personnes en perte de mobilité et, plus généralement, en situation de fin de vie, notamment avec des gens atteints de maladies neuro-dégénératives. Ce lieu nous a véritablement imprégnés de sa philosophie, qui consiste à refuser de réduire la « fin de vie » à « fin » mais plutôt de continuer à y entendre « vie ». La vie avec toute sa sensualité, ses désirs, ses envies. C’est ainsi qu’a émergée, tel un postulat, cette dynamique de réactiver les désirs, entre autres par la mémoire du corps. Avec Kamal, ancien boxeur, par exemple, qui a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un AVC, nous avons mené différents ateliers autour du contact, de la danse d’aura, des fils invisibles, en particulier entre les mains, et, à un moment, je me suis collé à lui, derrière son dos, et d’un seul coup, il s’est mis à faire des gestes, des jams, d’une précision et d’une puissance impressionnantes. À la fin de cette séquence, il nous a dit : « Ça faisait trente ans que je n’avais pas fait de la boxe ». À cet instant s’est découvert cet enjeu de donner à voir un corps qui retrouve sa propre danse, ce ressenti unique d’une personne qui retrouve ses gestes.
Comment avez-vous travaillé cette relation d’augmentation dans sa réciprocité ?
La deuxième dimension est bien celle-là : comment faire, dans cette relation, pour que je serve le geste sans me retrouver en « servitude » de son corps ; comment donc designer le mouvement, par la lenteur, l’élargissement des gestes, l’approche en trois dimensions, la décomposition du mouvement avec lui, et ainsi créer de la variation chorégraphique, pour déplier finalement cette danse dans le temps d’une pièce ? Le corps augmenté provient donc d’un échange à double sens dans lequel nous sommes prothèses l’un de l’autre : Kamal offre aux danseurs ou aux danseuses un ressenti qu’ils ne peuvent pas vivre sans lui, et nous allons peut-être devenir le muscle manquant, ou l’assise manquante. Cette idée nous tenait tant à cœur que nous avions même construit une prothèse mécanique – un exosquelette – dans laquelle il se glissait pour tenir debout et qui le faisait marcher, en collaboration avec une start up de haute technologie d’ingénierie médicale. C’était très intéressant dans le développement mais, finalement, bien moins pertinent puisque ce qu’on voyait alors, c’était une machine aidant une personne. Très vite, la relation était unilatérale et linéaire, à l’inverse de la dimension exploratoire de notre augmentation mutuelle.
Cette relation d’augmentation purement humaine l’extrait aussi de l’univers médicalisé que toute machine aurait sans doute connoté pour le public…
En effet, ce qui est donné à voir dans notre société autour du handicap, ce sont des personnes qui aident d’autres personnes. Et c’est là une certaine idée du soin. C’est même une esthétique du soin. Or, montrer sur scène que nous aidons une personne – même si nous le faisons parfois dans les ateliers – aurait véhiculé selon nous une forme d’ascendance qui n’est pas du tout l’enjeu de Forme(s) de vie.
Ce n’est pas la première pièce de Shonen à aller au cœur de la question du handicap en travaillant sur une très longue durée avec des personnes – adultes ou enfants – porteuses de handicaps visibles. Qu’est-ce qui vous intéresse en particulier dans ce travail ?
Ce qui est très fort dans le handicap, c’est que cette question appelle de puissants outils de déconstruction qui ont été très peu abordés dans le monde de la danse, et dans l’art en général. Je dirais même que c’est une tâche aveugle. Historiquement, la danse, telle qu’elle est mise en scène, est indissociable d’une conception de la virtuosité, de la beauté et de la jeunesse. Bien qu’elle fasse aujourd’hui entrer en scène des corps différents, notamment racisés, malgré tout, ces corps sont jeunes, beaux, articulés plastiquement à la mode, par exemple, en tout cas liés à une certaine idée du désir. Quand j’ai commencé à travailler autour de ces questions, je suis entré dans un monde insoupçonné de déconstruction, immense, puisqu’il fallait se départir de tous nos schèmes et modèles pour comprendre, dans ce monde inconnu, les perceptions de chacune de ces personnes aux corps atypiques. Elise, par exemple, qui est une personne atteinte de Parkinson en rigidification, bouge extrêmement lentement, par nécessité, puisque plus rien n’est automatique pour elle ; chaque mouvement lui demande une extrême concentration, et nous fait ainsi entrer dans un cheminement cognitif et perceptif qui donne une éblouissante intensité au temps. Travailler la lenteur, pour des danseuses et des danseurs, serait le travail de toute une vie… Elise nous y donne accès, d’un coup. Et c’est magnifique !
Cette expérience a-t-elle changé votre approche de la danse et de la chorégraphie ?
Dans mon parcours, il se trouve que j’ai été artiste associé au Ballet National de Marseille, où j’ai pu voir tous ces corps magnifiques s’entraîner chaque jour pour essayer d’entrer dans un certain canon de la virtuosité. En les regardant, une part de moi ne pouvait s’empêcher de se dire qu’ils visaient l’impossible. Car c’est impossible, en fait : sur quels critères nous fondons-nous pour regarder les corps ? Qui le sait ? Qui le dicte ? Notre réflexion commune, avec Aloun Marchal, co-chorégraphe de Formes(s) de vie et Marine Relinger, dramaturge, est bien plutôt de voir là, dans cette collaboration avec ces interprètes, censée être impossible, unevraie forme de virtuosité.Cette exploration, cette recherche chorégraphique, cette envie de situer la danse à des endroits et des milieux qui ne sont pas seulement ceux de l’art, ces enjeux-là, effectivement, nous motivent et nous engagent. Dans notre pratique in situ in socius, pour Forme(s) de vie par exemple, il faut savoir que pendant trois ans, nous nous sommes immergés dans des hôpitaux, avons vécu dans ce centre magnifique à Gardanne, avec des soignants, avec des familles. Le fait d’aller ainsi chez eux chez eux crée pour nous un déplacement puissant, qui nous permet de mettre peu à peu en place un confort de travail, ce qui nous semble la moindre des choses. Mais, dans les faits, ces déplacements bougent aussi le curseur de nos habitudes et de nos usages, à tous. Nous avons créé des rampes, des douches accessibles, installé des appareils de musculation pour Kamal par exemple, autant de choses qui ne se voient pas dans la création finale, mais qui contribuent à l’advention de la création finale. Ce sont ce cheminement et ce travail qui nous passionnent, avec l’idée de rendre lisible cette forme particulière de virtuosité.
Précisément, ce travail est déjà si profond qu’il pourrait presque s’arrêter là. Or, un autre enjeu est le partage de ce qui en résulte, avec le public. Quels sont les enjeux de cette mise en scène et comment l’envisagez-vous ?
Ce qui m’intéresse avant tout reste la création, la monstration, la réflexion sur les modalités du « rendre visible ». L’enjeu, c’est de rendre lisible ces ressentis partagés avec un public qui n’a pas vécu ce que nous avons vécu avec eux quotidiennement, puisque la rue est conçue pour empêcher ces personnes d’y exister. Regarder pendant une heure ces performances, un cœur de boxeur d’il y a trente ans, des films qui montrent aussi ce qu’on ne peut pas montrer sur scène, ces corps qui se promènent dans une nature près de la montagne Sainte Victoire, cette terre rouge où on est presque sur Mars… Il est là, l’enjeu : montrer tout ce qu’on a traversé, ensemble.
Concepteur, chorégraphe, réalisateur Eric Minh Cuong Castaing. Co-chorégraphe Aloun Marchal. Dramaturge, scénariste, 1ère assistante à la réalisation et scripte Marine Relinger. Interprètes sur scène Elise Argaud, Yumiko Funaya, Aloun Marchal, Kamel Messelleka, Nans Pierson. Scénographie Anne-Sophie Turion. Créateur sonore Renaud Bajeux. Lumière Nils Doucet. Photo © Shonen.
Forme(s) de vie est présenté les 20 et 21 février au Carreau du Temple dans le cadre du Festival Everybody
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