Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 7 août 2023
En 1815, l’éruption d’un volcan indonésien libère dans l’atmosphère un épais nuage qui bloque les rayons du soleil pendant plusieurs mois. Cette catastrophe fait chuter la température terrestre et provoque une vague de froid et d’intempéries sur toute la planète. En 1816, la planète connaît «une année sans été» marquée par de fortes tempêtes de neige. C’est dans ce contexte quasi apocalyptique que l’actrice Mary Shelley imagine Frankenstein ou le Prométhée moderne, dans un décor arctique et glaciaire. Inspiré par cet imaginaire, le metteur en scène Filippo Andreatta propose d’aborder ce mythe à travers la parole du «monstre», personnage longtemps représenté mutique dans les multiples adaptations du livre de Shelley. Dans cet entretien, Filippo Andreatta partage la genèse et le processus de création de son Frankenstein.
Filippo, vous avez fondé OHT [Office for a Human Theatre] en 2008. Pourriez-vous partager avec nous l’histoire et les enjeux de ce projet artistique ?
OHT est né d’une volonté d’ouvrir un champ des possibles pour créer librement des projets artistiques. Dès le début, lorsque j’ai commencé à travailler, j’ai senti que j’avais besoin d’une réalité qui échapperait aux voies réglementées de la création artistique, qui me permettrait de collaborer avec qui je voulais, de trouver des financements sans contraintes de production ou de langue. Mais ce n’est qu’après de nombreuses années que j’ai vraiment pu trouver un groupe de personnes avec qui parler, travailler et vivre. Pour moi, OHT est une sorte de groupe, un groupe d’ami·es avec lesquel·les nous travaillons et nous nous amusons. Considérer cette donnée de l’humain dans l’acte de création artistique est pour moi primordial car, au final, une œuvre résulte toujours d’une fabrication et négociation collective.
Votre recherche combine toujours plusieurs médias : théâtre, arts visuels, musique, etc. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Le langage ne détermine pas un projet. Il y a d’abord l’idée, ce que l’on veut faire, puis on réfléchit au comment, avec quels moyens et avec quel budget. Pour moi, la scène est un écosystème dans lequel chaque élément, vivant ou non, joue un rôle fondamental. La démocratie de la scène décide des moyens les plus appropriés en fonction de l’idée abordée et il n’y a pas d’ordre préétabli, il y a surtout l’écoute, le regard, la connaissance de la situation et la réaction à partir de là. La recherche artistique est toujours confrontée à cette réalité : au fil du temps, les idées qui sont arrivées jusqu’à la scène se sont développées autour du thème du paysage (entendu au sens large du terme), comment le faire sortir de la position d’arrière-plan qui lui est assignée, en secouant la scène pour l’habiter avec des comédien·nes et des méthodes qui n’ont pas encore été expérimentés. Autour de cela, d’autres lignes de recherche sont apparues, d’autres traces submergées qui surgissent dans certaines œuvres et continuent ensuite à travailler de manière souterraine…
Votre création Frankenstein est inspirée du livre Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, ouvrage publié en 1818 et considéré comme l’initiateur de la science-fiction. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette œuvre en particulier ?
C’est avant tout un beau livre. L’une des choses qui m’a le plus frappé, c’est sa tendresse. L’imagination que l’on a du monstre est parfois loin de la réalité. Mary Shelley a écrit sur une créature qui apprend par elle-même à parler, à communiquer ses sentiments. Elle apprend en s’enveloppant dans la nature parce qu’elle est rejetée par les gens à cause de son corps, de la façon dont elle est faite. Malgré cela, c’est un monstre incroyablement proche de lui-même, de son environnement, il n’y a pas de décalage entre ce qu’il ressent et ce qu’il communique. Son opposé est Victor Frankenstein qui, dès qu’il a satisfait son expérience fiévreuse, s’éloigne de tout et de tous, ne trouvant plus la paix et s’enveloppant d’un nuage toxique d’anxiété. C’est peut-être aussi pour cette raison que l’on parle souvent de Frankenstein comme du monstre
Comment avez-vous ouvert et partagé cette lecture à votre équipe ?
Après avoir lu le livre plusieurs fois seul, j’ai proposé de le lire ensemble durant l’édition 2020 de la Little Fun Palace Nomadic School, un événement que nous organisons avec OHT tous les étés pendant une dizaine de jours dans les Alpes et qui réunit des invités et des professionnels autour de la relation entre les arts du spectacle et le paysage. La plupart des activités qui y sont proposées (workshops, repas, conférences, projections, performances, etc.) sont organisées en plein air. Cet été là, nous avons installé notre caravane itinérante à Viote, sur le mont Bondone dans le nord de l’Italie, une zone d’alpage pour les moutons et les vaches. Nous lisions des passages du livre le soir, autour du feu et entouré des montagnes. Nous avions invité la philosophe Dehlia Hannah qui avait écrit sur Frankenstein et sur comment les conditions climatiques de 1816 avaient influencé le roman et la naissance de la science-fiction. Nous avons également lu La psychanalyse du feu de Gaston Bachelard et ce fut une révélation de les lire dans ce contexte, qui trouve énormément de correspondance avec les paysages présents dans le livre de Mary Shelley. Cette lecture autour du feu a été une pratique initiatique. Nous lisons encore ensemble le livre aujourd’hui, dans différents contextes, dans des bars, des musées, des espaces publics, comme un club de lecture et parfois nous pouvons même le faire autour du feu. J’aime cette symbolique car le feu tisse des liens entre l’œuvre de Mary Shelley et le mythe de Prométhée auquel se réfère l’auteur, connu pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe, symbole de la connaissance, pour en faire don aux humains.
Comment avez-vous adapté cette fiction sur scène ? Pourriez-vous partager le processus de création de Frankenstein ?
C’était la première fois que je travaillais sur un roman. J’étais très admiratif de Mary Shelley. Au début, je voulais lui être fidèle d’une manière littérale, presque sentimentale, mais cela ne fonctionnait pas parce que la lecture est une pratique de l’esprit, de l’imaginaire, alors que le théâtre est une pratique du corps et de l’espace. Puis j’ai découvert le livre posthume de Clarice Lispector, A Breath of Life, dans lequel l’auteure dialogue avec le personnage qu’elle est en train de créer et de donner vie. Cette lecture à été très importante pour moi et a permis d’envisager et d’imaginer d’autres relations avec l’œuvre de Shelley et ses personnages. À partir du texte original, j’ai écrit des gloses, des dialogues, des poèmes, des phrases simples, des images, des paroles, des soliloques, que nous avons répétés et tricotés directement au plateau avec les deux comédiennes Stina Fors et Silvia Costa et que nous avons mis en espace avec l’équipe. La voix et son grain, avant même les mots, étaient pour moi un élément important de cette recherche. Davide et sa musique a permis de préciser et développer l’univers que nous étions en train de créer avec les interprètes Silvia Costa et Stina Fors. Le contexte autour de la conception du livre a également guidé l’imaginaire de notre recherche. Mary Shelley a écrit son livre en 1816 à Genève dans une atmosphère quasi-apocalyptique car l’année précédente une éruption volcanique en Indonésie avait créé un immense nuage qui a provoqué une chute de la température sur terre. Cette expérience climatique marque profondément l’écriture de Shelley, qui transpose son histoire dans un décor arctique et glaciaire. Ce rapport à la nature et aux enjeux environnementaux est central dans notre Frankenstein.
Comment avez-vous imaginé le dispositif de Frankenstein ? Pourriez-vous revenir sur l’histoire et la dramaturgie de cet espace ?
La création du lieu, du laboratoire a été la première étape concrète du processus. J’ai imaginé le dispositif comme un espace émotionnel, entre le paysage extérieur et intérieur. Nous l’avons construit avec Cosimo Ferrigolo et Andrea Sanson. Puis Silvia, Stina et Davide sont arrivés et ont commencé les répétitions dans le dispositif. Le décor est une sorte de grand laboratoire qui contient des éléments naturels : de l’eau, du vent, du brouillard, du feu… Sur scène, une toile peinte représente le paysage de la Mer de Glace, de la Dent du Géant et du Mont Blanc. Derrière cette illustration, se trouve l’espace du laboratoire, un peu énigmatique qui, au fur et à mesure du spectacle, finit par se troubler et se mélanger avec ce paysage, créant un nouvel espace hybride, un paysage émotionnel où le «monstre» se raconte…
Mise en scène, décors et écriture Filippo Andreatta. Son et musique Davide Tomat. Performance Silvia Costa et Stina Fors. Assistante à la mise en scène Veronica Franchi. Création lumière Andrea Sanson. Costumes Lucia Gallone. Régie Cosimo Ferrigolo.Sculpture de scène et automatisation Plastikart Studio. Bustes et masques en cire Nadia Simeonkova. Peinture de la toile de fond Paolino. Diffusion Chiara Boitani. Photo Giacomo Bianco.
Frankenstein est présenté les 9 et 10 août au far° festival des arts vivants à Nyon
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