Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 29 septembre 2023
Alors qu’il s’était juré de ne jamais monter de classique, François Gremaud est aujourd’hui l’auteur d’une trilogie à succès consacrée à trois grandes figures féminines tragiques des arts vivants classiques : Phèdre, Giselle et Carmen. Grâce à une habile mise en abyme et la sagacité de son·sa narrateur·rice, chaque opus nous entraîne à travers l’histoire de son héroïne sous la forme d’une conférence-spectacle passionnée. Entre hommage et satire, François Gremaud aborde et revisite avec beaucoup de ferveur et d’esprit ces trois œuvres, les rendant résolument contemporaines et accessibles. Dans cet entretien, le metteur en scène retrace l’histoire de cette trilogie et revient sur le processus de création de son dernier opus Carmen., écrit pour et avec la chanteuse Rosemary Standley.
François, vous développez vos propres projets depuis bientôt vingt-ans. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche ?
Ma recherche s’articule autour de différentes pratiques, tantôt collectives – avec Tiphanie Bovay-Klameth et Michèle et le Collectif Gremaud/Gurtner/Bovay, ou encore avec Victor Lenoble avec qui nous avons jusqu’ici co-écrit deux spectacles – tantôt personnelles autour de projets que j’écris, mets en scène et parfois interprète. Dans un seul en scène intitulé Aller sans savoir où, invité par la Haute Ecole des Arts de la Scène La Manufacture à Lausanne à tenter de mettre en mots ma pratique, j’ai remarqué qu’elle reposait sur deux principes et une nécessité : mon plaisir à tenter de susciter l’étonnement (en partant de l’idée, défendue notamment par la philosophe Jeanne Hersch, qu’il serait à la base de la pensée), l’incommensurable privilège que j’ai de pouvoir travailler avec les interprètes (qui sont selon moi les héroïnes et héros des arts vivants) et l’honneur que je me fais de mettre de la joie en partage (convaincu, comme le philosophe Clément Rosset, qu’elle est une force majeure – Deleuze parle de puissance de vie – qui non seulement s’accommode du tragique de l’existence mais le dépasse). Le tout réalisé dans une relative « économie d’effets », convaincu que la décroissance des moyens n’empêche la croissance ni de l’imaginaire, ni de la pensée, ni – encore une fois – de la joie.
Vos pièces Phèdre, Giselle et Carmen. ont la particularité de mettre en scène la mort de leur héroïne. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette trilogie commencée en 2017 ?
Alors que je m’étais juré ne jamais monter de classique, Vincent Baudriller, directeur du Théâtre de Vidy-Lausanne, m’a demandé de concevoir une pièce à destination des lycéennes et lycéens et de la penser comme un cheval de Troie, avec pour ambition, en profitant du seul moment de la scolarité où est abordé le théâtre, de proposer aux établissements scolaires un texte classique (afin de nous inscrire dans les programmes) et d’y proposer une forme éminemment vivante, autrement dit, d’essayer de donner le goût du théâtre à un moment où parfois l’on dégoute – et parfois à jamais – les jeunes de cet art. J’ai tout de suite songé à Phèdre que j’aimais, et à Romain Daroles, qui avait été un de mes élèves à la Manufacture et pour qui j’avais envie d’écrire. C’est ainsi qu’est née Phèdre !. L’histoire de Giselle… est sensiblement différente. Après l’avoir beaucoup applaudie pendant mes études théâtrales à Bruxelles dans les années 90 – notamment dans les chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker – j’ai eu la chance de rencontrer la danseuse Samantha van Wissen en collaborant avec le chorégraphe Thomas Hauert. J’ai très tôt vu qu’une formidable actrice sommeillait dans la magnifique danseuse. Nous nous sommes très bien entendus, et un soir elle m’a lancé : « Si un jour tu as besoin d’une vieille danseuse pour un truc, pense à moi ». J’ai aussitôt eu l’envie de lui écrire un équivalent de ce que j’avais écrit pour Romain. C’est ainsi qu’a germée l’idée un peu idiote d’écrire pour une danseuse non pas la réduction d’une pièce de théâtre mais d’un ballet. Ensuite, c’est la locution adverbiale « Jamais deux sans trois » qui m’a donné l’envie d’écrire Carmen., une manière pour moi – qui ne voulais pas monter de classique – de me pencher sur trois pièces considérées chacune comme l’un des chefs-d’oeuvres de son genre (théâtre, ballet et opéra). C’est après les avoir choisies toutes trois que je me suis rendu compte que ces trois héroïnes avaient en commun de mourir sur scène (ce qui de fait est le lot de nombreux personnages féminins qui ont donné leur nom à des oeuvres, d’Antigone à Tosca, en passant par Hedda Gabler). En décortiquant ces œuvres, j’ai essayé – en partageant mon geste d’abordage – de les « rendre au public », à qui elles appartiennent. En effet, bien que tombées dans le domaine public, elles ne sont pas toujours accessibles, pour des raisons tantôt artistiques (langue, codes, etc.) tantôt pratiques (prix des places, notamment à l’opéra). J’ai eu la chance de constater avec Phèdre ! et Giselle… que cette manière de désacraliser – sinon les œuvres elles-mêmes, mais tout au moins leur abord – rencontrait l’intérêt d’un public très varié, me faisant renouer avec l’idée de théâtre populaire, dans le sens le plus noble du terme.
Carmen. est le troisième volet de de cette trilogie. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cette nouvelle figure ?
J’ai songé à Giselle et Carmen parce que les deux pièces, comme Phèdre, portaient le nom et racontaient l’histoire d’une grande figure féminine, chacune considérée par les interprètes des genres respectifs comme « un rôle majeur ». Mais contrairement à la pièce de Racine, cette fois, sans bien les connaître. Ce qui m’intéressait pour ces deux œuvres, c’était, en ma qualité de profane, de faire le chemin vers elle. « Chemin faisant », donc, j’ai été saisi par la figure de Carmen qui, contrairement à Phèdre – soumise à la volonté des dieux – et Giselle – soumise aux forces surnaturelles – , est une femme profondément libre qui n’a de cesse de s’affirmer comme telle. C’est plutôt vivifiant de clore cette trilogie avec elle, ainsi qu’avec la musique de Bizet, qui illustre parfaitement ce principe de « joie plus forte que le tragique », puisqu’elle triomphe de la noirceur du livret.
Cette nouvelle création est écrite pour et avec Rosemary Standley. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre avec Rosemary ? Quelles sont ses singularités d’interprète qui ont animé votre envie de lui proposer ce rôle ?
J’ai rencontré Rosemary par hasard au Festival d’Avignon 2019, lors d’une soirée privée. Je l’ai entendue chanter, et bouleversé par sa voix, je me suis dit « C’est Carmen.». Non pas que Rosemary ressemble à l’héroïne de Bizet, mais parce que sa voix possède le timbre « sensible » que j’imaginais pour ma version de l’œuvre, à savoir une voix contemporaine, à la fois sublime et libre. Les singularités qui me plaisent chez Rosemary et qui me semblent adéquate par rapport à Carmen sont, d’une part, son immense liberté d’interprète, qui lui permet d’aborder toutes sortes de répertoires (du jazz au folk, du classique à la musique créole, de la variété au baroque), et d’autre part, la force et l’évidence de sa présence quand elle chante. Il « suffit » qu’elle soit présente et qu’elle chante pour que quelque chose de l’ordre du sublime opère.
Comment avez-vous abordé l’histoire de Carmen ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création ?
Je me suis tout d’abord beaucoup documenté. J’ai surtout lu, mais aussi regardé et écouté tout ce qui pouvait m’éclairer sur les différents aspects de l’œuvre. Ensuite, j’ai réduit, « monté » la musique, en même temps que j’écrivais. Comme pour Giselle…, j’ai essayé de poser mes mots sur la musique afin qu’ils puissent synthétiser certaines scènes tout en « respectant » le travail (d’exception) de Bizet. Luca Antignani, qui avait fait la magnifique réduction pour quatre instruments de la partition de Giselle… a réalisé celle de Carmen. pour cinq musiciennes qui accompagneront Rosemary sur scène. Une fois un premier corpus établi, c’est en répétition avec Rosemary que le texte se peaufine, s’affine, se modifie. Comme pour Phèdre ! et Giselle…, une dernière phase d’écriture va se mettre en place en même temps que les représentations, dans la rencontre du spectacle avec le public.
Carmen., Concept et mise en scène François Gremaud. Avec Rosemary Standley. Musiciennes interprètes (en alternance) Laurène Dif, Christel Sautaux, Tjasha Gafner, Célia Perrard, Héléna Macherel, Irene Poma, Sandra Borges Ariosa, Anastasiia Lindeberg, Bera Romairone, Sara Zazo Romero. Musique Luca Antignani, d’après Georges Bizet. Texte François Gremaud, d’après Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Assistanat à la mise en scène Emeric Cheseaux. Photo © Dorothée Thébert Filliger.
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Les 18 et 22 octobre, Théâtre de la Ville / Festival d’Automne à Paris
Les 16 et 17 novembre, Espace 1789, Saint-Ouen / Festival d’Automne à Paris
Le 28 novembre, Théâtre de Grasse
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Du 9 au 13 avril 2024, Théâtre National Wallonie-Bruxelles
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