Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 11 octobre 2023
À la croisée des pratiques artistiques, la danseuse et chorégraphe Hélène Iratchet développe une recherche résolument indisciplinée, toujours guidée par un goût certain pour l’humour et l’autodérision. Orienté vers les sciences humaines, son intérêt se focalise aujourd’hui sur notre rapport au monde matériel et à la consommation. Inspirée par la figure du livreur à domicile et par de multiples références chorégraphiques (empruntées aussi bien au registre de la danse contemporaine, à Bollywood ou à la comédie musicale), sa dernière création Les Délivrés interroge et fait se heurter avec fantaisie l’acte de consommation et de création. Dans cet entretien, Hélène Iratchet partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création des Délivrés.
Hélène, vous développez vos propres projets depuis bientôt vingt ans. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui circulent aujourd’hui dans votre recherche artistique ?
J’ai mis du temps avant de cerner et comprendre mon axe de travail. Probablement parce que j’ai longtemps été interprète pour de nombreux chorégraphes, avec des esthétiques et des enjeux très différents. Si je comprends aujourd’hui comment et à quels degrés ils m’ont influencée, je ne me suis pour autant jamais clairement située dans la lignée de l’un·e d’eux·elles… Ces dernières années, j’ai tenté de faire dialoguer sur scène ce qui me constitue, à savoir une culture chorégraphique indisciplinée, un plaisir de la danse et l’envie d’observer de plus près des phénomènes de société liés à la consommation voire au consumérisme. Ma recherche artistique répond plus généralement à un besoin, que j’imagine commun à certain·es créateur·ices : sublimer, transformer, réagir à une réalité sociale assez difficile à tolérer. Les formes que je fabrique depuis quelque temps me permettent d’être en phase avec un certain idéalisme et certaines valeurs qui m’importent et que je cherche à partager et bousculer. Je dirais que ma démarche consiste à jubiler, délirer à partir d’objets et notions simples et que j’espère communs à celles·ceux qui regardent ce que je fabrique. Formellement, ma pratique se rapproche beaucoup du théâtre : j’écris et je met en scène des personnages – qui sont d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, interprétés par des danseurs… Ces personnages sont les vecteurs, les instruments de ce qui m’agite, m’attire ou me rebute. J’aime aussi jouer avec les codes de mon champ artistique, ceux de la danse et plus largement de la représentation mais tout cela avec autodérision et humour. J’ai besoin de rire avec les autres pour ne pas me laisser engloutir par la morosité ambiante, pour apaiser une forme d’intranquilité.
Votre nouvelle création Les Délivrés articule plusieurs axes de recherche : le phénomène hyper-contemporain de la livraison, l’histoire de la danse, la relation avec votre mère… Pourriez-vous retracer la genèse des Délivrés et les différentes idées/envies à partir desquelles vous avez engagé votre recherche ?
La genèse des Délivrés est pour moi relativement claire. Début 2020, la danseuse Tamar Shelef m’a annoncé qu’elle rentrait vivre en France. Je veux travailler avec Tamar depuis longtemps, je réfléchis donc à un projet avec un rôle taillé sur mesure pour elle. Très vite, j’imagine un duo mère-fille, même si notre différence d’âge ne permet pas de rendre vraisemblable cette filiation. Au même moment, alors que nous sommes confinés, j’observe à Saint-Etienne, où j’habite, qu’une poignée de livreurs à vélo continuent de travailler et d’occuper la rue : qui sont-ils ? Quels maillons incarnent-ils dans la chaîne infernale de l’ubérisation grandissante pour échapper au confinement ? Ce contexte a ainsi posé le cadre de la pièce : un duo mère-fille chorégraphes, confrontées à la logistique mondiale via la figure du livreur. À l’intérieur de ce cadre narratif, j’ai essayé de travailler des questions qui me traversent voire m’obsèdent, dans le désordre : l’amour filial, l’asservissement à la consommation, les rapports de classes, l’amour de la danse, les injonctions multiples à «se comporter de façon responsable, etc.» Évidemment, ça n’a pas été simple d’articuler et d’explorer le potentiel de tous ces sujets et certains méritent d’être de nouveaux mis en jeu à travers d’autres contextes. Ce sera l’objet de mes prochaines recherches.
Les Délivrés agrège de nombreuses références chorégraphiques. Pourriez-vous partager des matières à partir desquelles vous avez travaillé ? Comment ont-elles nourri la dramaturgie des Délivrés ?
J’aime beaucoup certaines œuvres – tant dans le champ chorégraphique que dans le champ des arts plastiques ou encore le cinéma – qui citent, rendent hommage à d’autres œuvres ou à des artistes. Dans Les Délivrés, je cite les figures de Merce Cunningham et Loïe Fuller, j’utilise la musique de Thom Willems connu pour sa fructueuse collaboration avec le chorégraphe William Forsythe… Pour ma part, ces références sont un des éléments moteurs pour conceptualiser mon travail et me raccrocher à des éléments tangibles, que ce soit à travers du texte, de la musique, des costumes, etc. Ainsi l’un des personnages des Délivrés se réfère à Merce Cunningham dans un exposé sur sa recherche chorégraphique, tandis qu’une référence à la danse serpentine de Loïe Fuller apparaît d’elle-même avec un rideau du décors qui devient un voile. Nous avons également fusionné un morceau de Thom Willems avec une chanson de France Gall pour orchestrer un duo de danse en trottinette… Je pratique je crois une forme de collage qui agrège et détourne des références que certains – ceux qui connaissent l’histoire de la danse – vont percevoir et d’autres vont juste poser un regard neuf sur ces mouvements et ces sons. J’aime mélanger ces multiples niveaux de lecture.
Comment avez-vous abordé chorégraphiquement toute cette matière ?
Nous avons passé de nombreuses heures avec Tamar Shelef et Julien Ferranti à écrire un trio très formel, minimaliste, géométrique et basé sur un principe d’accumulation. Mais de ce travail laborieux en studio, il ne reste absolument aucune trace dans la pièce ! Ce temps d’expérimentation ensemble nous a cependant permis de nous rencontrer et dans ce difficile mais très joyeux labeur, de nous relier, de nous connaître. Au final, la pièce est composée exclusivement de solos et de duos loin d’être minimalistes. Ce qui m’importe ici est de partager le plaisir de la danse dans un joyeux mélange. Ces danses empruntent à divers registres et époques pour répondre à une dramaturgie sur le même principe que le jeu marabout : un duo Bollywood précède ainsi un duo de comédie musicale sur un tube des années 70, qui lui-même précède un solo de clubbing, et ainsi de suite…
Le décor et les objets occupent une place essentielle dans l’imaginaire des Délivrés. Comment avez-vous conceptualisé la dramaturgie de cet espace et de ces objets ?
Pour cette pièce, je cherchais un décor relativement réaliste pour coller à cette aspiration à faire une «danse de boulevard». La scénographie reprend donc des éléments constitutifs du studio de danse : un grand miroir, une barre de danse classique, des posters, un banc. Mais nous avons, avec Rachel Garcia, fait subir des translations et des mutations à ces éléments afin de créer une forme d’étrangeté à cet espace : le miroir à glissé du mur au sol (il s’agit d’un tapis miroir), le poster au mur est réversible et la barre de danse souvent rivetée au mur pour l’éternité est ici mobile et molle (elle entre et sort du studio par la porte). La porte elle-même n’est pas figée dans sa paroi mais se déplace pour transformer l’espace. Pour ce qui est des objets et des accessoires, ils font toujours partie intégrante de mes projets, en témoigne mes deux dernières pièces Mon Club de Plongée (2019) et Sketches (2019) qui mettent en scène des fauteuils en cuir. Pour Les Délivrés nous avons sélectionné des objets de consommations omniprésents dans les coulisses du studio de danse : gobelet plastique, chaussures de sports, coussin de voyage, machine à laver. Nous avons aussi constitué une petite collection d’objets qui ont pour utilité de soigner le corps : un sauna portatif, des jambes massantes électriques, un masque pour le visage… Ces différents objets permettent de créer des situations, des rapports entre les personnages, de recréer des espaces, d’engager des débats éthiques et moraux. Plutôt que de les accumuler sur scène, nous avons eu l’idée de modifier leurs tailles et qualités : ils sont devenus des sculptures hors-normes et molles, comme des doudous très encombrants. Reproduire ces objets et les mettre en jeu me permet de rappeler que les artistes sont des citoyen·nes au même titre que celles et ceux qui les regardent depuis la salle : nous sommes toutes et tous pris dans le tourbillon de la consommation.
Les Délivrés, vu au SUBS, dans le cadre du Festival Sens Dessus Dessous. Écriture et chorégraphie Hélène Iratchet, scénographie et costumes Rachel Garcia, création lumière Rima Ben Brahim, création sonore Cristián Sotomayor, interprétation Hélène Iratchet, Tamar Shelef, Julien Ferranti, conseils à l’écriture Yuval Rozman. Photo © Gregory Rubinstein.
Les délivrés est présenté les 30 novembre et 1er décembre au Théâtre de la Cité internationale dans le cadre du festival Transforme – Paris initié par la Fondation d’entreprise Hermès.
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