Propos recueillis par Mélanie Drouère
Publié le 16 janvier 2023
Impressions, nouvel accrochage, la nouvelle pièce que signe Herman Diephuis, portée par deux magnifiques interprètes, Mélanie Giffard et Yves Mwamba, explore les possibilités de décliner en danse les axes de travail de la peinture impressionniste. Revisiter l’instant, les diffractions lumineuses, la vie quotidienne, la vie tout court, avec ses éclairs de trouble et de fragilité : pas étonnant que la proposition du CCN de Caen ait séduit le chorégraphe. Le mouvement impressionniste, qui s’est développé à rebours de l’académisme pictural, notamment de sa représentation des corps, a soudain fait place à l’aléatoire, à la multiplicité d’angles de vue sur un même sujet. Puisque dévier le regard de ses prismes imposés, et laisser jaillir du hasard tout son potentiel de déploiement créatif font partie des fers de lance du chorégraphe depuis trente ans, Herman Diephuis s’est saisi de cette occasion. Il livre ici l’articulation qu’est la sienne, entre problématiques esthétiques qui l’occupent et sa volonté, encore et toujours, de concerner tous les publics.
Herman Diephuis, votre dernière création, Impressions, nouvel accrochage, est l’objet d’une commande. Que signifie son sous-titre, Collection tout terrain du Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie ?
Le CCN de Caen m’a demandé de créer une pièce qui pourrait, et c’est là l’objet du sous-titre, être jouée tout à la fois dans des boîtes noires, des théâtres équipés, mais aussi sur une place de village ou dans une salle des fêtes ; autrement dit, une pièce « tout terrain », commande qui correspond à la dynamique d’Alban Richard (directeur du CCN Caen) d’ouvrir la danse contemporaine à tous, de l’immiscer dans des endroits où on ne la voit pas habituellement. Or, dernièrement, je me suis un peu éloigné du milieu de la danse ou, disons, des rendez-vous importants de ce milieu. Je travaille dans la danse depuis 1984, et j’avoue avoir fait comme une « overdose » d’y voir toujours les mêmes paysages humains, et d’y entendre en permanence les mêmes discours. En France, je suis presque à la retraite. À présent, ma vie prend de nouvelles racines au Brésil, et j’ignore encore si je vais continuer la danse ou faire autre chose. Je suis libre de me réinventer. Cela dit, travailler dans les banlieues, avec des jeunes, avec des publics amateurs, essayer de trouver des formes de rencontres ou d’échanges éloignés de la culture a toujours été un leitmotiv dans mon approche, et constitue une démarche qui me plaît encore aujourd’hui, et me donne une raison de continuer de croire en mon métier. C’est pourquoi j’ai eu plaisir à répondre à cette sollicitation.
Vous avez imaginé ce projet en partant de ce que pourrait être un impressionnisme chorégraphié, ou une danse impressionniste. D’où vient cet intérêt ? Pourriez-vous revenir sur l’origine de cette pièce ?
Ce duo revisite les principes et la thématique du solo Impressions créé en 2013 dans le cadre de l’exposition « La couleur réfléchie. L’impressionnisme à la surface de l’eau » au musée des Beaux-Arts de Rouen. La Normandie est l’un des berceaux de l’impressionnisme. On m’avait demandé de créer une pièce in situ dans une salle du Musée. Parmi les collections de ce Musée, le fonds de tableaux impressionnistes est magnifique et permet de prendre conscience à quel point, au XIXᵉ siècle, des artistes ont quitté l’académisme, chargé de tant de règles et de codes, pour partir à la recherche de liberté, de possibilités d’être surpris, d’ouverture à la lumière. Les peintres ont changé de sujets : ils se sont écartés des sujets religieux, des mythes et légendes ou des portraits de familles aristocratiques pour préférer explorer, tout simplement, la vie quotidienne.
Est-ce cette relation au quotidien, à la simplicité et au hasard qui attire particulièrement votre attention à l’égard du mouvement impressionniste ?
Comme il s’agit en effet dans l’impressionnisme de laisser la place à l’imprévu, au fugitif – ces artistes peignaient les gens dans la rue ou dans les champs, mais aussi la nature, les changements de saisons, de lumière, et la manière dont un même sujet peut changer selon le moment de la journée ou de l’année – cet angle de vue m’intéresse au plus haut point, puisque, dans mon travail, je me demande souvent comment voir autrement une chose que nous connaissons tous, par exemple une icône de la musique pop ou même Jésus-Christ (rires). Comment voir et revoir différemment une imagerie collective selon la personne qui la représente, selon la lumière utilisée, ou la musique qui l’accompagne ? Quelle place laissons-nous aux spectatrices et spectateurs pour la projection de leur imaginaire ? Telles sont les questions qui m’intéressent.
Comment êtes-vous passé du solo au duo ?
Initialement, en 2019, il devait s’agir d’une commande pour Normandie Impressionniste. Sébastien Kempf, conseiller artistique pour le CCN de Caen, qui avait vu le solo de 2013, m’avait demandé si je voulais poursuivre le travail autour de la pièce. Puisque l’avions présenté une seule fois, la question se posait alors de savoir ce que signifiait le reprendre et l’ouvrir. En faire un duo permettait d’être dans le continuum de ce prisme de changement de la vision du corps tout en l’élargissant vers ce que serait, aujourd’hui, le quotidien de l’art de la danse. Le solo interprété par Mélanie Giffard explorait la représentation du corps féminin qui se libère de l’image que lui conférait la peinture du XIXe siècle et je trouvais intéressant de mêler cette déconstruction à l’univers masculin et à sa propre représentation, tout aussi stéréotypée. J’ai immédiatement pensé à la danse urbaine. Au départ, Marvin Clech a interprété le rôle masculin, qui a été remplacé après la pandémie par Yves Mwamba. Tous deux viennent essentiellement de la danse urbaine, avec des bases comme le krump, quoiqu’ils exercent tout à la fois dans la danse contemporaine. Cette pièce a traversé des hauts et des bas : la pandémie, le départ de Marvin, la grossesse de Mélanie, etc. Tout ce parcours, qui s’achève par un enfantement de Mélanie, est très beau et a nourri substantiellement la pièce.
Pourriez-vous revenir sur le processus d’écriture avec les deux interprètes ?
Je n’arrive jamais en studio avec une pièce clef en main. Le travail commence toujours par un cadre, que je crée certes, mais que nous remplissons par la suite en studio, à l’appui d’images, en l’occurrence de copies de tableaux, de photographies, de textes ou de vidéos. Pour Impressions, nouvel accrochage, nous avons repris des tableaux du Musée de Rouen que j’avais déjà utilisés et nombre d’autres tableaux que j’ai eu le plaisir de voir ou revoir au Musée d’Orsay, le musée par excellence concernant le XIXe siècle. À chaque fois, nous regardions le tableau ensemble et nous en parlions mais, dans l’écriture, j’ai laissé les danseurs s’emparer de ce qu’ils avaient envie d’incarner. Par la suite, à chaque étape, je regardais ce qui manquait et faisais des propositions d’autres images. C’était toujours une conversation entre les interprètes et moi. Ce qui prend beaucoup de temps est précisément de considérer l’image comme un puzzle dont on apprend beaucoup, et dont on doit néanmoins se libérer pour établir une façon de bouger qui reste naturelle. Je danse très peu à vrai dire avec les interprètes pendant les répétitions, pour ne pas les influencer dans leurs états d’incarnation, mais je ressens tout et, bien souvent, à la fin, j’ai l’impression que ce que je ressens était déjà dans mon corps.
Quand on pense impressionnisme, on pense immédiatement à des variations de lumière. Comment avez-vous abordé ce médium pour Impressions, nouvel accrochage ?
Quand nous jouons en extérieur, sur une place de village par exemple, que le temps soit changeant, que le soleil se couche ou autres phénomènes naturels donnent évidemment des lumières magnifiques inimitables. Pour l’intérieur, avec l’éclairagiste Cléo Konongo, originaire du Congo Brazzaville, nous avons créé une lumière qui change imperceptiblement durant 30 minutes : il n’y a pas ni accents marqués ni ruptures brusques, c’est un effet qui se modifie très lentement, mais constamment. Ce mouvement est pensé en rendez-vous avec des moments importants de la pièce et accompagne ainsi la transformation du duo. Trois ambiances se succèdent, une lumière froide, une lumière chaude et la couleur rouge.
Comment avez-vous envisagé la musique à travers le prisme de «l’impressionnisme» ?
Pour le musée, j’avais fait moi-même le montage son avec dix versions orchestrées du Prélude à l’Après-midi d’un Faune de Debussy que je faisais jouer en même temps en laissant apparaître et disparaître certaines versions. Les versions étaient extrêmement variées : il y en avait d’anciennes versions, d’autres plus récentes, du son le plus vieillot au plus beau, plus ou moins propre, etc. À l’instar d’un impressionniste représentant plusieurs fois le même sujet, je lançais donc plusieurs fois le même morceau, avec le même déroulement, mais le seul fait d’entendre dix chefs d’orchestre et dix orchestres différents créait des variations. Pour ce duo, nous avons gardé ce même principe et avons travaillé avec Pierre Bocheron, un grand professionnel, alors que j’avais tout fait chez moi sur un logiciel grand public pour le solo (rires). L’idée a donc vraiment gagné en subtilité en passant entre ses mains. Partant de la perspective, dans cette transformation du duo, de nous diriger vers cette énergie de la danse urbaine, une énergie qui soit véritablement celle d’aujourd’hui, nous sommes allés jusqu’à nous demander la version qu’aurait pu écrire Debussy de son morceau s’il avait vécu aujourd’hui, se retrouvant complètement excité sur la musique dans une rave party. Nous avons alors essayé de faire en sorte que ce rythme-là, cette énergie-là et cette couleur-là rejoignent la version classique. Je trouve que Pierre a vraiment relevé ce challenge en évitant de tomber dans l’écueil du simple remix électro du morceau de Debussy. La musique fonctionne ainsi comme la lumière : elle se transforme très lentement, un peu comme le vent qui traverse une image et la modifie légèrement, petit à petit.
Impressions, nouvel accrochage, Collection tout terrain du Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie. Conception, chorégraphie Herman Diephuis. En collaboration avec Marvin Clech, Mélanie Giffard & Yves Mwamba. Interprété par Mélanie Giffard et Yves Mwamba. Création lumière Cléo Konongo. Création sonore Pierre Boscheron. Régie Jérôme Houlès ou Florent Beauruelle. Photo © Alban Van Wassenhove.
Impressions, nouvel accrochage est présenté le 8 février dans le cadre du festival ICI&LÀ, La Place de la Danse puis le 11 février à Gindou et le 25 mars à Fleurance dans le cadre du dispositif Danses en territoires.
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