Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 23 juin 2023
Originaire de Corée du Sud, Kidows Kim baigne depuis son adolescence dans la culture du manga alternatif et de l’univers cyber-punk. Développant une pratique qui croise l’écriture et le dessin, le chorégraphe élabore depuis plusieurs années le Dictionnaire des créatures fantastiques, un bestiaire de créatures monstrueuses à travers lesquelles il explore les notions de hiérarchie, de domination et de normes. Dans la continuité de ce projet éditorial, son nouveau solo Cutting Mushrooms s’empare et métabolise cet imaginaire de la monstruosité. À travers de micro-transformations et distorsions de son propre corps, l’artiste fait surgir de multiples figures ambiguës et insaisissables. Dans cet entretien, Kidows Kim revient sur les enjeux de son travail et partage le processus de création de Cutting Mushrooms.
Cutting Mushrooms est le deuxième volet d’une série que tu présentes comme un «dictionnaire des créatures fantastiques». Peux-tu revenir sur l’histoire de ce projet ?
Ce projet au long cours a pour objectif de créer un jour une édition composée d’un «bestiaire» d’une vingtaine de créatures fantastiques. Ces créatures peuplent un environnement imaginaire et chacune sont liées à des expériences intimes. Quand j’étais plus jeune, j’écrivais beaucoup et j’avais l’habitude de créer des figures en entremêlant des souvenirs, des situations familières et des créatures monstrueuses. Avec le recul, j’ai compris que c’était une forme de réponse face à des situations troublantes. C’est dans cette transfiguration entre la réalité et la fiction que j’ai puisé ma conception de la monstruosité. Aujourd’hui, je continue de développer avec plus de conscience cette pratique et passer par le corps me permet d’informer davantage mon travail d’écriture. Les performances qui découlent de ce bestiaire sont pour moi des traductions à travers un médium différent.
Comment naissent ces «créatures fantastiques» ?
Mon travail se fonde sur une méthode que j’ai nommée «Monstrarchéologie». Il s’agit d’une pratique qui consiste à déconstruire mon ressenti afin de faire surgir des figures distordues composées de micro-transformations inachevées. Je m’intéresse à la représentation d’événements ambiguës de mon passé et je cherche à les traduire à l’aune de mon travail artistique, avec la distance qu’elle me permet. En me basant sur cette méthode, j’explore la monstruosité qui surgit de ce souvenir par la distorsion de la normativité du corps, de la voix, du son, du langage, etc. Pour moi, les monstres sont une métaphore pour parler de la réalité, en particulier des questions de hiérarchie, de domination et de normes. Les monstres représentent ce qui est mis à distance, ce qui est caché.
Le film Tetsuo : The Iron Man de Tsukamoto Shinya a été une référence importante dans cette recherche. En quoi cette œuvre est-elle venue nourrir la dramaturgie de Cutting Mushrooms ?
J’ai grandi avec la culture du manga alternatif, notamment le dark fantasy, l’horreur, le cyber-punk, etc. L’univers cyber-punk et la thématique de la transformation m’ont beaucoup affecté lorsque j’ai découvert ce film en particulier (le réalisateur japonais est considéré comme le chef de file de la mouvance cyberpunk au Japon, ndlr). Ce film représente crûment la force incontrôlable des corps transhumains dans un monde industriel. Tetsuo the Iron Man raconte l’histoire d’un homme qui, après un accident, voit son corps muter et se métamorphoser peu à peu en une créature de métal et de chair. Finalement, cette dernière se déchire et la machine surpasse son corps. Sa puissance est instable et incontrôlable au point qu’il ne peut pas conserver sa forme d’origine. À partir de cette imagerie, j’ai commencé à observer et analyser mes propres processus de transformation face à des situations qui me sont imposées, socialement et politiquement. Ma transformation est-elle un moyen d’exister, de me protéger, de communiquer, de m’intégrer ? Est-ce une adaptation et/ou une résistance ? Cutting Mushrooms est un travail de mise en forme visible de ma transformation actuelle en retraversant mes transformations passées.
Comment as-tu composé la figure de Cutting Mushrooms ?
Pour cette création, mon envie de départ était de représenter une sensation et de faire apparaître une figure au cœur de l’abstraction, sans passer par une narration intelligible. Pour y parvenir, j’ai expérimenté en studio en considérant l’idée de «micro-transformation inachevée. J’ai travaillé sur la transformation sans aller jusqu’à une transmutation, d’où l’idée d’inachèvement. La figure ne se fixe pas mais change en permanence. Il s’agissait de tenter de donner une forme visible à la continuité. J’ai commencé à analyser et observer les transformations perpétuelles, involontaires ou délibérées que j’avais subies. C’est la manière que j’ai trouvée pour traduire conceptuellement mes questionnements autour de la notion d’identité… Dans cette recherche, j’ai été accompagné par trois artistes : Josiane Martinho (designeuse de mode), Hubert Crabières (artiste photographe) et Marie Sol Kim (artiste lumières). Lors du processus, nous avons appliqué le même principe de «micro-transformation inachevée» à leurs médiums et matériaux respectifs. Mon corps s’adapte autant qu’il agit sur les matériaux qu’ils·elles ont proposés. C’est un rapport de force continu qui influe sur l’écriture de la chorégraphie. Mes collaborateur·ices ont beaucoup contribué à construire le monde que j’ai souhaité partager avec Cutting Mushrooms.
Avec Cutting Mushrooms, tu donnes à voir un corps de basse intensité, pourtant, à l’intérieur, ça travaille beaucoup… Peux-tu partager le travail interne que tu actives durant la performance, notamment celui de la mâchoire et de la langue… ?
En effet, avec cette recherche, je souhaitais résister contre l’intensité. Pour moi, cette notion est associée à une productivité imposée dans un monde capitaliste. J’ai grandi avec une forte fascination pour ce qui est intense comme synonyme de réussite. C’est pourquoi je trouvais intéressant de questionner ici ce modèle et de m’interroger sur la manière dont il m’a manipulé. Ces réflexions ont donné lieu à un ralentissement et à une écriture beaucoup plus fine, qui produit chez le·la spectateur·ice une forme d’attente, un espoir inassouvi. Cette réduction de l’intensité, de l’effort interne, m’a conduit vers des questions autour de l’imperceptible et de l’invisible. J’ai eu envie de rendre visible le travail qui se joue à l’intérieur du corps malgré son ralentissement. Pour ce faire, j’utilise durant la performance un microphone hydrophone (destiné à être utilisé dans l’eau) que je mets dans ma bouche pour donner à entendre le travail interne. Par un mouvement de la gorge, de la langue, des dents et de la salive, je crée en temps réel un son comme issu de mes entrailles. Pour l’écriture du mouvement, j’ai également essayé de considérer cette sensation d’entre-deux présente «à l’intérieur», entre sérénité et tension.
Comment le costume que tu portes participe-t-il à la dramaturgie de Cutting Mushrooms ?
J’ai collaboré avec la designeuse de mode Josiane Martinho. Nos intérêts se sont rejoints autour de l’irruption de la réalité dans la fiction à travers la production d’objets et de vêtements hybrides. Nous avons expérimenté à partir de mes vêtements quotidiens et de tissus usagés la superposition de figures issues de hasards et de détournements. Dans la création des vêtements, nous avons créé des tensions, des déformations, qui activent le tissu à travers des systèmes de anses, de poches, etc. Cela nous a également permis de jouer sur des notions d’intérieur, d’extérieur, du visible et de l’invisible. Nous avons voulu valoriser l’imperceptible. Dans la confrontation et l’adaptation à des objets, au corps et à l’environnement, le vêtement devient une sorte de mue fantomatique. C’est une sculpture en constante mutation, modelée par des gestes d’appropriation et d’altération. Nous voulions que le vêtement ne soit pas juste un accessoire esthétique mais qu’il participe à l’écriture chorégraphique à travers ses usages et son détournement.
Peux-tu revenir sur comment tu as conceptualisé l’espace de Cutting Mushrooms ?
Pour l’espace, j’ai collaboré avec le photographe Hubert Crabières. Dans son travail, le temps de la fabrication de l’image importe souvent plus que l’image elle-même. Ses images cherchent à capter des actions ou des situations dans un contexte fabriqué, mis en scène. Hubert m’a accompagné durant ce processus à la fois à la dramaturgie et pour une réflexion autour de la scénographie ainsi que dans la conception d’impressions textiles présentes sur scène. Pour Cutting Mushrooms, je souhaitais une scénographie qui se transforme au fur et à mesure, en réaction. C’est-à-dire que, au fil de mes manipulations brutales et hasardeuses des matériaux présents au plateau et du délitement de mes vêtements, l’espace est progressivement dévoré. La perception du temps est également rendue insaisissable, comme un songe où le passé et le présent se confondent. Les variations dans la déambulation sont imperceptibles. Nous voulions que les contours se troublent afin qu’il soit impossible de capter une image. Au niveau des objets présents sur scènes, notre choix s’est porté sur des objets quotidiens signifiants associés au pouvoir, à la puissance mais dont la lecture peut être ambivalente.
L’artiste Marie Sol Kim signe la création lumière. Comment as-tu abordé ce médium dans la dramaturgie de Cutting Mushrooms ?
Nous avons commencé par nous demander comment la lumière pouvait coexister avec les autres éléments et incarner la question de la micro-transformation, sans qu’elle dévore les autres médiums. Nous voulions éviter une lecture dramatique ou spectaculaire du concept de transformation. Nous avons travaillé sur une transformation imperceptible de la lumière et comment elle peut modifier notre perception des objets métalliques et des vêtements présents sur scène. Dans nos pratiques respectives, Josiane, Hubert, Marie-Sol et moi sommes intéressés à la manière dont les différents médiums peuvent entrer en relation. En les abordant sur un pied d’égalité, nous avons souhaité une dramaturgie «totale» qui se transforme indéfiniment plutôt que d’établir des images lisibles spontanément.
Cutting Mushrooms, création, chorégraphie et performance Kidows Kim. Collaboration artistique, scénographie Hubert Crabières. Collaboration artistique, création costume Josiane Martinho. Collaboration artistique, création lumière, régie générale Marie-Sol Kim. Dialogue artistique Ji-Min Park, Kazuki Fujita, Lucille Belland, Pauline L. Boulba, Daniel Lühmann. Production déléguée Météores. Administration, Production Charlotte Giteau. Photo Hubert Crabières.
Les 28 et 29 juin, au CN D dans le cadre de Camping
Les 1er et 2 juillet, au Feminist future festival / Kunstencentrum Buda
Pol Pi, Ecce (H)omo
Entretien
Daphné Biiga Nwanak & Baudouin Woehl, Maya Deren
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
Ivana Müller, We Are Still Watching
Entretien
Amanda Piña, Exótica
Entretien
Old Masters, La Maison de mon esprit
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien
Cherish Menzo, D̶A̶R̶K̶MATTER
Entretien
Solène Wachter, For You / Not For You
Entretien