Par Wilson Le Personnic
Publié le 14 janvier 2019
La danseuse et chorégraphe Madeleine Fournier s’est rapidement fait une place dans le paysage chorégraphique français, après s’être illustrée en tant qu’interprète dans les pièces de Loïc Touzé et avoir co-signé, depuis 2011, une série de pièces avec son camarade Jonas Chéreau. Caractérisé par une certaine radicalité formelle et un humour pince-sans-rire, son travail se déploie aujourd’hui en solo. Dans la lignée de ses recherches précédentes, sa première pièce Labourer est une performance hybride et rêveuse, qui nous emporte au creux des méandres de son inconscient.
Des gants écarlates, des pommettes et des lèvres soulignées de rouge, confèrent à Madeleine Fournier une étrange silhouette, plantée dans un drôle d’écrin coloré : une toile blanche en délimite le sol, un rideau bleu ondulé est suspendu derrière elle. Alors qu’une unique ampoule rouge clignote par intermittence dans un coin du plateau, la danseuse va se lancer dans le labour d’un substrat dense d’influences, d’idées et d’informations, invoquant aussi bien la délicatesse du chant baroque et que la rigueur des claquettes. Évoquant les danses paysannes auvergnates, les revendications éco-féministes et un riche imaginaire formel, la chorégraphe échafaude une écriture sensible, dans laquelle l’enchevêtrement des signes et l’ambivalence de son propre corps entre en friction.
Le travail des corps
Si l’action de labourer consiste au travail de la terre, elle dessine également l’image de la bourrée paysanne, cette danse de couple énergique, construite sur des mesures de deux ou trois temps, frappés et syncopés. Au delà du simple jeu sémantique autour de la sonorité des mots, le titre de la pièce permet de tisser des liens entre différentes problématiques a priori indépendantes. La tradition trouve un écho particulier dans le terrain intime de la chorégraphe : « Ces deux mots m’évoquaient plusieurs imaginaires très forts, le monde paysan, la culture, le travail de la terre, le labeur physique, l’engagement, l’investissement du corps dans une tâche, dans une danse. »
Si, à première vue, rien ne laisse présager de la possible sororité entre la house et la bourrée, la chorégraphe nous raconte la genèse hasardeuse de son projet : « J’ai rencontré plusieurs fois des pas de bourrée au cours de mon parcours de danseuse, en classique, en jazz… Lorsque j’ai entendu parler de bals de danses traditionnelles près de Clermont-Ferrand, j’étais curieuse d’apprendre sa version folklorique. Au même moment, je prenais des cours de danse house, et je me suis rendue compte qu’elle contenait également des pas de bourrée…» Ces deux danses n’ont nullement besoin d’un temps d’apprentissage pour être pratiquées souligne Madeleine Fournier : « Il faut les danser tout de suite, immédiatement les mettre en pratique. On n’a pas besoin d’attendre, ni d’acquérir une certaine légitimité pour pouvoir danser la bourrée, il faut se lancer, être dans l’acte même de danser. Venant du conservatoire, où la légitimité à danser se gagne avec le temps, c’est déstabilisant mais très libérateur. Il y avait un vrai plaisir à apprendre ces nouvelles danses. »
Fouler la terre
Le parallèle se dresse alors naturellement entre les deux danses, en découvrant non seulement des similarités dans leurs pratiques, mais aussi dans leurs constructions et leurs aspects sociaux. Mais c’est avant tout la toute puissance de la rythmique musical sur l’apprentissage de ses danses qui a interpellé la chorégraphe.. « Ces deux danses se pratiquent uniquement sur de la musique et c’est très agréable de danser sur ses rythmes. Lorsque finalement je suis entrée en studio, amenant tous ces matériaux avec moi, j’ai passé pas mal de temps à tenter le pas de bourrée alternativement sur du ternaire et du binaire, en passant de l’un à l’autre, de la musique traditionnelle à la house et vice versa. »
Pour souligner la rigueur et l’importance du rythme de ces deux danses, Madeleine Fournier a fait appel au musicien, compositeur et metteur en scène Clément Vercelletto, qui mêle dans son travail les sources acoustiques et électroniques. Seule au plateau, la danseuse n’en est pas moins accompagnées par plusieurs types de tambours (une caixa de batucada, un tamburello italien, une tumba…), de part et d’autre de l’espace, qui jouent de façon autonome. Sur chaque peau est fixé un petit boomer qui, en s’activant, la fait vibrer. Il nous est impossible de déterminer qui de la musique ou de la danseuse active l’autre.
Un substrat fertile
Parmi les différents imaginaires charriés par la chorégraphes dans cet écosystème de pensée engageant le corps dans un régime d’action et de travail, elle souligne l’image de la fécondité : « En anglais, «labeur » se traduit par « labour », qui signifie également « accouchement. » Labourer investit cette idée de travail dans son caractère cyclique,« que ce soit le cycle menstruel, ceux de la nature, des saisons, des cultures, de la végétation… » Si ce discours laisse supposer l’ancrage de la recherche dans une pensée éco-féministe, l’artiste n’en revendique pas pour autant une prime intention militante ou essentialiste. « Je ne renie absolument pas cette pensée du féminisme, je me sens féministe, mais il me semble normal de l’être. Le féminisme, c’est juste l’humanisme. Et rassembler toutes ces notions fait partie de cette recherche, permet de ramener la présence du féminin au centre de nos vies et de nos histoires. » De la femme à l’idée de nature il n’y a qu’un pas… de bourrée. Les individus sont bien entendu partie prenante de l’idée de nature et la distinction entre cette dernière et l’idée de culture est de plus en plus mince. « L’idée qui lie le tout c’est le mélange, le trouble entre culture et nature, entre ce qui serait culturel ou naturel. À cause de la science et de la rationalité l’humain s’est radicalement extrait du monde, nous nous sommes nous-mêmes mis à l’écart de notre environnement. Et dans la pièce, il y a cette juxtaposition de choses contraires, organiques, mécaniques, répétitives, ce film sur les végétaux projeté au milieu du spectacle … »
À la fois interlude et clef de voûte de la composition dramaturgique, un film documentaire vintage offre un souffle entre deux séquences dansées. Posé au devant de la scène, un vieux projecteur mécanique diffuse les images en noir et blanc d’une archive vidéo dénichée par le père de l’artiste, lui même cinéaste expérimental : « Il a sauvé il y a longtemps toute une collection de films scientifiques. Ils ont à la fois une visée scientifique, qui permettent d’en apprendre plus sur les végétaux et leurs croissances, mais aussi un but formel, l’expérimentation des techniques propre au cinéma, comme celle du stop motion, qui permet de donner à voir les mouvements des végétaux malgré leur lenteur… » Les déploiements des tiges, les éclosions des bourgeons, les explosions biologiques font un contrepoint poétique à l’écriture chorégraphique du corps de la danseuse.
Herbier chorégraphique
Le motif du pas de bourrée traverse donc différents styles, différentes époques, différentes cultures. Choisir d’initier sa recherche autour de cette figure intemporelle qui navigue entre différents univers formels produit une dé-hiérarchisation de la discipline : « Ce qui me plaît, c’est de joueur, de pouvoir emprunter à tous les différents endroits, tous les mouvements, peu importe d’où ils viennent. Le baroque n’a pas plus d’importance qu’une danse que tu fais dans ta chambre. »
Si Labourer déplie de nombreux sujets, la chorégraphe ne renie pas le caractère autobiographique de la performance : « Les danseurs sont des sortes de fantômes. Nous détenons une mémoire particulière, nous avons vécu plein de danses, nous sommes tellement riches de mouvements, d’expériences… Il suffit juste de les laisser apparaître. J’envisage la danse comme ça : laisser venir des choses qui sont déjà là. » La forme du solo, qui plus est interprété par la chorégraphe elle-même, induit intrinsèquement une forme de questionnement intime, introspectif sans doute, autour de sa propre personne et de ce qu’elle souhaite défendre en tant qu’artiste. Derrière cette multitude de signes, et de couches mystérieuses qui composent les entrelacs de Labourer, se devine aussi une fragilité désarmante, celle de Madeleine Fournier, auteure, femme, qui se livre et s’expose sans pudeur, avec une incertaine vérité, dans sa plus belle dépossession d’artifices.
Vu à l’Atelier de Paris / CDCN. Création et interprétation Madeleine Fournier. Dispositif sonore et musique Clément Vercelletto. Lumière Pierre Bouglé. Regard extérieur David Marques. Aide costume Valentine Solé. Conseil film Dominique Willoughby. Graphisme Catherine Hershey. Photo Tamara Seilman.
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