Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 30 septembre 2023
Inspirée par les espaces naturels et notre relation avec ces écosystèmes vivants, la danseuse et chorégraphe Laura Kirshenbaum a développé ces dernières années une recherche de terrain, dans des jardins botaniques, à la découverte de nouvelles expériences sensorielles. Avec In the Garden, elle propose de se connecter autrement à ces environnements familiers, en invitant un groupe de spectateur·rices à faire l’expérience sensible d’un jardin à travers une déambulation guidée. Dans cet entretien, Laura Kirshenbaum retrace la genèse de In the Garden et comment ce projet itinérant se réinvente à chaque nouveau jardin traversé.
In the garden est né lors de vos visites dans le jardin des plantes à Montpellier durant la pandémie. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de ce projet ?
J’habite à Montpellier depuis plusieurs années mais je n’ai jamais eu le temps de me sentir pleinement « chez moi » car mon travail m’oblige à être très souvent en déplacement. La pandémie m’a réellement ancré (ainsi que le monde entier) dans la ville. Les conditions sanitaires ont réduit la perspective de la vie quotidienne – du global au local. Cette mise à l’arrêt forcée m’a fait me rendre compte que j’avais besoin de m’enraciner quelque part. Penser un projet sur place était pour moi une manière d’engager une relation avec le lieu où je vis et dont je fais partie. C’est durant le confinement que j’ai commencé à visiter le jardin botanique. Je me souviens m’y être promenée en pensant que c’était un endroit idéal pour travailler. Je me suis aussi rendu compte également que je n’avais pas la même démarche lorsque j’étais dans ce jardin, je marchais plus lentement, le corps est régi par d’autres temporalités. J’ai été fascinée par ces décalages temporels et par cette nouvelle qualité d’attention. J’ai eu envie de creuser et d’explorer ces réflexions…
Comment avez-vous adapté votre recherche à chaque nouveau jardin ? Pourriez-vous partager le processus de recherche de In the garden ?
La recherche chorégraphique s’est développée de manière empirique, toujours en relation avec les jardins et les écosystèmes que nous avons rencontrés au fur et à mesure des résidences. Nous avons travaillé dans le jardin botanique de Montpellier, le jardin botanique de Zagreb, le jardin de Buda à Courtrai, le Jardin de l’Arquebuse à Dijon (qui était autrefois un jardin botanique mais plus maintenant) et dans le potager du roi à Versailles. Pour chaque jardin, j’ai appliqué une méthodologie inspirée par mes lectures de Gilles Clément (jardinier, paysagiste, botaniste, entomologiste, biologiste, qui est l’auteur de plusieurs concepts qui ont marqué les acteurs du paysage de la fin du XXe siècle ou le début de ce XXIe siècle, ndlr.) Dans son livre Jardin, paysage et génie naturel, il souligne l’importance de l’observation comme action clef dans les processus d’apprentissage des jardiniers-paysagistes. J’ai transposé cette pensée à chaque nouvelle résidence : nous avons été à l’écoute des éléments, du vent, des plantes, des arbres, des usagers, etc. C’était important de commencer chaque nouvelle résidence par un processus d’assimilation dans et avec le jardin. En complément des pratiques physiques et vocales développées dans chaque jardin, nous avons fait une étude « historique et scientifique » de chaque lieu : son architecture, les plantes qui s’y trouvent, son histoire, etc. Nous avons abordé le jardin comme une archive vivante, un assemblage de connaissances enchevêtrées, une toile épaisse d’histoires, de sons, de gestes, d’architecture, de plantes et de mouvements quotidiens.
Avez-vous développé des pratiques, spécifiquement pour ce projet ?
Exactement. L’une d’entre elles était la marche à reculons. Cette pratique oblige notre corps à ralentir car marcher à reculons provoque une sensation d’insécurité et nécessite de questionner en permanence notre perception et notre perspective de l’espace. J’ai également imaginé deux pratiques pour nous mettre en relation avec l’environnement et les plantes. La première a été de considérer chaque nouveau jardin/potager comme un musée à archiver. Mais je ne souhaitais pas catégoriser/classifier selon des critères scientifiques. J’ai proposé d’apprendre et de mémoriser les plantes à partir de leurs morphologies, leurs textures, leurs odeurs, leurs couleurs, des souvenirs ou des histoires qu’elles nous ont évoqué, etc. J’ai appelé cette pratique Dancing plants. L’idée était de se rapprocher intimement des plantes que nous rencontrions d’un jardin à l’autre. La seconde pratique est née en résidence au CCN Ballet du Nord. Nous avons réuni en studio toutes les plantes domestiques trouvées dans le bâtiment. Nous nous sommes demandées comment ces plantes aimaient être touchées, manipulées, etc. Sur le même principe que pour dancing plants, cette pratique – que nous avons appelée How to touch a plant – nécessite de se mettre à l’écoute et de laisser libre court à notre imagination.
Pourriez-vous partager le processus sonore de In the Garden ?
Chaque jardin est habité par des sons quotidiens : oiseaux, vent, voix humaines, etc. Lorsque j’ai commencé à travailler au jardin botanique de Montpellier, j’ai remarqué que le son excitait énormément mes oreilles, stimulait des images et nourrissait mon imagination. Le son est alors devenu un nouvel outil pour stimuler et activer nos autres sens, en sachant que c’est la vue qui nous guide habituellement dans notre découverte de l’environnement. J’ai proposé à Lisanne et Myriam, avec qui je travaille de marcher lentement dans les jardins, de garder leurs sens en éveil et leurs corps ouverts à la réception d’informations sonores, nous avons aussi appris à reconnaître et répéter le chant des oiseaux, etc. Je me suis également inspiré du concept « d’écoute profonde » inventé par la musicienne Pauline Oliveros, une pratique qui propose une expérience somatique de l’écoute, en lien avec une présence ou un environnement. Cette pratique permet de dériver plus loin en nous-mêmes et à l’extérieur de nos corps, suscite de nouvelles façons d’être, d’interagir, d’échanger entre les personnes, avec les phénomènes naturels et les êtres vivants.
Votre recherche s’inspire également des travaux de Rosi Braidotti, Ana Mendieta, Donna Haraway. Comment la pensée de ces femmes ont participé et/ou ont nourri votre recherche ?
Lorsque j’ai commencé cette recherche, le mot interconnectivité est apparu comme une évidence ; comment s’interconnecter avec l’être vivant qui nous entoure d’une autre façon ? Comment matérialiser ce concept d’interconnexion dans des gestes, des actions, des séquences performatives en engageant le corps dans une démarche poétique plutôt que théorique ? Le travail de ces femmes a énormément nourri cette recherche. Je me suis pas mal appuyé sur les écrits de la philosophe Rosi Braidotti, notamment sur la notion de « continuum nature-culture » qu’elle développe dans son dernier livre Posthuman Feminism. Né dans la continuité du mouvement écoféministe, le terme « continuum nature-culture » est pensé comme une relation alternative entre l’humain et les entités non-humaines, dans laquelle des formes de collaboration sensible sont mises en partage, sans relation de pouvoir, d’exploitation et de hiérarchie. Tout comme Pauline Oliveros, le travail d’Ana Mendieta se base en partie sur la notion d’écoute, notamment sur les fréquences présentes dans la nature. Pour certaines de ses pièces, Ana Mendieta s’est immergée dans différents paysages, à travaillé avec des matériaux organiques soumis aux processus de décomposition, ne laissant aucune trace de ces actions, si ce n’est des archives photographiques. J’ai également été inspiré par certains écrits de la philosophe et activiste Donna Haraway qui nous invite à repenser notre relation à notre environnement, en particulier avec d’autres espèces non humaines. Ce que j’aime chez ces quatre femmes, c’est qu’elles se réfèrent et s’inspirent de pratiques indigènes et traditionnelles pour penser leur relation au monde. Ces cultures reconnaissent que nous, êtres humains, ne sommes pas au centre du monde et que nous faisons partie d’un contexte plus large, que nous sommes affectés par d’autres êtres vivants et que nous avons un impact réciproque sur eux.
In the garden se présente comme une invitation à suivre trois femmes dans un jardin. À quoi ressemble une déambulation guidée à vos côtés ?
Il s’agit d’une expérience sonore et physique, d’une déambulation où les sens sont stimulés et où quelque chose est en train de se modifier perceptiblement. Nous essayons à chaque fois de ralentir le rythme et de créer les conditions pour se mettre ensemble à l’écoute. Chaque nouvelle déambulation s’adapte à l’histoire du jardin où nous sommes, à sa configuration, à son volume sonore, aux conditions météorologiques, etc. Nous invitons les spectateur·rices à nous suivre dans les allées du jardin, à ouvrir leurs sens en déambulant, à écouter des sons que nous avons enregistrés durant nos résidences, des chants, des interviews que nous avons réalisées avec des jardinier⋅es, etc. L’idée est d’avoir un portrait unique de chaque jardin, en considérant les différents paysages que nous traversons. Les matériaux sonores et chorégraphiques sont ainsi retravaillés et réorganisés selon chaque jardin, en fonction de ses spécificités. À la croisée de la fiction et de la réalité, de la voix et du corps, de la création d’images et de la production de sons, des ruines nostalgiques et du présent, cette déambulation est une occasion unique de se connecter autrement à ce qui nous est familier.
In the garden, vu au Potager du roi dans le cadre du festival Plastique danse Flore. Par Laura Kirshenbaum en collaboration avec Lisanne Goodhue et Myriam Pruvot. Support dramaturgique Talia De Vries. Production Golden Hands. Chargée de production Lucille Belland. Photo Marylou Cler.
In the garden est présenté le 1 octobre au jardin de l’Arquebuse à Dijon, à 14h30 & 17h30, dans le cadre du festival Entre cours et Jardin.
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