Propos recueillis par Ludivine Ledoux
Publié le 17 octobre 2022
L’écriture chorégraphique de Mathilde Rance est multiple. Au-delà de ses qualités de danseuse et de chorégraphe, elle superpose les disciplines et revendique une approche instinctive et plurielle. Emergent alors des formes composites qui se jouent des cadres et déplacent les points de vue. Mathilde Rance explore le détournement, les oppositions et nos contradictions pour provoquer des expériences qui questionnent nos héritages et notre humanité. Dans son solo Black Bird, la danseuse et chorégraphe prend de la hauteur pour plonger dans nos histoires communes et transformer l’espace scénique en celui d’une libération émancipatrice.
Vous êtes une artiste pluridisciplinaire, danseuse, chorégraphe, musicienne et costumière. Dans votre pièce Black Bird, nous sommes d’emblée plongés dans une écriture où ces différentes disciplines se rencontrent. Est-ce la danse qui vous a mené vers d’autres médiums ? Quelle place occupe la transdisciplinarité dans votre travail ?
J’ai commencé la danse très jeune. Parallèlement à ma formation, j’ai exploré d’autres disciplines de manière moins académique, plus ou moins en autodidacte. Ce sont des pratiques qui me passionnent et dont j’ai besoin tout autant que la danse. Pour moi, le chorégraphique est poreux à d’autres modes d’expression. Ces dernières années, j’ai remarqué que plus je m’affirme en tant que chorégraphe, plus je peux y mettre ce qui m’intéresse hors du chorégraphique. Ce que je comprends de plus en plus est que mon travail de corps relié à la danse est très vite connecté à des choses plus ouvertes, à d’autres outils expressifs comme la voix, le jeu, l’imaginaire, la musique et le visuel.
Les traditions et coutumes populaires sont des sujets qui jalonnent votre travail. Pourriez-vous nous partager votre intérêt pour ces pratiques ?
La danse est pour moi une pratique quotidienne et régulière, depuis toujours. Assez vite, je me suis posée la question de la place qu’occupe cette pratique dans la vie de tout un chacun et dans la société dans laquelle j’évolue. Ayant grandi en France, il y a toute une tradition et une culture autour du corps qui me paraissent totalement absentes du quotidien, et qui de mon point de vue sont absolument nécessaires pour digérer ce que l’on vit. Je m’interroge sur ce qui me semble manquer dans la culture dont je suis issue, et sur ce que je peux essayer de re-convoquer, interpréter, questionner. Par rapport à ce que je vis au quotidien avec la danse et au décalage que j’observe dans la société, je cherche à décloisonner, à fédérer autour d’une pratique qui apporte de la joie, de la festivité, qui me semblent nécessaires à la vie. Je me pose des questions sur la place des institutions culturelles par rapport à ces pratiques, en dehors de l’aspect professionnel et technique. Quelle est la place de l’art en termes de pratiques traditionnelles ? Dans cette réflexion autour du rite et de la tradition, quel espace de porosité y a-t-il entre la vie quotidienne de tout un chacun et les espaces d’expression artistique ?
Pourriez-vous partager les différents questionnements qui traversent votre travail ?
Une des principales questions que j’essaie de réinvestir à chaque recherche est de savoir comment plonger et transposer les profondeurs de la conscience en une forme qui pourrait être ludique. Un autre enjeu est de trouver de quelle manière je peux ouvrir un espace de libération et de liberté, de douceur, en y amenant une forme de confrontation et de provocation. Les contradictions m’intéressent. Je cherche à formaliser un propos profondément respectueux et dérangeant en même temps, avec tout ce que cela implique de subtil. Par ailleurs, j’aime produire des figures pour les déconstruire, la polysémie, apporter de multiples couches de lecture de façon à provoquer des moments de surprise et de décalage. J’essaye de travailler à un endroit iconoclaste pour créer des projections de figures identifiables, et de les mettre en branle, de les faire tomber, de bousculer les perspectives. J’ai l’intime conviction que le viscéral dépasse et explose les cases.
Cette notion de figures à déconstruire est présente dans votre dernière création Black Bird. Pourriez-vous revenir sur l’histoire et les enjeux de ce solo ?
Ce solo résulte d’une recherche esquissé pour un autre projet et qui au final est devenu une pièce à part entière. Les différentes figures que j’incarne ont toutes été inspirées par des rencontres que j’ai pu faire dans ma vie. Ce personnage que j’ai construit autour de cette figure de femme-oiseau m’a permit de croiser des histoires et plusieurs imaginaires. De plus, j’accompagnais régulièrement mon père passionné d’ornithologie et Black Bird était également un surnom donné par un petit copain. Symboliquement, l’oiseau me permet de parler de la quête de liberté et de quel chemin a-t-on besoin pour retrouver sa propre essence ? Il est question de bestialité, de puissance tellurique, de recouvrer sa puissance sans prendre de pouvoir sur les autres. Cette pièce est conçue comme un effeuillage symbolique où l’enjeu est d’enlever des couches et de plonger plus profondément dans les zones de sa propre expérience. J’envisage le corps comme un outil qui porte en lui-même des mémoires. Pour moi, ce qui se révèle dans ce travail, c’est la manière dont on accède à une forme de puissance en ôtant nos couches, en étant exposés. La scène est pour moi une forme de rituel dans nos sociétés occidentales, c’est un espace de possibles ou des choses peuvent advenir hors des conventions.
La musique occupe une place importante dans votre pratique. Dans Black Bird, vous partagez la scène avec plusieurs instruments. Comment avez-vous abordé ce médium ?
En effet, j’ai un rapport très musical à mon travail, j’ai toujours approché le mouvement par la musicalité. Je chante et je pratique la harpe depuis plusieurs années, la musique est intrinsèque à mon travail. Dans Black Bird, la musique est produite par l’implication du corps avec plusieurs types d’objets : le daf, une percussion iranienne qui accompagne traditionnellement les transes soufies, une petite harpe avec une caisse de résonance en plexiglas, et une enceinte avec un micro. Ces objets marquent et construisent chaque tableau. J’ai choisi ces objets parce que ce sont des instruments de musique qui m’inspirent, que j’ai pratiqué et que je voulais aborder sous un angle nouveau dans l’espace scénique. Au lieu d’être seulement des outils musicaux, ils sont détournés et deviennent des partenaires de jeu ou des appendices corporels.
Ces instruments de musique participent d’ailleurs à l’identité de chaque figure que vous traversez dans Black bird. Comment avez-vous imaginé cet espace et ce jeu de métamorphose ?
Durant mes processus de création, je regarde très vite mon travail d’un point de vue plastique. Comme pour mes autres pièces, la question du costume était présente dès le début de la recherche. Dans Black Bird, le jeu est celui de l’effeuillage : je voulais imaginer un costume qui pourrait se transformer très vite et amener à chaque fois une figure différente. Le costume est pour moi une manière de concevoir les règles du jeu, qui structure l’écriture de la figure. J’ai ensuite imaginé un espace et une trajectoire en quatre tableaux qui s’enchaînent de jardin à cour avec lumière spécifique pour chacun. À l’intérieur de ces tableaux, il y a la présentation d’un événement ou d’une figure particulière. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont ces espaces qui ont une autonomie se répondent et quelles sont les connexions qui se font et qui parfois m’échappent. J’aime spatialiser et mettre en lien des images et des idées qui peuvent paraître antinomiques ou étranges de prime abord et qui trouvent du sens plus tard. C’est comme si l’on faisait une sorte de dissertation philosophique en trois dimensions !
Vous êtes seule sur scène et pour autant, vous donnez corps à un ensemble de figures issues de notre culture commune. Selon vous, l’identité collective est-elle nécessaire pour définir qui l’on est ?
J’ai travaillé sur un autre projet qui porte le titre Ubuntu et qui signifie « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ». Nous sommes extrêmement poreux à notre environnement, malgré parfois tous nos efforts pour nous en échapper. J’essaye de mettre en jeu mon identité dans tout ce qu’elle brasse, les spécificités qui me traversent, et l’expérience que l’on peut en faire individuellement et dans ce qui nous lie au collectif. Qu’est ce qui fait connexion entre les individus ? Est-ce qu’un individu se définit de manière différenciée ou interdépendante ? Ces questions sont très présentes dans mon travail. J’ai un réel plaisir à pouvoir donner corps à cette multiplicité, à l’incarner pour la disséquer.
Conception, chorégraphie, création musicale, création costume et interprétation : Mathilde Rance. Assistante chorégraphique : Sandra Abouav. Conseils musicaux : Paul Ramage. Création et régie lumière : Ladislas Rouge. Photo : Akiko Gharbi.
Black Bird est présenté le 20 octobre à L’arc – scène nationale Le Creusot, dans le cadre de La Grande Scène, plateforme nationale des Petites Scènes Ouvertes.
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