Propos recueillis par Agathe Le Taillandier
Publié le 20 avril 2023
Trois êtres masqués nous font face sur le plateau : d’où viennent ils ? Que font ils ? Qu’attendent-ils ? Ces personnages, figures tribales ou êtres échoués sur une rive inconnue dialoguent avec une composition musicale dense et profonde, signée Nicholas Stücklin. Old Masters crée ainsi Bande originale, une pièce sonore surtitrée : le texte défile sur un écran noir et dessine avec la musique et les voix une partition singulière. Une oscillation entre la douceur de cet étrange collectif réuni sur scène et le désespoir de trois solitudes au visage masqué. Alors le temps s’étire et devient le tempo d’une cérémonie poétique et musicale aux allures de rituel post apocalyptique. Rencontre avec les membres de Old Masters, Jérome Stünzi, Marius Schaffter et Sarah André.
Quel est le point de départ de votre nouvelle création Bande originale ?
Nous partons du postulat que nos vies sont composées de plein de moments banals et quotidiens qui ne sont jamais racontés et partagés. On ne raconte que les moments dits importants, comme une naissance, un deuil, une séparation, une installation dans une nouvelle maison… Le reste est tu alors que c’est justement ce que nous trouvons beau dans nos vies, la force de ces moments insignifiants. Nos pièces cherchent toujours à raconter cela, à rendre magnifiques les interstices, les creux du quotidien. C’est d’ailleurs l’indication que nous avons donnée à Nicholas Stücklin au tout début, quand il a du composer la musique. Mais l’idée c’était de lui donner le moins de consigne possible, de le laisser en toute liberté imaginer la bande originale d’un spectacle. Cette composition symphonique est donc le point de départ de notre création. En ce sens, nous avons poussé notre collaboration avec Nicholas le plus loin possible. Depuis Fresque, crée en 2016, son travail participe pleinement à l’écriture de nos spectacles. Pour Bande originale, la musique est l’origine et le coeur de la pièce. Nous réfléchissons toujours à partir d’un objet (costumes, formes, scénographie…) : ici, la composition musicale est l’objet initial pour Bande originale. Elle donne d’ailleurs son titre au spectacle.
La pièce commence avec la scène plongée dans le noir et des surtitres projetés sur un écran. L’écriture apparaît alors dans sa matérialité très concrète. La parole vivante et directe des personnages n’émerge que plus tard dans Bande originale. Comment avez vous pensé ce dialogue entre l’écriture, le texte des interprètes et la musique ?
Le texte de la pièce est né d’un collage entre des fragments écrits à six mains, c’est à dire par nous trois, les interprètes présents sur la scène. Concrètement, nous avons passé dix jours à écouter la musique complète de Bande Originale, composée par Nicholas, dans une salle de répétitions, et nous devions écrire à partir d’elle, n’importe quoi, sans thématique particulière. On se lisait nos textes chaque jour. Au fur et à mesure, il y a eu des échos, des rebonds puisqu’on écrivait avec les textes des autres en tête. On a testé le « je », le « nous », plein de formes d’énonciation différente dans le dispositif même du spectacle, c’est à dire en forme de surtitrage. Nos textes devaient respecter les règles canoniques du surtitrage qui sont des règles très codifiées : 80 caractères, sur deux lignes maximum. Notre écriture s’inscrit donc dans un cadre contraint et nous aimons travailler sous la contrainte car elle est vraiment propice à la création pour notre collectif. À partir de toute cette matière, il a fallu trouver une forme et une cohérence et surtout faire en sorte que le rythme du texte soit en accord avec la musique à laquelle on ne devait pas toucher ! La pièce Bande originale vient donc de ce matériau monté et hybride. Ensuite, c’est vraiment une question de timing très précis et millimétré entre le texte et la musique pour que l’impulsion soit bonne et forte et surtout pour que les deux dispositifs soient en simultané et non pas autonomes.
Vous êtes trois êtres sur le plateau mais qui nous parle dans ce spectacle ?
Au début de la pièce, on raconte comment ces trois personnages se sont rencontrés. « Imaginez un grand bateau en forme de cerveau… le cerveau c’est notre pensée commune qui navigue sur l’océan avec un itinéraire qui nous échappe…». La parole de Bande originale provient de ça, une forme de communion de pensées de ces trois personnages, très différents. Ils existent parfois à travers un « je » sans que l’attribution soit très forte… Au fond, on donne peu d’informations sur ces trois personnages, ils ne sont pas identifiables. Ils forment un groupe, un « on » essentiellement. Et la musique est à l’origine des textes et de la parole. Elle décuple leur puissance. Sans elle certaines phrases sembleraient très anodines, anecdotiques. Je pense par exemple à « Vous avez déjà vu des chevaux dans la neige ? C’est magnifique. » Là, la musique rend cette phrase très émouvante, très nostalgique. Elle raconte la beauté et notre lien aux animaux. C’est la bande originale du spectacle qui nous parle.
J’ai pensé à certains films muets en voyant Bande originale dans le dialogue que vous installez entre la musique, le texte projeté et le corps des acteurs. Est ce que cela a été une source d’inspiration pour vous ?
Nous travaillons souvent avec des influences vagues, que nous connaissons mal. Par exemple, quand vous me parlez de cinéma muet, je sais que nous avons pu l’évoquer en répétitions mais nous ne nous sommes pas du tout documentés. On utilise très peu de théorie. C’est le cœur du travail de notre collectif : on fait confiance à nos expériences à chacun d’entre nous, sans chercher à maitriser un discours théorique. Il y a des traces de ce qui nous intéresse dans la forme finale sans jamais que ce soit frontal. Par exemple, au tout début de la création, nous étions plongés dans la crise du COVID. Nous étions réunis dans une maison pour répéter et nous avons pris alors une habitude : on faisait du tambour tous les trois avant de jouer, on s’est passionné pour des rituels bruts dans la nature. Ces éléments là n’apparaissent pas tels quel dans la pièce mais ils ont fabriqué un éco système propice à la création de Bande Originale… De la même manière, quand on écrivait on avait envie de se moquer, avec bienveillance, d’une mode dans l’art contemporain, une facilité à utiliser le préfixe « post » (pour convoquer un monde futuriste) autant que « pré » (en référence à des rituels anciens, à un archaïsme ancestral…). Nos personnages sont nés de cette réflexion : à la fois derniers survivants, très loin, dans un futur inconnu, mais aussi des ancêtres avec un savoir et un rapport différent au monde. Donc quand je vous parle de ces trois êtres sur le plateau, on peut penser autant à des personnages de cinéma muet, qu’à un groupe de terroristes venu négocier une rançon (dans la dernière scène par exemple) ou même à des figures de jeunes hackers hollandais enfermés dans leur cave et sur le point de bloquer des réseaux ultra connectés… Ce sont toutes ces influences qui se croisent et se tissent dans la pièce ! Dans l’écriture, Marius a eu des réminiscences vagues du mythe de la caverne de Platon. Ce récit philosophique lui est revenu à l’esprit et a hanté aussi la naissance de Bande originale. Ce que nous voulons dire par là, c’est que la pièce est traversée par de nombreuses influences plus ou moins lointaines, plus ou moins conscientes. Notre écriture flirte en fait avec l’écriture automatique donc avec notre inconscient. A chacun après de se faire son propre parcours en tant que public.
Vos trois personnages portent des masques et des costumes impressionnants, très plastiques. A quel moment de la création se sont-ils imposés ?
Les masques et les costumes sont arrivés très tôt. Au départ, Marius avait imaginé un solo dans lequel il porterait de nombreux costumes, très différents et où des silhouettes apparaitraient sur le plateau. Il avait envie de faire venir des acteurs et des actrices connus en Suisse et les faire traverser la scène rapidement, de manière éphémère. Comme si ces personnages avaient la même valeur qu’un décor. Le texte et la musique pouvaient prendre alors toute la place. Les costumes et les masques étaient donc essentiels puisqu’ils habillaient complètement ces « corps-décors ». Mais quand Sarah et Jérôme ont fabriqué des masques et ont voulu les montrer, ils leur allaient tellement bien, ils étaient tellement faits pour eux qu’ils ont rejoint le plateau. On s’est mis alors à chercher des costumes tous ensemble et nous avons atterri chez Emmaus. On a acheté des kilos de vêtements, des robes de mariées, des accessoires… Et avec tout ça, sans logique, sans projet préétabli, on a créé nos costumes. On fait pareil pour les décors… On aime « mal penser » les choses, c’est presque notre signature ! On travaille avec des images puis on cherche à les reproduire avec des techniques fragiles, c’est à dire avec ce qu’on a, les moyens du bord, sans jamais faire intervenir des couturiers ou des créateurs de costumes. Pour le personnage de Sarah par exemple, on est parti de vieilles photos du bibendum Michelin. Et à partir de ça, elle en a fait son masque. Au fond, faire ainsi, c’est faire avec des contraintes et c’est comme ça qu’on travaille. Mal concevoir apporte des difficultés qui nous inspirent.
Une pièce de Old Masters. Musique originale Nicholas Stücklin. Texte, mise en scène, scénographie, costumes, interprétation Sarah André, Marius Schaffter et Jérôme Stünzi. Création lumières : Joana Oliveira. Collaboration artistique Anne Delahaye. Administration Laure Chapel – Pâquis production. Diffusion Tristan Barani. Photo © Dorothée Thébert Filliger.
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