Propos recueillis par François Maurisse
Publié le 14 juin 2018
Artiste associée à l’Arsenic à Lausanne, compagnie en résidence au Magasin des horizons à Grenoble, Pamina de Coulon est une auteure et performeuse d’origine suisse. Depuis son projet Si j’apprends à pêcher, je mangerai toute ma vie (2012-2014), son travail se déploie comme des « essais parlés » dans lesquels se mêlent toutes sortes d’idées, de cadres théoriques et d’outils métaphoriques permettant de penser un monde en perpétuel mouvement. Embrassant toute les fluidités, le discours s’étoile dans les méandres de la pensée, invoquant dans un même geste des figures aussi hétérodoxes que Nietzsche, Hubert Reeves, Starhawk, Judith Butler ou David Foster Wallace.
Vos performances manipulent les idées dans une exigence et une virtuosité étonnante. D’où vient cet intérêt pour la pensée critique, la philosophie des sciences, l’écoféminisme ou les sciences humaines en général ?
Je dirais que je suis a priori intéressée par tout, et je crois que cet intérêt pour tout vient d’abord prosaïquement de mon désir ardent de tout comprendre, qui vient plus de la curiosité – voire de l’inquiétude – que de la simple envie de collectionner du savoir. Ensuite il y a certains domaines ou certaines approches qui sont plus évidentes pour moi et deviennent des outils critiques qui m’aident à comprendre le reste. Ainsi, en effet, certaines sciences humaines m’aident à accéder à d’autres sciences moins sensibles comme la physique par exemple.
Vos influences et références sont multiples. Comment affluent-elles ?
En ce qui concerne l’afflux de références, elles sont charriées par la marée de ma curiosité principalement. Jusqu’à preuve du contraire, tout ce qui attire mon attention en est digne. On me conseille aussi beaucoup de choses, j’aime les notes de bas de page et les bibliographies, trainer dans les librairies et regarder quels livres les gens ont chez eux. Reste à savoir qui manipule qui, tant je me sens parfois traversée par des idées ou des concepts qui vont se coller si franchement à d’autres, comme si deux aimants se rejoignaient dans mon esprit. Suivant le concept du bricolage intellectuel de Lévi-Strauss, j’utilise tout ce qui est à disposition dans ma boîte à outils pour aborder ce qui est en face de moi et il se trouve que j’ai une large boîte à outils à disposition. J’aurais pu avoir le sens du rythme ou une grâce naturelle, à la place j’ai eu la mémoire et ça me va.
Au cours du processus créatif qui mène à la présentation d’une performance, quelles sont les différentes étapes traversées ?
Chaque création a été différente, mais il y a un invariant, qui est l’apport quotidien au stock à disposition dans ma boîte à outils, dans laquelle se mélangent des savoirs / concepts / anecdotes / rages / blagues / émotions. Petit à petit, des questions prennent plus de place que d’autres et organisent en sous-groupes les éléments qui peuvent aider à y répondre. Tout ceci se fait de manière plus ou moins consciente, plus ou moins dédiée. Je ne suis pas forcément « en travail » lorsque ça arrive, plutôt en train d’attendre le bus ou juste de faire autre chose. Si c’est bien foutu alors je prends des notes, toujours sur du papier, j’aime bien écrire à la main. Puis souvent s’en suit une première occasion de présentation de la recherche en cours, souvent avec les papiers, qui force la cristallisation de certains axes. Je reprends alors la recherche de manière plus affirmée autours de ces axes, lors de résidences. Nouvelles surprises, nouveaux doutes, idées de scénographie abandonnées car à quoi bon. Gros mélange gros brassage, tête pleine à l’approche d’un moment critique de présentation (première), puis tout se précipite, fulgurance des derniers choix, scénographie, ordre de l’argumentation, couche de ciment souple entre les propos et hop, espérons que tout soit bien à portée de conscience, dans ma tête, dès la première fois !
Vos performances sont-elles chaque soir identiques ou bien vous autorisez-vous une certaine liberté dans le tissage de la démonstration ?
Elles ne sont jamais les mêmes, même si elles peuvent beaucoup se ressembler. Le texte n’est pas écrit du début à la fin, cependant l’argumentation est bel et bien construite et chaque partie l’est plus ou moins aussi. Certaines phrases sont ainsi pour toujours car sont des citations directes par exemple, ou des phrases qui changent la vie d’après moi. Je dirai que j’ai en général 130% de pièce et j’en donne 100% par représentation, au gré de comment ça se passe, de qui est en face de moi, de comment je me sens. L’intérêt de mon travail repose d’après moi sur le fait que justement je sois moi aussi en train de penser en direct ce que je dis. Le public et moi sommes dans le même genre d’ambiance, d’attention flottante mais concentrée, de présence. J’essaye de convoquer les idées dans toute leur texture hypertextuelle justement, leur juxtaposition et d’expliciter tout ce qui rend la pensée parfois très physique. C’est cette matérialité qui me touche et me plaît et c’est elle qui m’impose la performance, l’essai parlé comme je dis, plutôt que l’écrit. J’ai aussi peur d’écrire pour être lue, je trouve que c’est un tout autre métier, très définitif.
Dans l’idée de la concrétisation, de la matérialisation de flots de pensées sur le plateau, quel rôle joue la scénographie ?
Pour ce que j’appelle les « grandes pièces » (contrairement à de plus ponctuelles allocutions que je fais également), les scénographies sont toujours assez imposantes et fixes. Ce sont plutôt des installations dans lesquelles je me place que de véritables décors, au sens où, d’après moi, elles pourraient fonctionner seules. Une grande bâche blanche avec une tente en plastique et un saumon suspendu, l’ombre de deux loups qui forme une carte géographique, un sorte de half-pipe en polaire rose qui arrondit tous les angles et ne ressemble à rien de connu (sauf les plis d’un cerveau ou une matrice) ou encore une couverture en laine tricotée par tant de personnes différentes et un gros rocher en bois sur lequel me percher pour être petite et grande, être assise… Ces installations servent à soutenir le propos, elles l’accentuent un peu et puis délimitent simplement une zone pour le tourbillon de mots, pour aider le public à s’accrocher à quelque chose. Voilà pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Ensuite, à chacun·e d’y trouver les symboles qu’elle ou il voudra.
Tout en embrassant des concepts parfois abstraits, vos performances sont solidement ancrées dans notre actualité (notamment le croisement des idées écologiques / biologiques avec la question de l’accueil des réfugié·e·s…). Comment ce cheminement se fait-il ?
Simplement, évidemment même. La transdisciplinarité présente dans mes pièces est tout simplement le reflet de la transdisciplinarité dans ma tête, qui vient elle-même de mes privilèges : ma famille, mon contexte, puis mes études m’ont permis de penser que je pouvais tout penser, que tout était abordable et surtout mélangeable. Parfois j’ai l’impression que c’est comme si j’avais juste mal compris, pas vu qu’il y avait des clôtures dans la pensée ou le savoir, et forte de ce malentendu je me permets de tout mélanger avec une grande décontraction, car les murs entre les sujets et les disciplines ne s’étaient pas formés. Depuis lors je cultive cela, en le liant à mes idéaux libertaires dans ce que j’appelle « la déhiérarchie des savoirs » : tout sert à tout, rien n’est sacré ou intouchable. Je suis guidée dans les sujets par ce qui m’affecte et arrête le cours normal des choses. Un motto que j’attribue à la philosophe Isabelle Stengers, « donne à ce qui te touche le pouvoir de te faire penser » me semble le sortilège le plus merveilleux qu’il soit. En tout cas, il convient précisément à ma pratique, et il y a beaucoup de joie dans ce pouvoir de la pensée.
Le discours de vos performances change incessamment d’échelles de mesure, de cadres de références (Du micro au macro, du particulier au général, de l’intime au public…). Comment se fait l’articulation (glissante) entre ces différentes échelles ?
Là encore, je crois que c’est cette transdisciplinarité presque intrinsèque qui est à l’oeuvre, et le fait que loin d’être une coquetterie virtuose, c’est surtout la seule manière avec laquelle je puisse me saisir des choses. Et si je sens bien que c’est une force, c’est surtout une évidence pour moi et, je crois, pour de plus en plus de monde à vrai dire. La pratique assidue de la navigation sur internet me semble y participer très fortement, tout est devenu un peu plus poreux ou glissant, justement.
Photo © Dorothée Thébert Filliger
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