Photo © Caroline Ablain

So Schnell, Dominique Bagouet

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 septembre 2021

Pièce emblématique de Dominique Bagouet, So Schnell vient de fêter ses 30 ans. Après avoir initié la reprise de Jours Étranges en 2016, la danseuse et chorégraphe Catherine Legrand – ancienne interprète de Dominique Bagouet – redonne corps à cette œuvre qui n’a pas été jouée sur scène depuis plus d’une décennie. Pour cette nouvelle version, exit les décors et les costumes colorés d’origine : cette reprise met en avant l’écriture fougueuse de Bagouet qui – en trente ans – n’a rien perdu de son originalité. Cet entretien croisé donne la parole à Catherine Legrand, initiatrice de ce projet, ainsi qu’à Anne Abeille, assistante de Dominique Bagouet à l’époque de création et longtemps coordinatrice au sein de l’association Les Carnets Bagouet.

Catherine, vous avez initié en 2016 la reprise de Jours Étranges de Dominique Bagouet. Comment cette reprise a-t-elle été accueillie ? Comment la danse de Bagouet est-elle reçue aujourd’hui ?

Catherine Legrand : Nous avons joué la pièce dans une vingtaine de villes en France et à Berlin. La pièce a été à chaque fois reçue avec beaucoup d’enthousiasme qui se percevait évidemment par les applaudissements, mais aussi par les réactions durant le jeu, le rire à certains moments. Et souvent une grande émotion lorsque je croisais les gens à la sortie de la salle. Les rencontres et discussions avec le public, mises en place parfois à l’issue du spectacle, donnaient lieu systématiquement à des échanges chaleureux, des retours émus, parfois liés à la musique et la nostalgie qu’elle peut engendrer pour une certaine génération. Souvent, ce qui ressortait était l’adresse de cette danse ; directe, simple (d’apparence) et parlante. L’humour et la vitalité qu’elle dégage, l’envie de danser qu’elle procure sont des retours que nous avons souvent eus.

Vous reprenez aujourd’hui So Schnell. Pourquoi cette pièce en particulier, aujourd’hui ?

Catherine Legrand : Il me semble important de montrer la beauté de cette écriture pour les impressions qu’elle diffuse, et d’en partager la richesse, aussi bien avec les interprètes qu’avec les spectateurs. La nature de cette écriture fait apparaître par les corps des pans de moments où les mouvements dessinés à gros traits et d’une liberté qui pourrait s’apparenter à celle des enfants dans une cour de récréation, qui alternent avec d’autres moments où les gestes sont ciselés comme des pierres précieuses, ou délicats comme une dentelle. Et pour l’espace traité avec une grande attention, selon une architecture inspirée par le mouvement incessant de la mécanique des machines, qui elles-mêmes entrelacent des fils de couleurs. On a le mouvement qui avance, la rigueur de la machine et la souplesse et fluidité d’un fil de laine.

Anne, vous étiez l’assistante de Dominique Bagouet à la création de la pièce en 1990 puis 1992. Pouvez-vous  retracer l’histoire de cette pièce en particulier ? 

Anne Abeille : So Schnell est née d’une commande de la ville de Montpellier pour l’inauguration de la salle Berlioz du Corum, le nouveau palais des congrès. Les dimensions de la future scène étaient immenses : 20m d’ouverture par 15m de profondeur, bien supérieures à celles de l’opéra municipal où la compagnie avait l’habitude de danser. La première préoccupation de Dominique était de remplir cet espace. Il a tracé sur un cahier, bien avant les répétitions, de nombreux graphiques représentant les parcours des danseurs. Mais, comme pour chaque création, les sources d’inspiration étaient multiples : la cantate BWV26 de Jean-Sébastien Bach et son poème philosophique qui décrit la finitude de l’homme sur terre. C’était bien une question qui se posait à lui, deux années avant son décès. Mais aussi l’atout d’avoir aux côtés de la compagnie un groupe de six jeunes stagiaires qu’il a fait danser avec les huit interprètes permanents, pour mettre en avant la vitalité de la jeunesse.

Quels souvenirs gardez-vous du processus de création ?

Anne Abeille : Dominique avait travaillé seul durant l’été pour préparer la chorégraphie. Nous nous sommes retrouvés en studio durant un peu plus de deux mois, et avons fait vivre ces graphiques. C’était très excitant d’arriver chaque matin avec la mission de rendre concret ce qu’il avait imaginé avec ses crayons de couleur. La gestion d’un grand groupe était nouvelle pour moi, beaucoup de travail de coordination entre les différents partenaires techniques et artistiques. Nous avons « essuyé les plâtres » lors des dernières répétitions au théâtre mais le public fut au rendez-vous : 4 000 personnes ont assisté à So Schnell les 5 et 6 décembre 1990.

So Schnell a été  « augmenté » en 1992. Comment s’est déroulée la reprise de la pièce ?

Anne Abeille : Le contexte de la reprise en 1992 fut douloureux. Brigitte Lefèvre voulait que la pièce soit présentée sur la scène de l’Opéra Garnier, c’était la première fois qu’une compagnie de danse française y était invitée. Dominique a voulu peaufiner la danse. Il a réuni douze danseurs professionnels, il a rendu plus lisible l’espace de certaines séquences, il a ajouté un prologue en silence avec un duo extrait de son répertoire. Il a pu assister à la première répétition sur le plateau mais nous avons terminé seuls. La maladie l’a vite empêché de venir au studio. Je filmais chaque jour les répétitions et allais lui montrer les images le soir, il me donnait ensuite des notes que je transmettais à l’équipe.

D’un point de vue chorégraphique, quelles sont les spécificités de l’écriture de So Schnell ?

Anne Abeille : So Schnell a hérité de Meublé sommairement (1989) pour sa construction, avec des séquences très précises, alternant scènes de groupe et solos, duos et trios. Puis il y a eu Jours étranges créé à base d’improvisations de ses six interprètes apportant une nouvelle liberté de mouvements, moins précis, plus amples, plus « lâchés », plus personnels encore, style qu’il conservera ensuite pour sa dernière œuvre Necesito en 1991. Enfin, le traitement de l’espace scénique est magistral : les danseurs traversent le plateau de part en part, traçant des lignes horizontales,  verticales, obliques et courbes qui tissent une toile très dense au fur et à mesure de la pièce. Néanmoins ces parcours ne donnent jamais l’impression d’austérité grâce à la grande diversité des mouvements. Des phrases en canon, plus que des unissons sévères et rigoureux, qui donnent plus de subtilité à la chorégraphie.

Pour So Schnell, Dominique Bagouet a travaillé sur la Cantate BWV 26 de Jean-Sébastien Bach. Quelle place occupait la musique dans son travail ? Comment la partition musicale de Bach a-t-elle ici généré une écriture chorégraphique spécifique ?

Anne Abeille : Le choix de la musique d’une création était primordial. Mais cela pouvait être aussi bien une commande (Haro pour Assaï) qu’une création simultanée (Le Crawl de Lucien), que le choix d’une musique existante. Néanmoins, la place du silence dans l’œuvre de Dominique Bagouet est très importante. Il voulait que la danse se suffise à elle-même et que le spectateur ne soit pas emporté par un lyrisme ou une ambiance extérieure qui détournerait son émotion du langage chorégraphique. Pour So Schnell, Bagouet a choisi une version de cette cantate qu’il possédait dans sa discothèque personnelle, plus rapide que la version originale. Dominique l’a découpée en autant de séquences musicales (air, choral, instrumental) que chorégraphiques où il a gardé la même rythmique pour les gestes sauf pour la séquence finale. Mais cette cantate ne durant que 16 minutes, il y a inséré une création électro-acoustique élaborée à partir d’enregistrements des machines à tricoter de la bonneterie familiale.

Catherine, la toute première version de So Schnell a été créée en 1990. Trente ans plus tard, sa lecture a-t-elle changé ?

Catherine Legrand : La pièce est passée par plusieurs versions depuis la première… En faisant mes préparations pour la reprise actuelle, j’ai constaté une vraie différence de ton et d’humeur des danseurs et aussi de qualité de mouvement entre ces deux versions au sein même de la compagnie Bagouet. Il y avait une très grande  » liberté » dans les corps de la première version de 90, une décontraction, des gestes dits « lâchés » que l’on ne retrouve pas autant dans la seconde version de 92. On note cette différence aussi dans les costumes qui ont été refaits pour la seconde version, plus près du corps, plus dessinés. Cette austérité ou rigueur soudaine dans les corps et les lignes de cette deuxième version était peut être dues au contexte temporel de la recréation, où Dominique était finalement peu présent en studio car très malade. Mais pas seulement je pense. Puis il y a eu les deux autres reprises, par le Ballet de l’Opéra National de Paris et le Ballet de Genève. C’est la toute première version de la compagnie Bagouet qui m’intéresse le plus, pour le sentiment de liberté qu’elle diffuse.

So Schnell, vu au Centre national de la danse à Pantin dans le cadre de Camping. Chorégraphie Dominique Bagouet (1990). Re-création et direction artistique Catherine Legrand (2020). Assistant artistique Dominique Jégou. Assistante à la transmission Annabelle Pulcini. Lumières Begoña Garcia Navas. Costumes Mélanie Clénet. Son Thomas Poli. Photo © Caroline Ablain.