Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 12 septembre 2023
Avec Sun & Sea, les artistes Lituaniennes Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytė imaginent une installation monumentale ensablée à la croisé de l’opéra et de la performance. Dans un décor de bord de mer, le trio met en scène un groupe de vacanciers se prélassant au soleil, chantant avec insouciance leurs préoccupations et leurs angoisses liées à la crise climatique. Dans cet entretien, Rugilė Barzdžiukaitė, Lina Lapelytė et Vaiva Grainytė partagent les rouages de leur collaboration et reviennent sur le processus de création de Sun & Sea.
Lina, Vaiva, Rugilė, votre première collaboration remonte à 2010 avec Have a Good Day !, un opéra inspiré par l’univers machinal des caissières de supermarché. Pourriez-vous nous en dire plus sur l’histoire de votre trio artistique ?
Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė : Nous sommes amies depuis longtemps et nous admirions notre travail artistique respectif. À l’époque, il existait en Lituanie une plateforme dynamique qui encourageait les jeunes artistes de différentes disciplines à se lancer dans la création d’opéras contemporains. Nous avons donc profité de ce contexte de production pour associer nos écritures et imaginer un projet commun. Nous avons commencé l’écriture de Have a good day ! en 2010, la première version est sortie en 2011 et nous n’avons continué à peaufiner son écriture jusqu’en 2013. Et cette pièce continue d’être présentée aujourd’hui !
De quelle manière coordonnez-vous vos pratiques et recherches respectives ?
Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė : Le processus de nos pièces est à la fois collaboratif et solitaire. Nous pouvons comparer cette méthodologie à celle de la collocation : c’est comme vivre dans un appartement avec une cuisine partagée et de petites pièces privées. Ce n’est pas toujours évident de créer un contexte collaboratif, il faut savoir écouter et parfois se mettre en retrait. Nous avons chacune suivi des formations très différentes. Lina, qui s’occupe de la musique, est musicienne, performeuse et a étudié la sculpture. Vaiva, qui s’occupe d’écrire le livret, est écrivaine, dramaturge et poète, elle a étudié la critique théâtrale. Rugile, qui s’occupe de de la mise en scène et des aspects visuels, réalise des documentaires et a fait des études de dramaturgie. Lorsque nous travaillons ensemble, nos pratiques s’articulent et s’entrelacent comme dans une chorale, aucun médium ne prédomine, aucun médium ne peut être dévalué ou retiré sans quoi toute la dramaturgie s’effondre.
Votre dernière création Sun & Sea met en scène des vacanciers se prélassant sur une plage. Mais sous ce calme reposant se cachent des préoccupations croissantes concernant le changement climatique… Pourriez-vous retracer la genèse de Sun & Sea ?
Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė : Tout est parti de notre envie de poursuivre notre collaboration. Bien que nous travaillions toujours sur de nouvelles œuvres personnelles, nous avons continué à réfléchir en parallèle à un nouveau projet ensemble. Dès le début, il était clair que nous voulions trouver une approche artistique délicate nous permettant d’aborder le sujet de la crise climatique : envelopper le sentiment de menace dans une surface légère et joyeuse, en évitant les récits graves… Puis notre intérêt a fini par se focaliser sur une image, celle d’une plage observée d’en haut, habitée par des vacanciers se prélassant au soleil… Lorsqu’on prend de la distance pour regarder l’humanité, on ne s’identifie pas à elle en tant qu’individu, mais on observe les modèles qu’elle crée. La plage est un endroit où de nombreux individus peuvent se connecter, qui n’auraient pas pu se croiser dans d’autres situations. Cette construction sociale où tout le monde est à moitié déshabillé sous le soleil a permis aux différentes voix et narrations de se connecter au sein d’une histoire non linéaire qui est enveloppée à travers une musique poppy et sentimentale. Intuitivement, cette recherche a aussi ouvert le sujet de la fragilité – non seulement des humains, mais aussi de la Terre.
Lina, vous créez la musique de Sun & Sea. Comment avez-vous conceptualisé l’univers musical de Sun & Sea ? Pourriez-vous nous en dire plus sur le processus de création ?
Lina Lapelytė : Lorsque nous travaillons ensemble, il n’y a pas de processus propre à chaque médium. Nos pratiques et respectives s’influencent mutuellement. Nous savions au départ que nous voulions parler de la crise climatique d’un point de vue très léger et lumineux. La musique devait donc être simple et touchante. C’était important que la musique ne soit pas orientée vers elle-même ou intéressée par sa propre beauté, elle devait raconter une histoire, servir des personnages, etc. J’ai imaginé la musique et développé son écriture en relation avec la conception du livret et avec les interprètes. Nous avons créé les premiers matériaux en nous basant sur chaque chanteur·euse que nous avons rencontrées puis, au fur et à mesure du processus, ces différents matériaux se sont précisés et agencés pour devenir la partition finale. Pour moi, les parties chorales sont les éléments les plus importants de Sun & Sea car elles reflètent la coexistence, la voix partagée, ce qui est fondamental dans un contexte critique tel qu’une crise climatique.
Vaiva, vous avez écrit les chansons de Sun & Sea. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour écrire le livret ?
Vaiva Grainytė : J’ai commencé par lire beaucoup d’articles sur l’écologie et la crise climatique. En parallèle nous avons rencontré et travaillé avec les chanteur·euses. Nous nous sommes beaucoup inspirés de leurs personnalités pour écrire leurs personnages. La chanteuse à la voix grave a inspiré un personnage d’une bourreau de travail épuisé, le couple qui s’est retrouvé à la suite d’une éruption volcanique est basé sur l’histoire d’amour d’un ami, la rencontre avec des jumelles m’a fait penser aux imprimantes 3D utilisées par les scientifiques pour restaurer les récifs coralliens en voie de disparition, une dame qui est venue aux auditions avec son petit garçon timide et qui lui tenait constamment la main a inspiré la chanson de la maman, etc. Ce fut un processus très intense, associant connaissances théoriques et expériences personnelles, tout en restant à l’écoute des chanteur·euses et les en observant durant le travail. L’idée était de parler de ce sujet complexe – la crise climatique – à travers de petites histoires, toutes racontées du point de vue du « je ».
Rugilė, vous mettez en scène Sun & Sea. Comment avez-vous imaginé la vie de cet espace ?
Rugilė Barzdžiukaitė : Juste avant de commencer le processus de Sun & Sea, je travaillais sur un film, Acid Forest, où les oiseaux observaient des touristes sur une plateforme d’observation. La situation d’un zoo anthropologique et l’angle de vue ont en quelque sorte influencé l’image initiale d’une plage observée d’en haut. Dans Sun & Sea, les chanteur·euses s’allongent pour être en position frontale par rapport au public. Iels chantent leurs monologues intérieurs de manière détendue – même si une telle condition corporelle va à l’encontre de la physique recommandée pour le chant. Lorsqu’iels ne chantent pas, iels sont libres de faire ce qu’iels veulent. De plus, à chaque fois que nous présentons la pièce dans un nouveau pays, l’équipe est rejoint par de nouveaux plagistes locaux, qui suggèrent ainsi d’autres histoires sur scène. Le camaïeu de couleurs est également essentiel. Sur cette plage, les serviettes et les maillots de bain sont ternes, comme si les vacanciers étaient restés trop longtemps au soleil.
Derrière leurs apparences contemplatives et poétiques, Have a Good Day ! Et Sun & Sea abordent des sujets graves de notre société contemporaine. Considérez-vous la création comme un outil politique ?
Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė : Même si les gens qui discutent « du temps qu’il fait » peuvent penser qu’ils sont juste en train d’avoir une conversation légère et informelle, parler du climat n’est pas anodin, ce n’est plus un sujet neutre. La création peut résonner dans un contexte politique, et les outils politiques peuvent être créatifs. Mais ce n’est pas automatique. Nous avons conscience que l’art peut être un outil politique très puissant et que les artistes utilisent souvent leur indépendance pour défier la volonté politique, mais l’art seul ne suffit pas pour que des changements se produisent. Nous sommes persuadés que les décideurs politiques, les activistes et les artistes peuvent former un chœur pour faire la différence. Si un·e spectateur·rice lit Sun & Sea comme un appel à l’action, tant mieux, mais cette pièce ne donne pas de réponse ou de solution.
Conception et développement, Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė. Direction et scénographie, Rugilė Barzdžiukaitė . Livret, Vaiva Grainytė. Composition et direction musicale, Lina Lapelytė. Curatrice, Lucia Pietroiusti. Chanteuses et chanteurs, Aliona Alymova, Svetlana Bagdonaitė, Nouria Bah, Auksė Dovydėnaitė, Saulė Dovydėnaitė, Daniel Monteagudo Garcia, Amara Goel, Claudia Graziadei, Sandro Haehnel, Ieva Marmienė, Artūras Miknaitis, Vytautas Pastarnokas, Eglė Paškevičienė, Lucas Lopes Pereira, Kalliopi Petrou, Jonas Statkevičius, Šarūnas Visockis. Photo Andrej Vasilenko.
Sun & Sea est présenté du 15 au 17 septembre à La Villette, avec le Festival d’Automne à Paris
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