Par Wilson Le Personnic
Publié le 8 janvier 2024
Entretien avec Pamina de Coulon
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Janvier 2024
NIAGARA 3000 est le quatrième opus de la saga FIRE OF EMOTIONS que tu as initié il y a bientôt dix ans. Peux-tu résumer l’histoire de cette grande aventure ?
Lorsque j’ai commencé à écrire ce qui allait devenir le premier opus de la saga FIRE OF EMOTIONS, je ne pensais pas que cette recherche allait se développer à travers le temps et plusieurs projets. À cette époque, j’étais prise dans des réflexions politiques par rapport à la question du temps, notamment le temps de travail. La première pièce FIRE OF EMOTIONS : GENESIS célébrait officiellement le mariage de la raison et des émotions. Les émotions ont longtemps été mises de côté dans la recherche car, soit disant, elles troublaient les raisonnements. Je suis donc partie du postulat qu’il y aurait une pensée pure et de l’autre côté les émotions. Pourtant, au contraire, moi, j’arrive surtout à appréhender la pensée théorique à travers les émotions. J’arrive justement à produire de la pensée lorsque je suis bouleversée par des textes que je lis. J’ai découvert des personnes dont j’aimais à la fois la pensée et l’écriture, notamment Isabelle Stengers. C’est une philosophe politique des sciences, une femme très radicale qui développe et jongle avec des concepts relativement ardus et douloureux, tout en gardant une grande malice et clairement une joie dans la pensée, une libre et sauvage création de concept. Vinciane Despret résume le travail de Stengers en lui attribuant la phrase «Donne à ce qui te touche le pouvoir de te faire penser». Et ça a été pour moi un vrai pouvoir de l’accepter. J’ai donc commencé à m’autoriser à ne pas nier mes émotions et de plutôt les écouter face aux grandes questions, de la physique quantique à l’énergie atomique, des politiques (anti)migratoires abjectes à que faut-il choisir de manger pour le reste de sa vie, des pâtes ou des patates ? J’ai commencé à malaxer, à me laisser toucher par les pensées, par la forme qu’on leur donne et ce que ça change. Tout ceci est devenu à la fois une méthode et un sujet. J’appelle ça le fondforme, ce larsen entre ce que je dis et comment je le dis. Ce premier projet a été une forme de prélude à cette méthodologie que je suis intuitivement depuis.
Tes processus de recherche s’apparentent beaucoup à ceux des chercheur·euses… Comment présenterais-tu ta méthodologie de travail ?
Je n’ai jamais consciemment cherché à reproduire des méthodes de travail associées à de la recherche universitaire, j’ai par contre toujours travaillé de manière intuitive. Après avoir étudié les arts visuels au lycée, je suis arrivée à la Haute école d’art et de design à Genève et je n’ai pas tout de suite trouvé mon médium. J’étais un peu perdue car je ne me retrouvais pas vraiment dans les grandes pratiques qui étaient enseignées. Puis j’ai intégré l’option Art/Action et j’ai compris que parler avec tout le monde et partager des informations étaient une pratique que je développais déjà à une échelle personnelle, qui prenait de plus en plus de place et qui pouvait être travaillée en tant que telle. Puis j’ai eu la chance d’être en résidence à L’L à Bruxelles – lieu de recherche et d’accompagnement à la création – de 2011 à 2015 et j’y ai découvert une vraie validation de cette façon de travailler, de faire de la recherche artistique, écartée de la norme de super-efficacité. On m’invitait clairement à lire des livres en studio et à faire des expérimentations au plateau, alors j’ai commencé à faire ça… Je passais mes journées à lire en studio et à faire des recherches sur internet, au détriment d’une éventuelle pratique physique. Pendant longtemps j’ai cru que cette dynamique lecture/plateau allait finir par s’inverser. Puis j’ai fait mon premier spectacle, mon deuxième, troisième… Et je n’ai jamais changé ma manière de travailler depuis. Je fais donc principalement de la recherche théorico-émotionnelle, pour ensuite la partager à l’oral dans un beau petit décor que je fabrique avec mes ami·es.
Pour NIAGARA 3000, tu t’es inspiré des larmes et de la force hydraulique. Qu’est-ce qui a motivé cette recherche ? Est-ce que tu peux retracer la genèse de cette création ?
J’ai un rapport très familier à l’eau : j’ai grandi en face du Lac Léman, depuis que je suis petite j’aime les cascades et me baigner partout. Aujourd’hui, je me réfère d’ailleurs aux Alpes et au Rhône pour définir d’où je viens et situer où je vis. J’aime par ailleurs beaucoup ce que l’on a fait de la navigation en la métaphorisant pour parler de notre réalité cognitive sur internet. Ce terme convient également parfaitement à mes recherches : je voyage au grès des éléments, des découvertes… Je suis portée par des courants, je fais le choix de suivre une direction plutôt qu’une autre… Puis des sources se tarissent, d’autres se rejoignent et forment des fleuves, parfois des bras morts se créent. J’aime beaucoup aussi la marée, la marée des émotions, et bien sûr la force des larmes qui sortent des yeux lorsque tu es submergé par les émotions. J’ai par ailleurs visité des barrages hydrauliques dans les Alpes et je me souviens avoir été très impressionnée par la taille de ces infrastructures et la possibilité de produire de l’électricité avec seulement la force de l’eau. Puis je me suis rendu compte de la limite de ces installations… Mais c’est en lisant Savage Dreams de Rebecca Solnit (une autrice états-unienne que j’apprécie beaucoup et qui a été un exemple majeur d’écriture de non-fiction créative pour moi) qu’est né l’envie de faire une pièce «sur les larmes». Dans ce livre, elle parle des guerres invisibles dans le contexte de notre crise actuelle du changement climatique, notamment de la guerre en 1851 contre les habitant·es indigènes à l’intérieur de ce qui allait devenir le parc national de Yosemite ou encore des essais nucléaires dans le désert du Nevada, soit disant vide et pourtant si peuplé… Au-delà de ces contenus qui m’ont poussée à aborder aussi les colonisations dans NIAGARA 3000, ce livre m’a troublé car c’est son premier, qu’elle a écrit à l’âge que j’avais lorsque j’ai commencé à le lire, et comme j’avais déjà lu plein des ses ouvrages, j’ai pu voir à rebours l’évolution de son écriture. Il est moins limpide et précis que ses ouvrages plus récents, plus trouble et intime, et ça m’a touchée. Je trouvais énormément d’échos entre elle et moi, elle y parle notamment de sa lutte contre le nucléaire et je suis moi-même très impliquée dans cette lutte. C’est un livre qui m’a donné beaucoup de force et de rage. En la découvrant en tant que jeune autrice, j’ai ressentie comme un lien « entre pairs » et je me suis définitivement autorisée à me sentir moi aussi autrice.
Peux-tu partager ce qui se cache derrière ton titre : NIAGARA 3000 ?
Le 3000 fait référence au Glacier 3000, un domaine skiable dans le canton de Vaud. J’ai longtemps cru que c’était le nom même qu’on avait donné au glacier, car il culmine en effet à 3000m d’altitude. C’était d’un factuel désolant mais je trouvais ça adorablement pragmatique. Puis j’ai découvert qu’il s’agit en fait du nom de l’entreprise qui s’est installée en partie sur le glacier. Ces dernières années, j’ai commencé à utiliser 3000 pour ponctuer certaines idées, comme marqueur d’intensité… Puis j’ai repensé aux chutes du Niagara que j’ai visité plus jeune, comment elles sont exploitées à 100%, en étant à la fois un énorme barrage hydroélectrique et une attraction touristique majeure. Le 3000 s’est donc imposé : c’est Niagara partout, la force de la beauté naturelle qui te tire les larmes, mais aussi une zone de sacrifice national qui te tire les larmes à nouveau.
Ta recherche est toujours nourrie de références et de lectures. Quels ont été tes livres de chevet durant le processus de NIAGARA 3000 ?
J’aime lire et j’aime lorsqu’un livre m’amène vers un autre, et ainsi de suite. J’aime les bibliographies et les notes en bas de page, elles excitent ma curiosité. La prochaine fois, le feu de James Baldwin et Savage Dreams de Rebecca Solnit ont été les deux livres à la base de cette recherche. Dans ces deux ouvrages, chaque auteur·e décrit avec finesse, émotion et une rage immense mais maitrisé sur le racisme historique et quotidien, chacun·e depuis sa propre perspective : un homme noir du milieu du 20e siècle et une femme blanche de la fin de ce siècle. Lorsque j’ai lu ces livres, je ne savais pas encore qu’ils allaient devenir la base de ma réflexion en ce qu’ils ont précisé ma première intuition qui était d’écrire «sur les larmes», ils l’ont transformée en «écrire sur des raisons fondamentales de pleurer». Puis il y a eu d’autres pivots, des textes sur la maladie qui m’avaient beaucoup touchée et aidée à naviguer dans ma propre maladie, que j’ai ainsi tricoté avec : l’important Sick Woman Theory de Johanna Hedva, le troublant et si beau De la maladie de Virginia Woolf, le très pertinent La maladie comme métaphore de Susan Sontag. Le dernier livre de Susanna Clarke, Piranesi, écrit dans un style assez atypique de science-fiction, m’a aussi pas mal travaillé durant la création. Je me suis également intéressé à la poésie : j’ai beaucoup écouté Kae Tampest poète britannique formidable et d’une puissance rare dans l’art oratoire. J’ai beaucoup écouté le très bel album Théorie of Ice de Leanne Betasamosake Simpson, autrice et musicienne autochtone Michi Saagiig Nishnaabeg. J’ai lu et relu avec joie et émerveillement la série de bande dessinée Tulipe de l’autrice française Sophie Guerrive, la Mafalda des années 2020. J’ai été saisie par la simplicité faussement inoffensive avec laquelle elle offre de petites bombes philosophiques. Et enfin j’ai relu sur la fin du processus Modern Nature, le journal intime de l’artiste et jardinier britannique Derek Jerkman. Se sachant mourir du sida, il a choisi d’habiter en face d’une centrale nucléaire et de lui opposer un jardin lors des cinq dernières années de sa vie. Cette lecture m’a donné beaucoup de force, d’inspiration et de détermination.
Dans la pièce, tu parles également du travail de Max Liboiron, comment il a été révélateur de ta manière d’envisager ta pratique de lectrice…
En effet, j’ai découvert le travail de Max Liboiron à mi parcours au détour d’une citation dans une conférence sur la pollution de l’air du brillant chercheur Alexis Zimmer. L’ouvrage Pollution Is Colonialism de Liboiron a changé ma vie. En plus de son contenu limpide, précis et révoltant, j’étais très touchée par sa méthodologie. Ses textes ont toujours beaucoup de citations et de notes de bas de page. Iel théorise et nomme cette pratique la «politique de la citation». Je me suis retrouvé dans cette façon de penser la recherche. Liboiron milite pour des pratiques non-extractivistes de lecture. C’est à dire de ne pas juste venir piller une phrase dans livre pour servir notre propos, mais de faire l’effort de s’intéresser à l’autrice, à sa vie, à son travail, d’aller lire d’autres ses livres, de comprendre comment sa pensée s’est développé dans un contexte spécifique, de s’intéresser aux autres pratiques qu’iels peuvent développer en parallèle de leur recherche, ec. Je crois que j’ai souvent cherché plus loin qu’une citation, mais surtout par curiosité, sans le conscientiser. Cette lecture a donc provoqué énormément de questions sur ma pratique, sur la manière dont j’avais abordé tout ce travail de recherche. Et sur comment j’allais donc continuer. Max Liboiron est scientifique, spécialiste de la pollution marine mais iel se présente avant tout comme méthodologiste, en présentant la méthode comme une relation éthique le monde, c’est le «comment on va faire pour vivre le monde que l’on veut au sein du monde que l’on a», là encore ça m’a à la fois rassurée et grandement excitée, ça m’a donné envie de penser 3000 !
Envisages-tu ta pratique artistique comme une pratique militante ? Comment s’articulent ces deux perspectives dans ton travail ?
Je ne me pose pas la question de savoir si mon travail est politique ou pas, car en bonne féministe matérialiste pour moi « tout est politique ». Pour préciser cette phrase qui peut sonner un peu élimée, je pense que toutes les actions, toutes les propositions, ont toujours un effet quelconque, quelle que soit la taille et la forme de cet effet. Par ailleurs, même si je le voulais, je ne peux pas séparer mon travail de ma vie étant donné que ma vie est un des sujets de mon travail : je suis engagée donc ma pratique artistique l’est aussi. Dans des moments de doute, j’ai bien sûr pensé à arrêter de faire des spectacles pour ne m’engager plus que dans la lutte aux frontières ou la lutte anti-nucléaire. Mais très pragmatiquement, j’ai réalisé que créer des spectacles est la chose que je fais le mieux, c’est l’endroit où je sens le mieux l’adéquation entre mes efforts et les effets dont je parlais tantôt. Et la scène, les rencontres avec le public, trouvent encore du signifiant à mes yeux. Chaque fois que je présente des spectacles, des spectateur·ices viennent me voir après les représentations ou encore m’écrivent pour me dire à quel point iels ont été touché·es et que ça leur a donné de la force, du trouble, de l’envie et de la rage. Alors, ça fait sens pour moi de continuer de militer aussi de cette manière là, à mon échelle, et dans cette version qui tour à tour réveille, répare, soutient et nourrit les militances des autres.
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