Par Wilson Le Personnic
Publié le 18 novembre 2024
Entretien avec Pauline Tremblay
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Novembre 2024
Pauline, ton travail se situe à la lisière de plusieurs pratiques, disciplines, formats, sources, etc. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ?
Mes créations font appel à des références hétérogènes dans une démarche de dé-hiérarchisation des savoirs. Le cinéma, la philosophie, le punk, la pop, la mythologie sont des sources d’inspiration que j’aime mettre en dialogue. Alien, Descartes, Virginie Despentes, le petit poucet, Dalida, etc., sont par exemple des figures qui peuvent se rencontrer dans mes pièces. Mes projets peuvent prendre divers formats : performances, créations pour le plateau, formes hybrides à mi-chemin entre le concert ou la conférence… J’aime aussi emprunter et croiser les codes d’autres disciplines. J’aime collaborer avec des interprètes-auteur·ices de disciplines ou parcours multiples et atypiques. La virtuosité émerge alors davantage de la capacité des un·es et des autres à jouer avec l’altérité que de la seule maîtrise d’un savoir-faire. La création est pour moi un espace d’expérimentation, de tentatives et de jeux, dont tout le monde peut se saisir. Dans mes pièces, on a déjà pu voir un danseur à la basse, un designer à la musique, un batteur à la corde à sauter, une danseuse au chant, etc. Ce sont dans ces « déplacements », dans cette cour de récréation que devient le plateau, que se crée la rencontre entre les artistes et avec le public. L’humour associé à ce brouillage des références et des codes ouvre un espace de complicité avec le public et met à mal le quatrième mur. Il s’agit ici d’une autre spécificité de mon travail : j’aime désacraliser l’espace de la scène et du théâtre, et la figure de l’artiste.
Tes projets ont toujours un lien très fort avec l’écriture, le récit, la voix off. En tant que danseuse et chorégraphe, comment envisages-tu ce médium ?
J’ai souvent comme point de départ, un questionnement, un texte, une découverte, que j’ai envie de partager et de mettre au travail au plateau. Mon premier solo Après Alien est une adaptation d’un texte littéraire d’Olivia Rosenthal. Ma deuxième pièce ONE TWO ONE TWO est un montage de différents textes sociologiques et philosophiques. Ma dernière création XXX est un texte original autofictionnel. Je me fais accompagner par la dramaturge Elsa Ménard pour ce travail d’écriture. J’ai toujours écrit et dansé, donc je ne peux pas dire quel médium est venu avant l’autre. J’ai aussi une formation en lettres modernes et mon mémoire portait justement sur la façon dont il existe du mouvement, de « la danse », dans l’écriture de Marguerite Duras. Dans un rapport quasi synesthésique, le texte, le mouvement et la voix, sont intrinsèquement liés avec l’espace, et donc avec l’art chorégraphique. Mon métier est d’écrire avec et dans l’espace. À partir de là, un son, un geste quotidien, un mot peut devenir un matériau d’écriture. Le geste peut être une résonance ou le déclencheur du mot, et inversement.
XXX trouve son origine dans la découverte d’un accessoire dans un théâtre et dans ton enquête pour retrouver son propriétaire… Peux-tu présenter l’histoire de cette nouvelle création ?
Tout commence en 2018, durant une résidence dans ma ville natale pour un spectacle de Gaëlle Bourges dans lequel je suis interprète. Nous enregistrons des voix dans une remise à costume et, sur une des étagères, mon regard s’arrête sur un costume que je reconnais : un casque de gladiateur. Ma mère, Sylvie Gabin, était costumière de théâtre et je sais qu’elle avait participé à sa conception car nous avions un exemplaire à la maison quand j’étais petite. Il s’agit d’un casque dessiné par un artiste très connu des années 80. Je le prends entre mes mains et je découvre à l’intérieur écrit le prénom du danseur qui le portait : XXX. XXX est une figure de la danse contemporaine des années 80, mais aussi de mon enfance puisqu’il a à un moment donné vécu à la maison. Mais surtout XXX a la particularité d’avoir disparu du monde de la danse. Certain·es le croient mort, d’autres, vivant. Quand le directeur technique du lieu de résidence m’entend parler de XXX il est très ému parce qu’il l’a lui-même très bien connu. Il m’a donné le casque et j’y ai vu une injonction à écrire sur XXX. C’est donc l’histoire de cette quête, qui devient ensuite le prétexte à une réflexion plus globale autour de la notion de disparition.
Peux-tu partager certaines réflexions qui sont au cœur de XXX ?
Dans cette quête labyrinthique, une multitude de questions, qui sont autant de lignes dramaturgiques de la pièce, s’entrecroisent. D’abord, il y a la question de la disparition, volontaire ou involontaire. Des centaines de milliers de personnes disparaissent volontairement chaque année dans le monde. Au Japon, ils les appellent « les évaporés ». Pourquoi et comment disparaît-on ? Il existe même des manuels et des entreprises spécialisées dans l’organisation des disparitions. J’évoque aussi d’autres tentatives d’évaporation, plus temporaires. Les comportements ordaliques menant à des états de conscience modifié par exemple. Et il y a des disparitions irréversibles : le suicide, la maladie, celle qui a particulièrement marqué les années 80 et 90, le Sida. XXX est aussi un hommage (avec humour et autodérision) au milieu du spectacle vivant. J’y parle des métiers de l’ombre, de celui d’interprète, du marché de l’art, des subventions, des auditions, de la nostalgie plus ou moins justifiée de la danse contemporaine des années 80 en France.
Comment as-tu initié cette recherche ?
J’ai commencé par contacter le CNDC d’Angers qui détient un fond d’archive important. La qualité des vidéos des années 80-90 ne m’a pas toujours permis de trouver ce que je voulais mais j’ai constitué un corpus d’images où apparaît XXX. À la façon dont la mémoire fonctionne, en puzzle, par reconstitution, voire invention, il m’a semblé intéressant de mélanger les sources iconographiques et chorégraphiques. La partition est constituée de mouvements traversés par XXX mais aussi d’images d’autres archives : par exemple une statuette de gladiatrice, des bas-reliefs représentant la danse du Geranos notamment dansée par Thésée à l’entrée du labyrinthe. Une danse disparue d’ailleurs. Mais ce qui nous a davantage intéressés, avec Catalina Insignares qui est dramaturge, au-delà de la reproduction des images, c’est l’évolution de mon propre état de corps dans cette quête labyrinthique. C’est un travail autour du regard, sur la rupture du quatrième mur et sur comment le regard des spectateur·ices modifie notre état de corps, notre présence et donc l’ensemble des paramètres du mouvement. Nous avons également pensé cette partition chorégraphique comme une forme de rituel pouvant faire réapparaître XXX : actions de préparation, répétitions de gestes, espaces géométriques, cycles temporels, utilisation d’objets et d’éléments symboliques, état de corps méditatif ou au contraire de décharge, interaction avec l’invisible…
Tu as invité ta mère costumière à créer de nouveaux casques. Comment ces objets ont-ils influencé la dramaturgie et l’écriture de la chorégraphie ?
Dans mes pièces, les costumes et accessoires sont toujours des partenaires de jeu. Je suis fille de costumière et je l’ai beaucoup suivie dans les magasins de tissus, dans les studios de répétitions pendant qu’elle travaillait, etc. Pour moi, l’espace de la scène c’est aussi le costume, le transformisme, la possibilité de donner à voir autre chose de/que soi-même. La possibilité de muer à l’envi. Le costume cache autant qu’il révèle. Pour ce projet, ce rapport est d‘autant plus explicite car la pièce résulte de l’histoire d’un costume. Il était aussi évident que ma mère serait la costumière de ce projet puisqu’elle est la conceptrice du casque originel. Je lui ai proposé de créer d’autres versions de ce casque ayant d’autres fonctions dramaturgiques : un casque de gladiateur, un casque en forme d’hippocampe, un casque de feu, un casque comestible… Certains s’apparentent à des objets funéraires, d’autres à des animaux, d’autres encore à des objets magiques. Décliner et multiplier les casques sur le plateau était une façon de brouiller les pistes entre l’original et la copie, entre la réalité et la fiction. Chacun des casques vient modifier ma silhouette de manière spécifique, mais surtout perturber mes sensations. Certains sont lourds et contraignants. La recherche corporelle s’est donc développée en grande partie avec ces objets, notamment les changements d’orientations de la tête, ce qui a amené une gestuelle assez baroque et sculpturale.
La musique et le son occupent une place essentielle dans XXX. Peux-tu revenir sur le processus de création musicale avec Aude Rabillon et Hugo Jannet ?
À l’origine de chaque pièce, j’ai toujours une image très forte du plateau (couleurs, décor, costume). Et ce « paysage » dans lequel je vais évoluer est toujours associé à un environnement sonore, donc les compositeur·ices avec qui je collabore sont toujours présent dès le début du travail en studio. Aude réalise des dispositifs en multidiffusion et ce type d’installation sonore doit pouvoir s’éprouver tout le long du processus de création. Concernant ma collaboration avec Hugo, je le connaissais batteur mais pratiquant aussi la corde à sauter. La thématique du rituel et de la convocation des disparus dans XXX a rendu évidente l’utilisation du tambour, qui est un instrument traditionnellement utilisé pour invoquer les esprits. Et la corde à sauter, qui devient un autre instrument sonore, évoque l’enfance. Ce qui est nouveau avec ce projet, c’est que Aude et Hugo sont sur scène avec moi et performent, aussi bien musicalement que chorégraphiquement. Il s’agit donc d’un trio. La bande sonore de XXX est composée en live avec plusieurs sources qui se superposent : une partition électroacoustique composée avec des sons du plateau, de la batterie, ma voix en off et des voix de Hugo et Aude en live. J’aimais bien jouer avec ces différents statuts de voix car ils permettent de faire cohabiter présent et passé, pensée active et souvenir, présences réelles et fantômes. Mon travail est également très plastique. Sylvain Sechet à la lumière et Fabien Proyart à la construction de la scénographie participent à ces croisements entre le visible et l’invisible, la surexposition et le caché.
Peux-tu donner un aperçu du processus de recherche de XXX ?
Déjà, avant de commencer les recherches en studio, j’ai commencé à voir un parallèle entre la disparition volontaire et le fait de monter sur scène. C’est un espace de surexposition où il est paradoxalement possible de se cacher. Monter sur scène est pour moi une tentative de disparition volontaire. La scénographie du spectacle vient d’ailleurs renforcer cette idée de double mouvement d’absorption et de projection. Je me suis interrogé sur ce qui impliquait pour moi le métier de danseuse-interprète et le fait de s’exposer au regard de l’autre. Avec Catalina, nous nous sommes concentrées sur cette question du regard et sur la façon dont il vient transformer la danse. Par exemple, se soumettre au regard des autres en ayant soi-même les yeux fermés (ce qui modifie notamment mon rapport au sol, à l’équilibre, à mes autres partenaires de jeu et aux spectateurs), ou, au contraire, faire d’un regard adressé à un partenaire de jeu ou au spectateur, le moteur du mouvement (défi, séduction, recherche de validation…). Ce changement d’intention agit à un niveau subliminal pour le·la spectateur·ice mais produit des effets visibles sur le mouvement. La partition des regards dans XXX est donc écrite et fait partie intégrante du processus chorégraphique. Je me suis aussi confrontée à nouveau à « la danse des années 80 » que j’ai apprise au conservatoire et que j’ai pratiquée durant mes premières années d’interprète. C’est un vocabulaire que je n’utilise plus dans mon travail, qui ne me satisfait pas esthétiquement, mais que je peux avoir plaisir à pratiquer, seule en studio, à l’abri des regards. C’est donc aussi la question d’oser exposer ce plaisir coupable. Plaisir que j’ai aussi eu à revoir des images de XXX dans des pièces que j’avais vu enfant, quand bien même elles avaient, pour certaines, sacrément mal vieilli… C’est donc un travail autour de la mémoire et de l’héritage du point de vue de l’interprète, plutôt qu’un hommage aux chorégraphes qui ont fait les heures de gloire de la danse contemporaine des années 80.
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