Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 4 juin 2023
À la croisée des disciplines, les chorégraphes Angela Rabaglio et Micaël Florentz développent une recherche tournée vers l’expérimentation et la création de nouveaux langages hybrides. Avec leur pièce A Very Eye, le duo s’inspire des comportements et mouvements collectifs observés chez certaines espèces vivantes pour questionner nos propres manières de faire groupe, de faire société et de nous organiser collectivement. Souhaitant expérimenter et rendre sensible les forces et les négociations collectives qui s’opèrent dans un groupe en perpétuel mouvement, Angela Rabaglio et Micaël Florentz imaginent un espace partagé où les déplacements des danseur·euses et des spectateur·ices s’enchevêtrent, s’influencent et se coordonnent intuitivement à l’intérieur d’un mouvement continu d’interdépendance. Dans cet entretien, Angela Rabaglio et Micaël Florentz partagent les rouages de leur recherche et reviennent sur le processus de création d’A Very Eye.
Angela, Micaël, vos recherches semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Pourriez-vous revenir sur les grandes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Nos réflexions artistiques sont de plus en plus tournées vers l’expérimentation et le développement de langages hybrides. Nos trois premières créations nous ont permis de mettre notre collaboration en mouvement, que ce soit dans nos façons de penser, de communiquer, ou de bouger. Elles nous ont lancé dans un processus continu d’exploration de nos manières d’être en relation, d’être vivant, qui va bien au-delà de la scène, et que nous sommes bien décidé à poursuivre aujourd’hui. Concernant notre travail chorégraphique, nous sommes particulièrement attirés par la manifestation d’un changement à partir de lois, qui elles, ne changent pas. C’est un procédé qui nous parle beaucoup, et qui est clairement issu de nos préoccupations sociales et politiques. Prenant la forme d’un acte de résistance qui repousse le cadre, ou bien d’un apaisement qui fait courber la matière, ce qui nous intéresse dans ce procédé, c’est la transformation d’une entrave en un champ d’action, et son ouverture vers de nouvelles possibilités d’agir. On a cependant bien conscience que cette démarche artistique – le fait de pouvoir s’imposer ses propres contraintes – est un vrai privilège. Nos réalités sont encore pleines d’illusion, que nous cherchons à déconstruire à travers notre parcours, tout en évitant d’en créer de nouvelles.
Votre pièce A very Eye tire son nom de The Very Eye Of Night, un film de Maya Deren, dans lequel nous pouvons voir des corps en négatif tourner dans ce qui semble être une nuit étoilée. Pourriez-vous partager la genèse et l’histoire de A very Eye ?
Nos recherches pour A Very Eye ont tout d’abord été inspirées par nos lectures en éthologie et en biologie. Nous nous sommes intéressés à l’intelligence et aux comportements collectifs que l’on peut observer partout dans le vivant, en commençant par les colonies de termites, les abeilles, les étourneaux, puis les incroyables siphonophores et les réseaux mycéliens. Au-delà d’être des sources d’étonnement et de réflexion infini sur notre monde, ces lectures nous ont renvoyés à nos propres manières de faire groupe, de faire société, et de nous organiser collectivement. Ces premières lectures nous ont conduits ensuite vers les sciences sociales, et plus particulièrement, à nous intéresser à la foule. Dans la plupart des ouvrages que nous avons consultés, celle-ci est le plus souvent mise à mal, et semble dénuée de toute forme d’intelligence ; c’est sur ce constat que nos premières envies d’expérimentations ont vu le jour. Après avoir finalisé notre première création The Gyre, et focalisé sur la relation à deux, nous avions aussi envie de passer à de nouvelles dynamiques de travail, et de nous mettre en danger. Il s’agissait pour nous de reculer notre point de vue, pour montrer ce qui permet aux relations d’exister, la complexité dans laquelle elles s’inscrivent ; un maillage plus large d’interactions. Nous avons donc décidé de nous lancer dans la création d’une pièce de groupe, constituée d’interprètes issu·es de parcours très différents. La référence dans notre titre au film de Maya Deren The Very Eye Of Night s’est imposée alors que nous étions en plein milieu de nos recherches ; la représentation de ce corps de ballet dansant à la dérive dans le cosmos, hors du sol et de tout point de référence, nous a tout de suite évoqué une certaine forme d’enchantement collectif. Nous y avons aussi reconnu une sensation très actuelle de notre évolution en tant qu’espèce : le détachement graduel de nos ancrages avec toutes les autres formes du vivant.
A very Eye propose au public d’investir l’espace de la danse et d’être au cœur du mouvement. De quoi résulte cette envie d’imager une chorégraphie immersive ?
Avant même de rentrer en studio, il était évident pour nous que la relation avec le public allait être au cœur de ce projet. Au fil des résidences, le format traditionnel scène/gradin nous est apparu très vite inapproprié et nous avons fait le choix de développer nos matériaux et nos déplacements dans un espace non-hiérarchique, sans gradins. Comme dans un espace public, chacun·e est responsable de son propre comportement, de sa trajectoire, mais nous restons néanmoins sous l’influence tacite du comportement majoritaire de nos semblables. Nous avions envie de voir comment s’organise une foule dans un espace scénique et comment nos matériaux chorégraphiques pourraient inciter/accentuer certaines prises de décision dans le public, sans qu’il y est besoin de lui demander d’intervenir de manière explicite. Les premières représentations de A Very Eye ont montré que, dans ce dispositif et sans indications préalables, le public devient très rapidement une unité, avec des réactions en chaîne et des tendances qui se généralisent, même si celles-ci diffèrent selon les représentations. Dans ces circonstances, et vu que nous partageons le même espace, aucune des représentations ne se déroulent exactement de la même manière. Ce degré d’imprévisibilité permet de tendre le tissu social, et de favoriser l’émergence de réactions singulières au sein du public. Dans l’idée de créer une véritable expérience commune, nous avions aussi envie que tout soit apparent et accessible, que ce soit l’espace, la chorégraphie et ses variations, mais aussi nos intentions, les détails des corps, nos regards, nos hésitations. Le dispositif immersif permet d’avoir cette proximité avec les mouvements et les interprètes. En collaboration avec le créateur lumière et scénographe Arnaud Gerniers, nous avons pensé l’espace de A Very Eye comme une invitation. La majeure partie du sol est recouverte d’une moquette blanche, où l’on peut se poser et se déplacer librement. Éclairé par une lumière vibrante et chaleureuse, ce sol à partager devient une surface de communication, un territoire à occuper.
Tout comme comme votre précédente pièce The Gyre, la chorégraphie de A very Eye explore le motif du tourbillon à travers une écriture extrêmement précise qui se base sur l’interdépendance des corps. Comment s’est organisée l’écriture de A very Eye ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création chorégraphique de A very Eye ?
Nous avons commencé par observer les moyens de coordination qui sont utilisés par certaines espèces pour se déplacer en groupe en essayant d’identifier les systèmes d’interdépendance qui permettent aux individus d’adhérer aux mouvements de leurs congénères. Notre attention s’est particulièrement focalisée sur les vols d’étourneaux qui donnent lieu aux stupéfiantes murmurations. Dans ses regroupements, tout est affaire de négociations des distances et du rythme, et c’est sur cette base que nous avons commencé à réfléchir à nos matériaux. Nous avons cherché aussi à mettre en lumière les interstices entre les corps, les relations, plutôt que les individus eux-mêmes. En s’inspirant de cette logique de murmuration, nous avons imaginé une sorte de tissage de trajectoire, un pattern, qui peut se décliner sous plusieurs formes, et qui permet aux danseur·euses de co-habiter un espace très restreint en restant continuellement en mouvement. Dans ce système, on peut faire varier l’écartement entre les corps, le mettre sous tension comme un élastique, jusqu’à provoquer des frictions, des rencontres, des ruptures et des glissements, tout en gardant un flux constant. À la différence du tourbillon de The Gyre, ce pattern repose uniquement sur le maintien d’une trajectoire et des distances entre les corps ; il peut donc aussi être déplacé librement dans l’espace, s’en décrocher. Au cours de nos premières résidences, nous avons aussi ouvert de nombreuses pistes de travail sur le regard comme vecteur de sociabilité. Nous avons notamment mis en place des temps de rencontres et des ateliers avec différents publics, dont des personnes déficientes visuelles. Ces expériences ont bouleversé nos manières d’appréhender l’autre et ses mouvements, et nous ont conduits à utiliser le toucher comme un moyen de communication et de «vision». Si au début de la pièce l’espace semble divisé entre les danseur·euses et les spectateur·ices, elle évolue progressivement vers une fusion des mouvements et des individus. Ce développement a été réfléchi de manière à ce que s’élève une certaine forme de sensibilité collective, qui puisse dépasser le cadre de nos représentations.
Comment avez-vous conceptualisé l’univers sonore de A very Eye ?
Nous avons collaboré avec Anne Lepère, qui a composé la bande son notamment avec des enregistrements sonores de nos corps et de nos danses. Les premières expérimentations sonores ont débuté lors d’une résidence à l’Abri à Genève, dans le cadre du Réseau Grand Luxe. Nous avons enregistré différents sons produits par nos corps en mouvement et nous les avons répertoriés sur le même principe qu’une bibliothèque sonore. En suivant l’évolution des répétitions avec les danseur·euses, Anne s’est lancée dans la composition d’une œuvre multiforme, où se mélange subtilement des sources sonores très différentes : on y trouve nos enregistrements de corps, des sons concrets, des textures qu’elle a collecté, ainsi que des plages synthétiques. Anne a proposé un univers sonore qui est à la fois très physique et enveloppant, et on ne cesse de le redécouvrir avec émerveillement à chaque représentation.
Vos deux dernières créations A very Eye et Dehors est blanc explorent des dispositifs scéniques qui induisent de nouvelles experiences physiques. Qu’est-ce qui motive ces formes hors-normes ?
Nous sommes convaincus que certaines idées n’ont de sens que si elles sont affiliées à un contexte particulier, et c’est selon cette exigence que nous réfléchissons au format de représentation de chacun de nos projets. Comme beaucoup d’artistes, on ne cherche pas à faire de l’original, mais plutôt à créer des expériences concrètes, qui prennent en considération celles et ceux qui y participent. Nous voyons donc le dispositif scénique comme un moyen de communication. Comme nos sources d’inspiration pour penser nos projets sont parfois très éloignées de l’espace de la scène, celles-ci transforment aussi profondément nos manières de nous représenter nos créations au cours de nos processus, et les font glisser peu à peu hors de leur socle traditionnel. Dans nos décisions, on est aussi fortement influencé par les métamorphoses sociales, politiques et technologiques actuelles, qui nous poussent à réfléchir autrement à nos projets, tout en faisant éclater de nouvelles nécessités, et de nouveaux désirs.
A Very Eye, concept et chorégraphie Angela Rabaglio et Micaël Florentz. Création et interprétation Charlie Prince, Sergi Parés, Jeanne Colin, Mona Felah, Christine Daigle, Angela Rabaglio, Micaël Florentz. Création lumière et scénographie Arnaud Gerniers. Création sonore Anne Lepère. Regards extérieurs Melissa Rondeau, Esse Vanderbruggen, Christine Daigle. Costumes Mélanie Duchanoy. Recherche TingAn Ying (danse), Olivier Hespel (dramaturgie). Photo © Stanislav Dobak.
A Very Eye est présenté les 6 et 7 juin au Pavillon dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
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