Propos recueillis par Claire Astier
Publié le 14 janvier 2021
Avec sa nouvelle création R-A-U-X-A, Aina Alegre poursuit ses recherches sur l’hybridation et sa réflexion sur les alliances du corps dans l’ère post-humaniste. Ici pas de « nouvelles technologies » ni de troisième bras bionique. La chorégraphe traverse le temps à travers la répétition du mouvement (qu’elle nomme « martellement ») et la conscience des échos que le corps entretient avec cette technicité, corps-machine, corps-travail, corps-aliéné ou libéré. Si le corps résiste, déjoue la machine, sursoit à l’exploitation, Aine Alegre va plus loin et opte pour l’esquisse d’un corps mutant, point d’un départ de nouvelles politiques affirmatives.
Lorsqu’on aborde R-A-U-X-A, on saisit presque instantanément la grille de travail, c’est-à-dire la nature de la matière en jeu et ses paradigmes de transformation. Néanmoins l’origine de la partition reste mystérieuse : je me suis demandée si elle résidait dans tes mouvements au plateau ou bien si elle était donnée par Josep Tutusaus qui compose la musique. Comment avez-vous travaillé ensemble et quels ajustements avez-vous conçu pour co-écrire cette pièce à quatre mains ?
En réalité nous avons chacun notre partition. J’ai beaucoup travaillé et partagé les outils avec Josep Tutusaus : répétition, subdivision, rythme, travail sur les variations par la répétition et l’exploration des motifs… Nous avons aussi travaillé sur l’idée d’accumulation, de rupture, que ce soit pour le son ou pour la partition physique. L’un de mes premiers désirs lors de cette création était de voir un corps produisant du son et du rythme, un corps qui martèle manuellement et qui se met en dialogue avec un paysage sonore fabriqué par un ensemble modulaire et électro-acoustique. La musique peut être un stimulus pour la danse et réciproquement. Pour revenir à la partition, nous ne sommes jamais dans un vrai unisson. Nous cherchions d’ailleurs les bases communicantes de ces deux partitions autonomes.
Comment avez-vous développé ce langage commun avec Josep Tutusaus ?
En amont, en studio, nous avons longuement écouté ensemble des matières sonores afin de comprendre quelles étaient ces textures. Par exemple, j’ai eu besoin de comprendre comment fonctionnent les synthétiseurs modulaires, dont Josep Tutusaus se sert en direct, quelles étaient leurs potentialités. Je me suis réapproprié dans la recherche physique de certaines notions et effets utilisés pour la manipulation de modulars comme le freeze, le changement de peech o le rythme euclidien… Puis nous avons testé comment la danse pouvait cohabiter avec cette musique-là. C’est une musique qui occupe beaucoup d’espace donc ce n’était pas évident que la danse y trouve son propre écho. C’est pourquoi nous avons créé deux partitions autonomes avec la possibilité de s’affecter l’une dans l’autre. La lumière prend part à ce travail et à cette cohabitation car elle affecte elle aussi le corps et la musique. Ensemble nous cherchons à architecturer l’espace.
Certaines images de R-A-U-X-A évoquent la révolution industrielle, une période charnière où les artistes et le corps social dans son ensemble, s’interrogent sur les rapports aux machines qui, bien que fascinantes, sont des outils d’exploitation. L’être humain s’intègre à la chaîne de montage. La musique électro s’est elle aussi construite dans une remise en question de l’exploitation technique du corps par le travail ?
Effectivement c’est une des zones que j’avais envie d’explorer. Oui, le martèlement est très primitif et c’est aussi une première forme de technicité. Marteler une surface implique une manipulation de cette surface, une transmission du mouvement qui impacte la matière. Marteler peut induire un corps au travail, un corps industriel et est par conséquent un contenant de mémoire collective ancienne et future. Au niveau musical, on a ainsi cherché des textures sonores très métalliques et industrielles, qui sont d’ailleurs propres à la musique techno. C’était bien mon intention d’aborder ces sujets mais la dimension politique n’était pas première. Je travaille de manière assez intuitive et c’est en avançant avec des références que je me suis reconnectée à des questions qui concernent ma réalité, mon actualité, et qui deviennent alors – par ce regard au présent – politiques.
Ton corps formule une historicisation des techniques développées par les êtres humains mais aussi un regard sur le futur. Dans quelle mesure l’« être hybride » qui naît de cette danse incarne-t-elle ces interrogations politiques ?
Avec ce geste de martèlement, s’est instauré un lien étroit avec la mémoire du passé, avec des formes primaires, primitives ou archaïques. À force de regarder le passé – et certainement en raison du confinement – nous avons commencé à réfléchir au futur. Comment se réapproprier l’idée du futur dans ce contexte ? Et qu’est-ce qu’une mémoire du futur ? Quelle est l’image de mon futur imaginé et projeté aujourd’hui ? La répétition du geste « persévère » le temps et me permet d’explorer le futur à travers cette grille. En termes d’interrogations politiques, je suis baignée par les discours de philosophes femmes, post-humanistes. J’éprouve beaucoup d’intérêt pour ces réflexions actuellement et je m’interroge de quelle manière le post-humanisme peut être non pas seulement une question dystopique, mais au contraire une politique affirmative. Travailler un corps qui se projette dans la potentialité du futur m’a permis d’aborder physiquement cette question. L’hybridation est une notion que j’abordais déjà dans La nuit, nos autres en 2019. Je perçois l’hybridation comme la pensée d’un corps qui est affecté et qui affecte son environnement humain et non-humain. Ainsi R-A-U-X-A s’achève naturellement par une projection physique qui n’est forcément liée ni au passé ni au présent, mais plutôt au « passé-présent-futur ».
À ce propos, ton costume-même est référencé à un futurisme populaire, celui d’une science-fiction qu’on pourrait qualifier de rétro-futuriste ou – je te cite – « futuro-archaïque ». Qu’est-ce qu’un futur du passé ?
Effectivement j’essaie de fuir les références cinématographiques mais elles reviennent toujours ! Le cinéma de science-fiction est un grand stimulus pour penser le corps, le ré-imaginer, pour nourrir une pensée du corps. Je ne l’assume pas toujours, j’essaie de me plonger dans l’expertise du théâtre, mais le cinéma reste pour moi un lieu d’émancipation du corps tellement fort qu’il revient toujours dans mon travail. Par exemple, en 2015, j’étais très marquée par le film Under the skin réalisé par Jonathan Glazer avec Scarlett Johansson qui joue le rôle d’une alien d’apparence humaine. Ce n’est pas seulement une question de récit, c’est aussi la plasticité qui m’intéresse. Comment la plastique produit une émotion elle aussi, de quelle manière elle affecte le corps et vice-versa. Ainsi, ce vêtement que je porte au plateau me permet de jouer avec des codes de la culture de science-fiction. Pendant le processus de création, j’ai lu des ouvrages où la mémoire peut se concevoir d’un point de vue du passé mais aussi du futur, dans un rapport non-linéaire au temps. Ce sont d’ailleurs des réflexions que la science-fiction pose, ou en tout cas active. C’est à travers ce bain multi-temporel que j’ai travaillé ou imaginé intuitivement des notions, des images, des états de présence qui pourraient décrire une idée très abstraite d’un futur archaïque.
À quoi ressemble tes partitions ? Arrivent-elles en amont ou bien les construis-tu pendant et après la création ?
J’ai toujours des partitions mais elles ne sont pas toujours écrites de la même manière. Elles sont en tous cas très précises en termes d’espace et de qualité de mouvement. Il y a une petite part, non pas d’improvisation mais de choix, c’est-à-dire que je ne vais jamais créer une partition qui me dit tout ce que je dois exécuter. Elle va plutôt activer des qualités physiques des rapports à l’espace, au temps. Il y a des figures et des mots, beaucoup de dessins, beaucoup de descriptions. Elles sont aussi très musicales : j’ai une relation forte à la musique du corps, qui est la propre rythmique que le corps produit, telle que l’on peut ressentir, comprendre, les stimulus musicaux qui proviennent de l’intérieur du corps. Les danseuses de hip-hop me disent : « Nous, on chante ce qu’on danse ». C’est ce qui m’intéresse et ce que je recherche.
Tu es l’unique interprète de R-A-U-X-A. Arrives-tu à être à la fois chorégraphe et interprète lorsque tu es au plateau ?
C’est finalement lorsque je suis à la fois chorégraphe et interprète que j’arrive à mieux comprendre où se trouve la justesse. Pour R-A-U-X-A, la danseuse Elsa Dumontel m’a remplacée pendant les répétitions pour que je puisse avoir un regard extérieur sur ce qui se passait au plateau. De part son rôle dans le processus, elle est devenue une conseillère du mouvement. Elle m’a décrit avec précision ce qu’elle vivait au plateau. Avoir accès aux sensations de l’interprète qui s’empare de mon écriture est une précieuse information. J’avais aussi besoin d’une personne extérieure pour accompagner mon immersion physique dans la pièce : Mathieu Burner m’a ainsi proposé des exercices de respiration, d’états de corps, afin que je saisisse la relation de ce solo à l’espace.
La première de R-A-U-X-A n’a pu avoir lieu. Habituellement la première d’un spectacle signe « l’arrêt » du processus de création. Pour certains artistes, elle est d’ailleurs le seul moyen de mettre un terme à l’élaboration d’un geste, d’une idée. Qu’en est-il de R-A-U-X-A, compte tenu du temps supplémentaire octroyé par ces multiples reports ?
Je peux dire que la pièce est aujourd’hui terminée. Elle est achevée, bien que nous n’ayons eu aucun retour du public jusqu’à présent, ce qui est pour moi assez singulier. Je me sens dans un état étrange, comme « à l’envers », car en général, lors d’une nouvelle création, je suis toujours en retard. Il m’est toujours très difficile de faire des choix et il m’arrive souvent d’aborder la première d’un spectacle avec des éléments encore légèrement décousus. J’ai besoin de recevoir les retours du public après les premières représentations afin d’ajuster mon écriture ou certains éléments de la pièce. Effectivement, pour moi, la première n’est jamais l’objet final, elle marque plutôt la fin d’un processus. Puis la pièce commence à prendre sa forme au moment où je joue face à différents publics. Je la confronte aux espaces, aux spectateurs et je comprends alors la manière dont elle dialogue. Elle est un objet qui sonne, qui a une certaine porosité et qui dialogue avec ce quelque chose qui va la guider ou la porter. C’est un jeu qui se fait uniquement « en direct » et qui permet de faire apparaître la pièce.
Comment as-tu remédié à cette absence de première pour conclure le processus de création ?
Les trois dernières semaines de création sont celles où toute l’équipe est réunie, où certains matériaux se perdent, d’autres s’épanouissent, s’ouvrent, s’écrivent et se posent. Dans notre cas, comme pour beaucoup d’autres artistes, ces trois semaines ont eu lieu durant le confinement. En tant qu’équipe, nous étions – je dois le dire ! – légèrement affaissés ! « Déprimés » serait un peu fort ! Disons : découragés. Il fallait aboutir R-A-U-X-A dans un vide, sans présentation. Je me suis donc obligée à ce qu’on arrive au bout de notre travail à la fin de cette résidence. Je ne voulais pas laisser trop de portes ouvertes. Nous avons organisé une représentation avec l’équipe du théâtre et quelques professionnels de la région et ça nous a beaucoup aidé. Maintenant, cela fait un mois que la pièce se repose et effectivement nous allons pouvoir lui donner une nouvelle justesse.
Pour finir, veux-tu partager avec nous quelques amies du passé qui t’ont accompagné pendant le processus ?
Sur la table de mon bureau, j’ai trois ouvrages écrits par trois femmes qui m’inspirent beaucoup : Kathy Acker, Rosi Braidotti et Donna Haraway. Rosi Braidotti est une philosophe contemporaine italienne qui écrit sur les nouveaux féminismes et qui s’appuie sur la science-fiction. Elle a aussi été influencée par la philosophe américaine Donna Haraway qui a écrit sur le cyberféminisme en essayant d’imaginer de nouvelles politiques affirmatives. Elle écrit notamment sur la relation et l’hybridation avec d’autres corps, non-humains, comme point de départ pour penser le corps, pour penser l’être humain à l’ère post-humaniste.
Conception et interprétation Aina Alegre. Musique live Josep Tutusaus. Lumières Jan Fedinger. Conception Espace James Brandily. Costume Andrea Otin. Conseil artistique et dramaturgique Quim Bigas. Assistante au mouvement Elsa Dumontel. Régie générale et arrangement sonore Guillaume Olmeta. Photo Jan Fedinger.
La réouverture des lieux culturels initialement prévue début janvier est aujourd’hui toujours en suspens. Les représentations de R-A-U-X-A les 15 et 16 janvier à l’Atelier de Paris / CDCN sont donc reportées.
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