Photo © Bart Grietens

Alexander Vantournhout, SCREWS

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 juillet 2023

Formé en danse et en arts du cirque, Alexander Vantournhout développe depuis déjà plusieurs années un travail hybride à la confluence des disciplines. Puisant dans de multiples influences, sa pratique explore la relation entre le corps et l’objet à travers de nouvelles possibilités physiques, repoussant les limites de la gravité et du mouvement. Avec sa pièce SCREWS, il approfondit le concept de « corps augmenté » à travers une succession de performances in situ et déambulatoires aussi bien virtuoses que ludiques. Dans cet entretien Alexander Vantournhout partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de SCREWS.

​​Vous avez fait une formation en arts du cirque avant de faire une formation en danse contemporaine. Comment ces deux disciplines dialoguent, s’alimentent, au cœur de votre pratique, votre recherche ?

Dans le studio, je ne fais plus de distinction entre les deux. Cette particularité n’est pas toujours évidente pour mes complices, c’est peut-être pourquoi mes collaborateurs-interprètes sont principalement mes anciens camarades. À P.A.R.T.S., nous avions beaucoup d’intervenants et chaque invitation était l’occasion de rencontrer un nouveau style de danse. Ce contexte nécessitait d’absorber le matériel rapidement et m’a rendu assez polyvalent. Avec les autres étudiants, nous avons également créé des pièces ensemble chaque mois, en plus des heures de cours. Nous étions constamment en train de créer, de mémoriser, de jouer et d’improviser sur scène. C’était pour moi une autre dynamique de travail car à l’école de cirque, notre spectacle de fin d’année sur lequel nous avions travaillé pendant un an ne devait pas dépasser sept minutes… Ma formation en cirque m’a finalement permis de chercher les limites du vocabulaire du mouvement, de rechercher des nouveaux langages. La danse m’a quant à elle appris à improviser, chorégraphier, mémoriser… J’utilise l’alphabet de ces deux disciplines tout en essayant d’inventer une nouvelle langue…

Vos pièces sont régulièrement catégorisées d’interdisciplinaires. Quel regard portez-vous sur cette catégorie fouillis, parfois intitulée cirque contemporain ?

Je regrette un peu qu’on me catégorise dans les disciplines « performance » ou « interdisciplinaire » car c’est une catégorie du « on-ne-sait-pas-nommer », celle dans laquelle on met les artistes qu’on ne parvient pas à qualifier ou à faire rentrer dans des cases prédéfinies… SCREWS est en tournée depuis quatre ans, nous avons présenté la pièce plus de deux-cents fois et j’ai l’impression que la catégorisation, ou du moins les discours sur la catégorisation, semblent de moins en moins nécessaires ou importants. Aussi, je ne sais pas vraiment ce que le mot interdisciplinaire veut dire… Dans les arts performatifs, même les «puristes» comme Lucinda Childs ou Trisha Brown sont à mon avis un bon mariage de plusieurs disciplines. Je ne peux bien sûr pas nier que mon travail explore et met en pratique les outils et les codes de plusieurs disciplines, mais je ne me retrouve pas dans ces intitulés. Cette persistance a quelque chose d’exotique sans doute, mais en essence je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de différences. Je constate aussi que de plus en plus d’artistes se définissent aujourd’hui comme post-disciplinaires, bien qu’il y ait une évolution ces dernières années pour échapper aux catégories. Si la génération qui me précède aime inventer des nouveaux mots pour qualifier ce type de pratique transversale, j’aime considérer mon travail comme de la chorégraphie, de la circographie… Aujourd’hui, je milite pour que mes pièces puissent être présentées dans plusieurs circuits à la fois : danse, cirque, théâtre… Et maintenant, avec SCREWS, dans les musées et dans les espaces non dédiés.

Dans la continuité de vos précédentes pièces, SCREWS explore cette idée de « corps augmenté » avec des accessoires. Comment expliquez-vous cet intérêt pour les objets dans votre recherche autour du mouvement ?

Je ne m’intéresse pas trop à la manipulation de l’objet ou au théâtre d’objet, mais je suis, en revanche, passionné par l’humain et son interdépendance avec des objets ou des prothèses. Je ne cherche pas à dépasser les limites du corps (les prothèses limites d’ailleurs souvent certaines de nos capacités) mais plutôt à trouver de nouvelles possibilités physiques. Même Googlemaps ou les smartphones sont des sortes d’extensions de nous… Nous gagnons en orientation avec ces machines, mais en même temps nous finissons par perdre notre aptitude à retrouver notre chemin. Dans le studio de répétition, c’est la même chose : dans SCREWS, nous utilisons des chaussures à crampons qui sont très handicapantes, elles sont lourdes et ne permettent pas de courber les pied ou de marcher confortablement, mais elle permettent une adhésion parfaite au bois et d’exécuter des positions impossibles à faire sans.

Comment avez-vous initié le processus de SCREWS ?

Il y a eu d’abord un va-et-vient entre les textes et la pratique : les deux s’informant réciproquement. Je me suis intéressé à des écrits de philosophes qui ont théorisé l’ontologie de l’objet, tels que Deleuze. Dans Capitalisme et Schizophrénie, tome 2 : Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari différencient l’outil et l’arme. Pour eux, – si je comprends bien leur cheminement de pensée -, l’arme a une activité centrifuge (qui s’éloigne du centre) tandis que l’outil a plutôt des mouvements centripètes (qui se rapproche du centre). Cette analyse a déclenché une envie chez moi de manipuler des objets lourds… Dans l’Antiquité, les Grecs utilisaient des haltères pour le saut en hauteur, les poids leur permettaient de sauter plus loin. J’ai alors commencé à travailler avec des poids de kettlebell ou de medecine ball pour propulser le mouvement, puis j’ai finalement arrêté mon choix sur la boule de bowling. J’aimais bien son utilité première : lancer cette boule dans une ligne droite pour exploser des quilles… Et je vois cet objet aussi bien comme un projectile/outil que comme une arme.

Les accessoires que vous utilisez dans SCREWS permettent d’explorer et de rendre visible des notions de poids, de gravité… Qu’est-ce qui guide vos expérimentations en studio ?

J’utilise le principe physique de l’objet pour influencer mon mouvement. La recherche de mouvement se fait toujours à travers les qualités physiques intrinsèques de l’objet. On recherche comment une boule de bowling de cinq kilos propulse, dévie et contrôle le corps plutôt que l’inverse. C’est lui qui dicte le mouvement de par son affordance (anglicisme emprunté au biologue JJ Gibson, parfois traduit par « potentialité », ndlr) et non le contraire. Il devient en quelque sorte le chorégraphe du mouvement, c’est lui qui co-dirige. Je suis toujours passionné par décoder le potentiel kinésique d’un corps à travers un objet, sans chercher à dompter cet objet ou à avoir le dessus sur lui, mais en restant toujours en communication avec lui. Nous avons ainsi cherché des objets non-conventionnels sans chercher à créer à partir de lui. L’idée n’était pas d’inventer de nouveaux usages mais de les utiliser dans leur utilité, dans leur affordance propre. On essaie ainsi d’accentuer l’affordance de cet objet. Le poids de la balle de bowling au bout du bras vient contrebalancer le fait que les extrémités de l’être humain sont plus légères que le centre du corps. La tête est une exception à cette règle : elle pèse environ cinq à sept kilos et constitue une extrémité lourde par rapport aux mains et aux pieds. Néanmoins, en règle générale, plus les extrémités du corps sont éloignées de la ligne médiane, plus elles sont légères. Par exemple, nous avons des mains et des pieds légers, des biceps et des fémurs plus lourds, afin de faciliter la locomotion, la prise en main, etc. Du temps des dinosaures, l’ankylosaure était une exception, avec une lourde masse au bout de la queue. La séquence où je tiens et tourne avec une boule de bowling s’en inspire.

Tout comme cette boule de bowling, chacun des objets que vous utilisez dans SCREWS a pour fonction première dêtre un accessoire destiné à une discipline sportive précise…

Je m’en suis rendu compte après coup. Et ils sont également plus ou moins en prise directe avec des particularités physiques animales… Par exemple, j’ai toujours été passionné par les chauves-souris. Leurs pieds et leurs mains sont normalement fermés et les ouvrir leur demande de l’énergie, un peu comme la bouche pour le crocodile. L’être humain, lui, ne peut physiquement pas fermer les pieds… Pour une des performances, deux interprètes se suspendent la tête à l’envers dans le vide à l’aide de chaussures d’inversion (des bottes avec un crochet pour se pendre à l’envers) qui sont normalement utilisées pour le yoga ou le fitness… Nous utilisons pour une autre séquence des crampons (que nous pouvons voir comme des griffes de quadrupède) qui permettent d’avoir plus d’adhésion au sol et d’exécuter des contrepoids avec des angles plus étroits. Pour les séquences sans objet, nous nous sommes inspirés des propriétés physiques de certains animaux : par exemple les gibbons, dont les poignets sont similaires à nos épaules. En suspension, ils savent faire un 360 ° pendu à un poignet. Nous sommes donc allés chercher quelles matières de mouvements nous pouvions générer en nous étirant pour obtenir un peu de ses capacités, ou quels types de rotation nous arriverions à exécuter si nos fibula-tibia avaient les mêmes possibilités que nos radius-ulna… S’inspirer de propriétés physiques non humaines nous a aidé à sortir de nos schémas habituels, d’imaginer d’autres configurations physiques, plus maléables, de chercher d’autres possibilités plus seulement avec le corps mais à travers le corps.

Vos précédents projets étaient pensés pour la boîte noire du théâtre tandis que SCREWS est volontairement déconstruit, itinérant, prévu pour être présenté dans des lieux inédits…

Même si mes pièces sont la plupart du temps destinées à la scène, j’ai toujours essayé de raccourcir le couloir de la salle au hall du théâtre ou à la rue. Pour SCREWS, chaque micro-performance invite à un déplacement et un nouvel angle de vue. En tout, nous changeons cinq fois de dispositifs. Et le tout est repensé à chaque fois en fonction du lieu de présentation. Nous essayons toujours de prendre en compte l’architecture qui nous entoure et d’être en résonance avec. Si l’espace le permet, la dernière performance est également présentée en extérieur et mélange des spectateurs et des badauds. C’est extrêmement libérateur de travailler de cette manière-là : chaque endroit est un nouveau cadeau. Ces dernières années, nous avons par exemple joué cette pièce dans une salle des fêtes, dans un vélodrome, dans l’ancien garage Citroën aujourd’hui devenu le musée KANAL à Bruxelles, dans une réserve naturelle, au bord d’une plage… Au festival des Tombées de la Nuit, nous allons présenter SCREWS aux Halles en Commun, un ancien site industriel.

Chorégraphie Alexander Vantournhout. Avec Jessica Eirado Enes, Nick Robaey, Charlotte Cétaire, Yassine Ouaamou, Harrison Claxton, Batist Van Baekel, Esse Vanderbruggen. Créé par Petra Steindl, Josse De Broeck, Felix Zech, Hendrik van Maele, Emmi Väisänen, Alexander Vantournhout. Dramaturgie Sébastien Hendrickx. Regard extérieur Rudi Laermans. Lumière Tim Oelbrandt. Technique Rinus Samyn. Costumes Anne-Catherine Kunz. Création technique Rinus Samyn, Bert Van Dijck, Tom Reynaerts, Tom Daniels. Constructeur Willy Cauwelier. Photo © Bart Grietens
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SCREWS est présenté les 8 et 9 juillet au festival Les Tombées de la Nuit