Photo 08 BOCAS DE ORO © Fernanda Tafner scaled

Marcela Santander Corvalàn, Bocas de Oro

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 juin 2023

En 2019, durant une manifestation contre le gouvernement à Santiago au Chili, Marcela Santander Corvalàn assiste à une scène – des centaines de manifestants se relayant pour taper en rythme sur la surface métallique d’un bâtiment avec des pierres – qui réveille en elle une mémoire physique lointaine. Ces pierres arrachées des trottoirs deviennent alors le point de départ pour remonter le temps et le cours de l’histoire jusqu’à Tiwanaku en Bolivie, où se trouve la Puerta del Sol (Porte du Soleil), un monolithe millénaire qui, selon la légende, renferme un secret qui permettrait de sauver l’humanité lors de la fin du monde. Avec Bocas de Oro, la danseuse et chorégraphe propose de se mettre à l’écoute de ses pierres à la recherche de nouvelles mythologies et de raviver les récits ancestraux qui dorment dans les corps pour leur donner chair et voix. Dans cet entretien, Marcela Santander Corvalàn partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de recherche de Bocas de Oro.

Comme pour tes précédentes pièces, Bocas de Oro prend ses racines dans des questionnements liés à ton pays d’origine : le Chili. Peux-tu partager la genèse de cette nouvelle pièce ?

En effet, le premier élan de Bocas de Oro résulte d’une expérience sonore que j’ai vécu durant une manifestation contre le gouvernement à Santiago au Chili en décembre 2019. J’étais au cœur de la foule en train de marcher le long de l’Alameda (l’avenue principale de Santiago du Chili, ndlr) en direction de la Plaza de la Dignidad quand j’ai commencé à entendre, venant de très loin, un son qui devenait de plus en plus fort au fur et à mesure que j’avançais. Je n’arrivais pas à reconnaître la texture de ce son ni à imaginer ce qui pouvait bien le produire. Puis, au bout du parcours, j’ai fini par découvrir qu’il s’agissait en fait de plusieurs dizaines de personnes qui tapaient sur la surface métallique d’un bâtiment avec des pierres arrachées des trottoirs. C’était une action extrêmement physique et les manifestants se relayaient au fur et à mesure de la marche pour que cela puisse perdurer durant toute la durée de la manifestation. J’ai été très touché par ce geste archaïque, qui se répète comme une danse et qui s’organise à travers une collectivité en lutte. J’ai toujours été attirée par les sons que mon oreille n’arrive pas à situer : il peut activer des mémoires physiques, m’inviter à l’action, etc. Le son de cette percussion incessante est resté dans ma tête pendant plusieurs semaines, il a appelé l’imaginaire de cette pièce. J’ai voulu le prendre comme premier élément pour initier la recherche de Bocas de Oro. 

Puis, une mythologie précolombienne est venue s’agréger à ce son : celle de la Puerta del Sol (Porte du Soleil), un monolithe millénaire en Bolivie qui, selon la légende, permettrait de sauver l’humanité lors de la fin du monde… Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur cette mythologie ?

La Puerta del Sol, ou Porte du Soleil, est un monolithe sculpté en forme d’arc ou de porte situé sur le site archéologique de Tiwanaku qui se trouve près du lac Titicaca, à environ 3825 m d’altitude, en Bolivie, qui fut l’épicentre de la civilisation pré-colombienne Tiwanaku qui s’est développée dans les Andes vers 500-950 de notre ère. Bien qu’il y ait eu plusieurs interprétations modernes des inscriptions mystérieuses trouvées sur l’objet, on pense que les sculptures qui décorent la porte ont une signification astronomique et/ou astrologique. Une autre légende raconte qu’entre les pierres de cette porte millénaire, il y aurait un secret qui permettrait de sauver l’humanité en danger lors de la fin du monde. Comment ne pas être intriguée et attirée par cette histoire ? Je ne connais pas cette porte personnellement, mais au fil de mes projets, je constate que je tente toujours de connecter le présent, avec des histoires beaucoup plus anciennes, des histoires que je n’ai pas appris à l’école au Chili, que j’essaie d’apprendre au fur et à mesure que j’avance dans mon parcours d’artiste, des histoires auxquelles je suis reliée mais qui me sont encore étrangère. Je sens qu’aujourd’hui j’ai besoin de tisser des liens avec cette histoire, par delà la cordillère des Andes. Ce sont aussi ces agencements temporels que j’essaie de réveiller avec cette pièce. J’aime la pensée complexe de ce peuple ancien, qui possède beaucoup d’histoires, de mythologies, de croyances et spiritualités et cela vient créer une fiction par couches, par temporalités qui cohabitent ensemble. J’ai besoin de venir dialoguer à travers ce type de temporalités étirées ou les actions ne vient pas résoudre mais ouvrir des questions. Aller visiter plus loin au-delà de la colonisation du Chili il y a 500 ans, d’aller réveiller ces imaginaire et ces corps la. La mythologie de la Puerta del Sol était pour moi un bon début pour commencer à fabuler de nouvelles histoires.

Quels liens fais-tu entre la Puerta del Sol et le son de cette percussion métallique ?

Il s’agit d’un lien fictionnel, un lien poétique, un lien qui relie les expériences sonores de corps du présent avec ces corps sonores du passé et du futur. Je souhaitais qu’on se mette à l’écoute des pierres, qu’on écoute les histoires anciennes qu’elles renferment, qu’elle nous raconte des sons, des danses et des langages au-delà d’un récit linéaire, clair, logique. Dans ma précédente pièce CONCHA – Histoires d’écoute co-créé avec Hortense Belhôte, nous avions pris la conque comme totem polysémique à partir duquel travailler. Ici, pour Bocas de Oro, la pierre a un été l’objet totem à partir duquel nous avons fantasmé, créé des liens, parlé. C’est comme une tentative de communication technologique avec ces objets qui portent en soi tellement de savoirs et de fictions.

Comment as-tu initié le travail avec ton équipe artistique à partir de ces matériaux ?

Une des premières questions que je me suis posée lorsque j’ai commencé à réunir l’équipe était comment partager ces histoires qui prennent leur source dans ma géographie d’origine et dans ma propre histoire à des personnes qui ne viennent pas de cette région du monde. Comment puis-je ouvrir ces histoires pour que chacun·e puisse se trouver sa place dans cette cosmogonie ? Ce qui m’intéresse ici, c’est de venir porter et dialoguer avec des récits anciens, d’ouvrir des portes, de confronter des histoires et des héritage. Inventer et faire des pratiques pour écouter nos mémoires pour accepter ces origines diverses, multiples et complexes et pouvoir leur donner de la visibilité. Puis au fur et à mesure du processus, nous avons fait un travail d’incarnation de transcription et de fiction, pour commencer à faire vivre ces récits dans nos propres corps par des présences des gestes ou des temporalités. Je suis venue avec les questions suivantes : comment crée-t-on de nouvelles mythologies aujourd’hui ? Quels cosmogonies sont les nôtres ? Quels mémoires anciennes et quels récits portent nos corps ? Pour y répondre, nous avons commencé par écrire et transcrire en action des mémoires que nos corps portent, comme une sorte d’exercice d’excavation depuis l’intérieur.  Je souhaitais donner des images, des sons, des odeurs et des matérialités à ces mémoires, pour que l’on puisse créer des liens avec ces pierres, comme si le geste de fouiller à l’intérieur de nos corps nous permettait aussi de trouver un langage collectif, une fiction commune pour dialoguer avec ces objets. 

Comment avez-vous abordé ces réflexions par le corps ?

Un des enjeux du processus était aussi de trouver comment ces mémoires peuvent être racontées, partagées, par les corps, des sons, les danses et des chants. Nous avons inventé des récits sensoriels, sur le même principe que des rêves, pour ouvrir nos corps à des liens plus anciens, tout en acceptant que ces rêves soient troués, incomplets. Trois gestes sont à l’origine des pratiques que nous avons développées durant le processus : le toucher, la percussion, et les mémoires. Ces trois gestes étaient liés à cette mythologie de la porte du Soleil..  J’ai considéré le toucher comme un outil pour réveiller les mémoires anciennes dans nos corps, mais également considérer ce geste avec toutes les ambivalences qui lui sont associées : plaisir, violence, intimité, etc. J’ai également développé une pratique que je nomme l’incarnation de l’invisible par l’imaginaire. Il s’agit ici de se mettre à l’écoute pour entrer en dialogue avec des présences passées, d’imaginer nos corps comme des antennes et d’ouvrir nos visages pour en accueillir des nouveaux.

Sur le plateau, une radio semble capter des sons à travers le temps et les continents, parmi cette matière sonore, de la musique, des voix…

Le son crée toujours un espace fictionnel dans mes pièces et il vient partager des informations au même titre que les corps. Pour Bocas de Oro, c’est par le son que le voyage dans le temps peut s’activer. Le son est un corps concave qui nous lie entre nous quatre sur le sur le plateau, mais aussi avec les spectateur·ices. Avec Gérald Kurdian et Vanessa Court, nous avons imaginé cet espace sonore comme une radio qui capte des fréquences à travers les siècles. On peut entendre des musiques, des voix, etc. Depuis Quietos en 2019, je crée pour chaque projet un un corpus de voix qui m’aident à élaborer la pièce et me poser des questions. Dans Bocas de Oro, plusieurs voix plus ou moins audibles nous accompagnent, parmi celles qu’on peut identifier, on retrouve celle de Silvia Rivera Cusicanqui, activiste et sociologue bolivienne que je suis depuis longtemps. La voix de Silvia, viens nous parler du «métissage ​​ch’ixi», qui est la forme émancipée et émancipatrice du métissage et de la possibilité d’être et d’habiter des mondes différents en même temps. Elle vient aussi nous parler du besoin de créer des communautés dans des contextes urbains. Il y a la voix aussi de Karen Barad, théoricienne, physicienne queer américaine particulièrement connue pour sa théorie du «réalisme agentiel» mais aussi pour sa grand recherche autour du toucher. Dans cette archive de radio Bocas, elle explique la complexité et l’ambiguïté de ce geste, elle nous parle des toutes les informations en simultanées qui cohabitent lorsque le toucher se produit. La radio était justement le format le plus adapté pour que ces informations et mondes en simultanés puissent exister. J’imagine les pièces comme de partage de savoirs sensibles, poétiques qui se mettent en relation. Ces deux femmes, parmi d’autres penseuses, sont venues informer notre travail, nourrir nos gestes, la relation entre nous. Je les considère un peu comme les grands-mères de Bocas de Oro.

L’espace de Bocas de Oro suggère une matière minérale. Peux-tu revenir sur l’histoire et la dramaturgie de cet espace ?

C’est la première fois que je contextualise les danses dans un décor. Avec la designeuse Leticia Skrycky, nous avons conçu l’espace du plateau de manière à suggérer un habitat. En lui racontant l’imaginaire de Bocas de Oro, les histoires à partir desquelles nous allions travailler, elle a proposé un espace minéral qui ressemble à un grand caillou qui s’est détaché d’une montagne ou à une météorite qui est tombé du ciel au milieu du plateau. C’est à la fois une sorte d’espace minéral intemporel et une décharge. Nous avons essayé de créer une forme d’habitat qui vient accueillir les fictions de nos corps et de nos imaginaires.

Au regard de tes dernières pièces, nous pouvons constater plusieurs motifs récurrents : l’écoute, la mythologie, tisser des liens entre le passé et le futur, les alliances sororales, etc. Peux-tu revenir sur les différentes réflexions qui circulent aujourd’hui dans ta recherche artistique ?

Si mes pièces sont formellement différentes, elles viennent toutes toucher des questions liées à la mémoire, à tout ce qu’il a été oublié ou mis de côté. C’est le pilier de ma recherche chorégraphique et de ma compagnie MANO AZUL. Ce n’est pas une démarche linéaire mais rhizomatique : les pièces s’informent les unes les autres. Plus j’avance, plus je constate que j’envisage mes pièces comme des lieux où nous pouvons exister à travers d’autres manières d’être, où je peux inventer des micro mondes moins rationnels, moins normatifs, plus sensibles, imaginatifs. J’essaie aussi de prendre en compte les questions politiques que ces réflexions appellent. Cela agit à plusieurs niveaux. Tout d’abord d’un point de vue des équipes et collectivités avec lesquelles je travaille et comment ces questions d’inventer ces récits avec ces histoires effacées viennent aussi du refus de reproduire certaines logiques. Si j’ouvre et j’écoute  ces mémoires anciennes, c’est aussi pour imaginer des relations avec des corps du présent et du futur, par le toucher, par l’écoute par des récits plus intimes. Les pièces sont aussi  un appel, un besoin de partager ça avec une collectivité. Bocas de Oro est le premier volet d’une trilogie dont les prochains projets vont se réaliser à travers des rencontres, soit avec des artistes, soit avec des groupes dans des projets participatifs, en inventant des écoles itinérantes avec des communautés éphémères.

Chorégraphie Marcela Santander Corvalán. Créé en collaboration et interprété par Bettina Blanc Penther, Erwan Ha Kyoon Larcher, Luara Raio, Marcela Santander Corvalán. Collaboration artistique et dramaturgie Carolina Mendonça, composition musicale Gérald Kurdian, création sonore Vanessa Court, lumière et espace Leticia Skrycky. Costumes Marine Peyraud, production, diffusion, administration Fabrik Cassiopée  Manon Crochemore et Manon Joly. Photo © Fernanda Tafner.

Les 23 et 24 juin au CN D dans le cadre de Camping.