Propos recueillis par Marika Rizzi
Publié le 5 juin 2023
Le « blanc dehors » est un phénomène optique atmosphérique souvent observé dans les régions polaires ou en montagne. Lorsqu’il se produit, l’environnement devient un espace entièrement blanc, sans contraste ni repère visuel, provoquant la perte du sens de la profondeur et de l’orientation. Inspirés par ce phénomène optique et cette disparition des systèmes référentiels, Angela Rabaglio et Micaël Florentz imaginent une chorégraphie pour trois corps en suspension, reliés à des câbles et à des contrepoids, à la recherche de nouveaux rapport à l’espace et à la gravité. Dans cet entretien, Angela Rabaglio et Micaël Florentz reviennent sur le processus de création de Dehors et blanc.
Votre recherche prend souvent appui sur des savoirs exogènes à la danse, au geste. Pour Dehors est blanc, c’est un phénomène optique atmosphérique qui en est à l’origine.
Nous sommes effectivement profondément intéressé·es par les relations que peut entretenir la danse avec d’autres disciplines, d’autres territoires de pensées : comment elle agit en eux et inversement, et comment contribuer à la circulation des idées plutôt qu’à leur retranchement. Notre collaboration sous le nom de Tumbleweed (un virevoltant ou tumbleweed est, chez certaines plantes, la partie hors du sol qui, une fois mûre et sèche, se sépare de la racine ou de la tige avant de rouler sur le sol au gré du vent, ce qui constitue un cas de migration d’une espèce végétale, ndlr) est le point de contact entre nos deux parcours artistiques distincts : la musique et la danse. L’ADN de notre relation est donc fondé sur une nécessité de faire converger les pratiques, et c’est ce que l’on s’efforce de poursuivre dans notre travail. Avec Dehors est blanc, nous avions envie d’aborder un tout autre rapport au corps et à la danse, et d’inventer une pratique qui soit nouvelle pour nous deux. Nos différentes lectures en science nous ont menés au « blanc dehors », un phénomène optique atmosphérique rare qui survient la plupart du temps en haute montagne, dans lequel les contrastes sont nuls et où tout semble enveloppé d’une lueur blanche et uniforme ; l’observateur·trice ne peut alors discerner ni les ombres, ni l’horizon, provoquant une perte du sens de la profondeur et de l’orientation. Ce phénomène nous a tout de suite intéressé·es, tout d’abord parce qu’il correspond à un état physique que nous ne connaissions pas, mais aussi parce qu’il rappelle que notre perception du réel reste fragile, et qu’elle est directement issue de notre interaction avec lui. Il nous a également fait penser aux conditions de survie des personnes ensevelies sous une avalanche, qui ne peuvent plus discerner le « haut » du « bas », et nous a donné envie de travailler sur la perte des repères, la disparition des systèmes référentiels, qui pousse subrepticement un corps à la dérive.
De quelle façon ce phénomène a guidé cette création et a conduit aux corps suspendus ?
Nous avons commencé par réfléchir sur les possibilités que nous pourrions développer pour confondre nos propres repères de perception dans l’espace, et ce que nous pourrions inventer pour que cela soit aussi perceptible pour un·e observateur·trice. Ces réflexions nous ont menées au développement d’un système de suspension par contrepoids. L’idée n’était pas seulement d’extraire notre corps du sol pour évoquer une image, mais surtout de perturber notre propre appréhension de l’appui et de la référence avec le « dehors ». Cela nous a conduit à imaginer un système original dans lequel notre corps est équilibré dans les airs par un ensemble de dix contrepoids de la même masse que lui, un système de collaboration active avec la gravité pour se maintenir dans les airs. La décision de diviser les attaches réparties sur le corps par dix a permis de rendre nos appuis, non plus solides, mais souples et mobiles, ce qui affecte sensiblement tous nos mouvements. C’est comme si on prenait appui sur nous-même pour bouger, le poids se déverse continuellement dans les points d’attache, comme un liquide. Dans ces conditions d’instabilité, le·a danseur·se reste néanmoins autonome et peut se déployer dans toutes les directions des plans de l’espace (sagittale, frontale, latérale, etc.), mais aussi articuler en détail ses mouvements, et, ainsi, rendre visibles les chaînes d’activation musculaire. Ce système permet aussi de traverser toutes sortes de postures, à l’horizontale par exemple, et d’en changer aisément, ce qui est assez rare dans le domaine de la suspension. Le système rend toute tentative d’immobilité vaine, l’intrication des forces dévoilée par le dispositif met en lumière ce devenir perpétuel.
Pourriez-vous retracer le processus de recherche et l’aboutissement de ce dispositif ?
Nous avons débuté nos expérimentations de manière totalement autodidacte, sans aucun savoir-faire technique, orienté·es par nos seules intuitions. Après avoir reçu un soutien spontané de la part d’une entreprise de travaux de façade, qui ont trouvé l’idée intrigante, nous avons pu nous procurer du matériel de base (cordes et poulies de chantier) et démarrer nos recherches. Les premiers essais étaient rudimentaires, mais assez prometteurs pour nous encourager à nous lancer pleinement dans ce projet. Nous avons ensuite sollicité les conseils de professionnel·les de l’art de la suspension, qui nous ont guidé·es pour professionnaliser et affiner notre matériel d’usage, tout en gardant notre direction initiale. Nous avons aussi dû confectionner nos propres attaches (coude, genoux, main et pied), costumes (réalisés par Catherine Somers), et sacs de contrepoids, en raison de la spécificité du projet. Grâce à ces précieux conseils et à nos différentes expérimentations, nous avons réussi à définir les paramètres nécessaires pour la bonne réalisation du dispositif. Le matériel que nous utilisons aujourd’hui est très sensible, et nous permet de mesurer avec une grande précision le rapport de force entre le corps et les contrepoids, à une centaine de grammes près. Nous nous pesons avant chaque suspension pour réadapter le grammage … un sandwich mangé équivaut à un sandwich de plus dans les contrepoids ! Nous avons eu la chance également de faire la rencontre d’un rigger professionnel, Noé Robert, qui a collaboré avec nous pour développer tout l’aspect technique de ce projet. En dehors de ce processus d’amélioration, nous avions aussi envie d’expérimenter différentes idées autour du déséquilibre, tels que l’utilisation de contrepoids en glace qui fondent lentement et transforment le rapport d’équilibre jusqu’à la chute, ou encore en alourdissant très légèrement les contrepoids pour que le corps s’élève vers le plafond sans que l’on ne puisse s’en apercevoir. Ces différentes expérimentations nous ont offertes des premières pistes dramaturgiques, et nous ont conduites à faire appel à un troisième interprète pour rejoindre ce projet. Ce rôle est aujourd’hui partagé en alternance par les artistes Sergi Parés et Florencia Demestri. En parallèle de nos expérimentations, nous avons aussi réalisé un large travail de recherche en documentation, et découvert ainsi les travaux passionnants de Kitsou Dubois, de Julie Nioche, l’art du shibari (bondage), et la poulie thérapie.
Quel état surgit ou cherchez-vous à atteindre, pour vous et pour le spectateur, avec l’effet d’apesanteur ?
Quand on parle du vide, on fait le plus souvent référence à l’espace qui nous sépare du sol, alors que cet espace est infiniment plus vaste et profond au-dessus de nos têtes. Dans le dispositif de Dehors est blanc, on est autant attiré dans les deux directions simultanément, il arrive même que l’on soit traversé par des sensations de vertige lorsqu’on regarde le plafond, c’est très étonnant, la brisure de symétrie semble inexistante. On est au cœur de la collaboration entre la gravité et le système de suspension, c’est ce qui procure cette sensation de flottement. Pour partager cet effet avec le public, nous avons travaillé sur le regard comme dernier appui vers le dehors, et comme ouverture d’un champ de relation direct avec le·a spectateur·rice. Nous l’utilisons donc pour créer des liens d’empathies, mais aussi pour éviter que nous partions trop loin dans nos états solitaires.
En effet, la suspension donne l’illusion d’un grand apaisement, alors que maintenir une forme d’équilibre pour organiser le mouvement à l’intérieur de cette configuration doit demander beaucoup de résistance. Pourriez-vous parler davantage de l’enjeu physique, du travail du corps et du geste que cela demande ?
Dehors est blanc est un projet qui est physiquement très exigeant, qui nécessite une concentration continue, de la patience et une articulation très minutieuse des chaînes de mouvement dans le corps. Tout est dans la capacité à s’adapter à des nouvelles configurations physiques, et dans la recherche d’un juste équilibre entre s’engager et lâcher prise. Dans ces conditions, nous traversons des états très différents au cours d’une même suspension, qui dépendent complètement du rapport qu’on établit soi-même avec l’instabilité. Il y a des moments de grand apaisement, d’abandon actif, que nous cherchons à approfondir, et des moments de résistance, de fatigue, qui génèrent des frictions, des accroches. Afin d’éviter les douleurs qui peuvent apparaître à ces instants, on doit se maintenir dans un état de transition, ne jamais chercher à arriver quelque part, mais à toujours progresser le long des chemins de mouvement qui s’ouvrent et se referment dans le corps ; continuer à s’adapter donc, ce qui oblige à une grande concentration, mais aussi à passer entre les gouttes des figures. Le repos est lui aussi transitoire, il n’est accessible qu’à certaines parties du corps successivement. Pour l’atteindre, d’autres muscles doivent s’activer, apporter leur soutien. Ces différents rythmes internes se conjuguent, et laissent deviner la complexité de notre corps multiple, et des interrelations dont il dépend. L’expérience que nous avons engrangée lors de notre processus de recherche, nous a permis d’identifier ce dont nous avons besoin pour nous maintenir dans la durée.
La contrainte est un élément de composition centrale dans Dehors est blanc, et une constante dans votre recherche chorégraphique, qu’est ce qu’elle permet de faire émerger dans votre travail ?
Il est vrai que la contrainte est souvent le socle de nos recherches, nous l’utilisons principalement dans la restriction du mouvement au départ de nos projets, pour canaliser notre créativité. Nous sommes aussi et surtout passionné·es par la clarté avec laquelle les choses peuvent émerger grâce à elle. Sous la contrainte, tout reste possible, ce n’est qu’une question de grandeur de cadre, mais elle pose un élément fondamental commun, un moteur de langage, qui met souvent en exergue les relations profondes entre les choses, qui, inlassablement, cherchent à s’échapper. Dans Dehors est blanc, la contrainte est implacable et radicale ; elle nous oblige à creuser dans les détails, à habiter de subtiles parties de nous-même, pour faire ressurgir des intentions, qui seront ensuite saisissables pour les spectateur·trices.
Vous envisagez Dehors est blanc à travers plusieurs formats… Comment se déclinent ses différentes versions ?
À l’origine de ce projet, nous étions particulièrement intéressé·es par la création d’une installation chorégraphique avec Dehors est blanc ; aller ainsi à la rencontre d’autres lieux de représentation, d’autres publics, proposer une autre sorte d’expérience aux spectateurs·trices, et traverser une autre temporalité de représentation avec notre travail. Même si cette idée reste toujours bien possible pour d’éventuels cadres de représentation atypiques, nous avons préféré nous plonger dans une recherche plus profonde sur la relation entre nos trois corps, et sur celle qui se tisse avec le public. Cela a donné naissance à un spectacle d’une heure, avec un début et une fin. L’espace est organisé en trifrontal, de manière à permettre plusieurs angles de vue, et une grande proximité. Cette configuration a fait suite à de nombreuses expérimentations, et de nombreux calculs, visant à garantir la sécurité du public, tout en gagnant en flexibilité pour nous adapter à différents espaces. En dehors de cette version en trio, Dehors est blanc peut aussi être présenté en solo (30 minutes) avec une configuration technique plus légère.
Concept et Chorégraphie Angela Rabaglio et Micaël Florentz. Écriture Angela Rabaglio, Micaël Florentz et Sergi Parés. Interprétation Angela Rabaglio, Micaël Florentz, Sergi Parés / Florencia Demestri. Création lumière et Scénographie Arnaud Gerniers. Musique Anne Lepère. Costumes Catherine Somers. Stage en dramaturgie Martha Dewit. Regards extérieurs Areti Chourdaki (stage) et Melissa Rondeau. Direction technique Yorrick Detroy. Assistance technique et Construction décor Thomas Schellenberger. Conception de la structure rigging Noé Robert. Rigging en tournée Black Hand Crew. Diffusion et communication Quentin Legrand (Rue Branly). Photo © Arnaud Gerniers.
Dehors est blanc est présenté les 9 et 10 juin à la MC93 dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.
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