Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 juillet 2020
S’inspirant de la théorie du chaos et des phénomènes de structuration, la dernière création de la chorégraphe Ayelen Parolin matérialise les dissensions et les forces qui circulent dans un groupe d’individus en mouvement. Dans un espace à l’équilibre instable, les neuf interprètes carnavalesques de WEG érigent avec un plaisir évident une chorégraphie habilement chaotique à l’énergie électrisante. Accompagnée par la musique percutante de la pianiste Lea Petra, Ayelen Parolin orchestre un manifeste décomplexé et exaltant. Entretien :
Au regard de vos précédentes pièces, WEG semble marquer un virage dans votre travail. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce grand projet ?
Merci de cette remarque. WEG marque effectivement un virage conscient dans mon travail et ce, tant dans le processus de création que dans le résultat final. Avant de commencer cette pièce, il y eu plusieurs signaux qui ont marqué ce désir de changement, d’une sorte de recommencement, retourner à l’origine, aux premiers pas. Pour préparer cette transformation, j’ai organisé une série de laboratoires, basés sur un partage transversal et solidaire, avec des artistes de toutes disciplines. Ces moments privilégiés et hors production m’ont aidé à clarifier certaines problématiques que je rencontre en création. Je me suis rendue compte aussi que j’avais besoin de revenir à moi, à une sorte de spontanéité, et de liberté. J’avais besoin d’introspection pour m’ouvrir au sensible, aux rêveries et aux fantaisies. Je voulais créer un monde unique, singulier, comme le font les enfants. Un monde qui ne réponde qu’aux fantasmes et aux imaginaires désintéressés.
Vous travaillez pour la première fois avec un casting élargi. Ils sont neuf au total. Quels étaient les enjeux d’avoir ce groupe au plateau ?
L’enjeu central était de structurer et de composer un chaos à partir de toutes ces individualités. Je suis partie du postulat que l’Homme est un être social, mais que cette sociabilité est complexe, remplie de sentiments irrationnels et incohérents. Je me suis donc interrogée sur la place de l’individu au sein du groupe, sur le besoin (ou pas) de créer un “ensemble”. Je me suis interrogée également sur l’impact que provoque l’autrui. Comment faire groupe ? Qu’est-ce que faire groupe ? Est-ce qu’il est nécessaire de créer du commun pour faire un groupe ? Est-ce que partager l’espace et le temps est une condition suffisante pour créer du commun ? Et comment ce commun crée-t-il des liens entre les individus ? J’ai eu envie de créer un paysage, une harmonie/disharmonie complexe, habité par des individualités singulières et multiples.
Pouvez-vous revenir sur le processus de création de WEG ? Quels ont été les différents axes de recherche et vos méthodes de travail avec ce groupe ? Quelle place avez-vous laissée aux interprètes lors du processus de création ?
Le processus de création fut assez simple : nous avons eu la chance de, tout de suite, tomber sur de bonnes pistes, de trouver un imaginaire “juste” et la bonne entente entre nous. Nous avons commencé à travailler à partir des souvenirs de chansons que chacun écoutait à la maison étant petit, et aime toujours passionnément, voire secrètement. Ils les ont chantées et, à partir de ces chansons, ils ont créé des mini-séquences de mouvement. Plus tard dans la création, nous avons ouvert les références et horizons musicaux. Les chansons devaient provenir de styles et d’époques différents, pour éviter toute ressemblance. Et chacun a fait un collage non linéaire. Je voulais ouvrir au maximum l’imaginaire, sans hiérarchiser. Tout était permis – ou presque ! J’ai pris le temps d’observer les interprètes. Je voulais apprendre à les connaître pour construire à partir d’eux, de leur matériel. J’ai cherché cet endroit commun entre eux et moi. C’est dans ce contexte, au fur et à mesure que je découvrais les interprètes, que j’ai construit la pièce. Ce fut un travail de mise en abîme, de dévoilement de soi. J’ai été très touchée et fascinée par leurs propositions et leur façon de travailler. Ils m’ont emmenée ailleurs. C’était très jouissif de prendre le risque de jouer avec ce collage infernal, une accumulation sans fin dans la possibilité des relations. […] J’avais cette envie de construire comme un arlequin, des personnages faits de morceaux volés, rêvés, désirés, fantasmés. Des extraits qui à la fois ne ressemblent plus à rien et ressemblent à tout.
La chorégraphie de vos précédentes pièces, Hérétiques et Autoctonos II, se basait sur une écriture géométrique, mathématique, rythmique… Contrairement à WEG, qui semble être plus libre et “individuelle”. Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique pour ce projet en particulier ?
En préparation à WEG, j’ai rencontré le physicien Pierre C. Dauby de l’Université de Liège, qui m’a guidée et accompagnée dans l’approche de la théorie du chaos et des phénomènes de structuration. J’étais fascinée par les liens invisibles qu’il y a dans la nature, comment tout y est interconnecté. Comme l’effet papillon qui dit que le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. […] Avant même de commencer la création, je savais que je voulais tracer des chemins (“weg” signifie “chemin” en néerlandais), des parcours individuels, des croisements… Après, j’ai “juste” dû mettre en œuvre ce désir chorégraphique, trouver les moyens pour y parvenir. J’ai ainsi joué à construire des coïncidences imperceptibles, dans un équilibre instable. Quelque chose de complètement abstrait, habité par des personnes sensibles, risibles et désirantes. Mon focus était de créer des relations, des sauts, des relais non linéaires. J’ai cherché à créer une tension entre singularité individuelle et abstraction commune.
Dans votre travail, la danse et la musique sont étroitement liées. Vous collaborez une nouvelle fois avec la pianiste et compositrice Lea Petra. Comment avez-vous collaboré pour WEG ? Comment sa musique a-t-elle participé à l’écriture de la danse ?
La collaboration avec Lea Petra a été particulièrement complexe. Nous avons composé, en même temps et dans le même espace, des pièces presque indépendantes l’une de l’autre. C’est ce qui a donné la possibilité d’osciller entre ces deux données différentes. La musique et la chorégraphie ne font pas vraiment un et, en même temps, oui. Je voulais précisément obtenir cette sorte de dysfonctionnement, d’instabilité, de dysharmonie, pour atteindre un autre type d’harmonie. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche écrit que “l’expérience courante nous montre qu’une symphonie de Beethoven contraint chaque auditeur à faire usage d’un langage imagé, quel que soit le caractère incroyablement disparate, voire contradictoire de l’association des différents mondes d’images qu’engendre l’œuvre musicale…” Je voulais tenter une sorte d’indépendance entre musique et chorégraphie.
Les costumes burlesques, les lumières colorés, les visages souriants… Une certaine forme d’allégresse, d’amusement, transpire de WEG. Cette intention était présente dès le départ ?
Oui, cette allégresse était une intention qui me tenait à cœur. C’était aussi un retour à une autre façon de faire, plus proche de mes premières pièces, qui étaient beaucoup plus décomplexées et absurdes. J’ai voulu prendre cette direction, presque comme un manifeste, une manière de me positionner artistiquement. Dire à haute voix que j’avais besoin d’absurde, de fantaisie et de liberté. J’avais envie de me reconnecter avec une sorte de ridicule. Il fallait que j’ouvre la porte d’un univers irréel, extravagant, exubérant, burlesque, grotesque… J’avais envie de pouvoir m’en foutre un peu de ce que les autres allaient penser de mon travail, pouvoir me libérer. C’était une forme de révolte, un acte politique et poétique d’oser changer de direction.
Dans un précédent entretien, vous m’aviez révélé avoir suivi un stage chamanique, il y a quelques années. Ce stage a-t-il laissé des traces dans votre pratique ou dans les “consignes” proposées aux interprètes ?
J’ai effectivement suivi plusieurs stages chamaniques. Ce qui m’a le plus marqué dans ces stages, c’était la simplicité, la modestie, l’ouverture, la structure méthodique et la précision à avoir quant à ce que l’on veut. Ce que j’essaie, depuis lors, de mettre en pratique à chaque fois dans mes créations. […] Mon travail s’appuie toujours sur un équilibre très instable. Nietzsche écrit dans son livre Humain, trop humain : “comment quelque chose peut-il naître de son contraire, par exemple le rationnel de l’irrationnel, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir animé par la convoitise, le fait de vivre pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ?” Cette question est très inspirante, je trouve. Et reflète bien ce que je cherche à creuser, ce mouvement éternel entre des contraires qui engendrent leurs opposés, un mouvement de révolte chaotique entre absurde et liberté.
Le confinement a automatiquement mis en stand-by la tournée de plusieurs de vos pièces dont WEG. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ? Comment voyez-vous la saison à venir ?
Plusieurs dates ont en effet été reportées ou annulées. C’est une situation inédite, très étrange, dont il est aujourd’hui difficile de vraiment saisir l’impact à long terme, mais sûrement qu’il sera néfaste pour le secteur du spectacle vivant en général, pour la compagnie, pour les danseurs, les techniciens, l’équipe administrative, les musiciens et le plasticien qui collaborent avec la compagnie. Le dialogue avec les théâtres a été fortement perturbé aussi, nous avons perdu la possibilité de se parler directement. Et personne ne sait ni quand ni comment tout va pouvoir vraiment recommencer. Je pense que la saison prochaine sera une saison complexe, probablement équivalente à la condensation de deux saisons. […] C’est difficile de se projeter dans des conditions si incertaines. Je pense en tout cas que l’on doit rester solidaires et ouverts à un éventuel changement de paradigme. Je crois qu’il aura un avant et un après COVID-19 dans les arts vivants. […] Ces derniers jours, j’ai rêvé plusieurs fois d’amphithéâtres grecs, en plein air, j’ai fantasmé sur des pièces dans des espaces interdits, j’ai imaginé des pièces clandestines et subversives, pleines de poésie, cachées dans la nature. Des anti-spectacles spectaculaires !
Chorégraphie Ayelen Parolin. Création musicale & interprétation Lea Petra. Interprètes Marc Iglesias, Jeanne Colin, Daniel Barkan, Kinga Jaczewska, Dan Mussett, Bianca Zueneli, Daan Jaartsveld, Piet Defrancq & Baptiste Cazaux. Assistante chorégraphe Julie Bougard Dramaturgie Olivier Hespel. Création Lumière Laurence Halloy. Régie Gaspar Schelck. Costumes Wim Muyllaert. Photo © Pierre-Philippe Hofmann.
Ayelen Parolin présentera WEG à l’Atelier de Paris / CDCN le 11 septembre 2020.
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