Propos recueillis par Marika Rizzi
Publié le 5 juin 2022
À quoi appartient-on ? Qu’est-ce qu’on défend ? Comment se positionne-t-on ? Comment se projette-t-on ? En prenant sa relation au Liban, dont elle est originaire, comme le moteur de réflexion, Danya Hammoud interroge son rapport à une mémoire, à une histoire, à partir de ses propres rêves. À travers la retranscription et l’étude de ses souvenirs et de ses rêves, la chorégraphe imagine un espace de fiction qui se fait l’écho de « ce qu’on vit collectivement et de l’état de notre monde actuel ». À partir d’un entrelacs de textes et de sons, elle nous entraîne dans une réflexion sensible sur notre monde instable tel qu’elle le perçoit aujourd’hui. Dans cet entretien, Danya Hammoud nous livre les éléments qui ont guidé la recherche de sa dernière création Devenir Crocodile : la relation à un lieu, la place du texte, son rapport aux rêves, la présence du son et comment toutes ces matières ont déterminé l’écriture du geste, et les qualités qui les habitent.
Que dirais-tu pour introduire ta prochaine création Devenir crocodile ?
Il y aurait plusieurs points d’entrée pour introduire cette nouvelle pièce. Ces trois dernières années, ma manière de travailler à énormément évolué. Une transformation assez lente qui ne se traduit pas que dans la forme des projets mais qui concerne également la démarche, le processus, les références. Le mouvement que je poursuis est lui-même différent dans sa qualité et dans sa texture. Je crois que mon travail a épuisé une certaine approche à l’écriture chorégraphique ; mon rapport au mouvement a changé, je dirais qu’aujourd’hui que ce rapport est moins romantique, et il m’a amené simplement ailleurs ; c’est la même ligne qui prend d’autres directions, ce n’est pas une véritable rupture avec ce que j’ai fait auparavant. Cette transformation prend corps à l’intérieur de Devenir crocodile. Je perçois ces glissements en rapport à ce qu’on traverse, à notre actualité récente. Tout ça est au fond très logique, nous sommes collectivement à l’intérieur d’une transformation. Je prends juste conscience que tout un système doit être remis en question et me poser ces mêmes questions dans le travail le fait bouger, ça le déplace. En conséquence il y a beaucoup d’aspects que j’ignore toujours de ce projet, des choses que je n’ai pas encore nommé.
Quelles sont les lignes de forces qui te guident dans cette recherche, plus spécifiquement ?
Le contexte évidemment. Lorsque je parle de contexte, il y a d’abord celui intime qui n’est pas séparé du reste du monde, mais disons l’espace, la relation à un lieu : c’est le point principal. Je crois que je parle de ma relation au Liban même si je n’ai pas envie de le nommer de cette façon, pour ne pas limiter le récit de la pièce à ce territoire. Dans le texte qui architecture la pièce, je ne mentionne jamais le Liban, mais on peut deviner qu’il s’agit de ce pays à travers des indices. C’est mon point de départ, qui d’ailleurs m’aide à aborder une série de questionnements : à quoi appartient-on ? Qu’est-ce qu’on défend ? Comment se positionne-t-on ? Comment se projette-t-on ? Je prends le lieu ou l’espace comme un guide, comme un chemin, comme une manière de réfléchir, mais c’est surtout comme un point d’appui pour élargir ces nouvelles réflexions. J’interroge donc la relation à une mémoire, à une histoire à partir des rêves que j’ai faits et qui constituent la matière du récit textuel présent dans la pièce. Je considère les rêves comme des sources documentaires d’ordre sociologique en quelque sorte. Ils offrent un accès pour penser le présent mais établissent en même temps un écart avec ce réel, avec le discours direct. Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la façon avec laquelle le rêve vient raconter ce qu’on vit socialement, comment il restitue nos angoisses, nos questionnements, nos pensées, tout en permettant une fictionnalisation avec ce réel là. Le rêve lui-même est un espace non défini mais qui peut contenir tout espace, en ce sens j’emprunte le terme d’hétérotopie à Michel Foucault, pour dire que le rêve aussi pourrait être considéré comme un lieu de tout lieu, un lieu sans lieu.
Peux-tu nous parler de ce texte et de sa place dans ton processus de travail ?
Le texte a émergé en travaillant sur un autre projet d’écriture. Pendant une résidence, où je récoltais pleins de bribes de textes que j’ai écrit au fil des années, j’ai commencé aussi à assembler et à organiser tous les rêves que j’avais retranscrits depuis très longtemps. Je me suis rendue compte à quel point le Liban et précisément l’appartement de mes parents à Beyrouth, où ma mère vit toujours, est très présent, telle une relation à la fois angoissante et en même temps très profonde et ancrée en moi. J’ai donc sélectionné tout ce qui se rapportait à Beyrouth. Est apparu un récit, une traversée de lieux, du haut jusqu’en bas, au-dessous du niveau de la mer. On y retrouve des obstacles à devoir franchir, où il faut sauter, voler pour les dépasser, qui sont des configurations communes à nos rêves. C’est comme ça que le texte s’est construit : chaque étape vient donner des indices de ce qu’on vit collectivement et de l’état de notre monde actuel. C’est donc principalement le texte qui tient la dramaturgie générale de la pièce et qui la guide. Au départ, la pièce se composait uniquement d’un texte et d’un travail sonore. La question du mouvement y était secondaire, jusqu’au moment où elle est arrivée de façon intuitive, pour s’installer à côté du récit et du son. Je dis « mouvement » parce que le corps est bien là mais sa place est arrivée tardivement, ce qui est étrange pour moi parce que habituellement je commence toujours le processus de mes pièces par le mouvement. Dans Devenir crocodile, ce sont des gestes qui se dessinent dans le corps et dans l’espace qui sont liés au récit sans être générés directement par un mot ou par une phrase.
Peux-tu revenir sur le travail sonore, qui lui aussi a précédé l’écriture du geste ?
Le travail avec le compositeur David Oppetit a été très important durant le processus, car le son n’est pas là en parallèle ou en accompagnement du texte : ils ont été créés d’une seule écriture. Je crois que ma relation à Beyrouth ou au Liban est très liée au son. On ne reproduit pas l’univers sonore de la ville, le son amène en revanche des sensations, des textures, de ce lieu et parfois des espaces sonores complètement à l’opposé de ce lieu. Il intervient en contre-point pour répondre de manière contradictoire à une émotion, à une situation ou à une pensée véhiculée par le texte, le dérangeant tout comme le fait le mouvement. On essaye de ne pas installer une seule émotion mais plutôt de trouver des façons pour modifier l’atmosphère, pour la dévier, de façon à ce que ce ne soit pas très confortable. Dans un monde qui se construit et se détruit constamment, qui est en ruine, qu’elle soit concrète, matérielle ou conceptuelle – et je ne me réfère pas qu’à Beyrouth, dans un monde où tout est instable, déséquilibré et inquiétant, je ne vois pas pourquoi je transmettrais une émotion confortable. Je n’ai jamais fait un projet où on se sent très confortable. Mon travail peut apparaître très calme, doux, tendre mais en réalité il est très violent, grinçant et angoissant. Je suis intéressée par cette contradiction, par cette tension.
Si Devenir crocodile résulte d’une lente transformation de ton travail depuis trois ans, que reste-t-il de ton écriture « d’avant » ?
Cette tension est toujours là. J’ai longtemps parlé de ce que je nommais la « condensation » : travailler une intention par le plus petit mouvement, par la moindre expression, par un déplacement minimum. Ce que j’appelais condensation avant, signifiait amorcer un mouvement, une action, sans forcément la produire ; en construire l’intention pouvait en revanche suffire pour comprendre de quoi il s’agissait. Aujourd’hui, dans Devenir crocodile, la présence de la parole change la donne. Les mots n’ont pas la même texture qu’un mouvement, on utilise un langage, des signes donc des codes, mais j’emploi ce même procédé pour le récit. Il m’intéresse de réussir à exprimer l’essence d’une complexité avec le minimum de moyens.
Dans un précédent entretien, tu dis réfléchir sur le corps « depuis un contexte social, avec le déplacement migratoire dans un sens politique, social, économique ou existentiel ». Comment cette réflexion se traduit-elle dans Devenir crocodile ?
Penser politiquement le corps concerne déjà sa simple présence. Ce qui m’intéresse dans cette présence, en scène, c’est un état de corps qui appartient à nos jours, qui s’apparente à notre actualité ; il peut en ce sens incarner un état de notre pensée, de notre vécu. J’interroge ma corporéité, elle m’aide à questionner la base à partir de laquelle je communique. Elle devient le moyen pour saisir ou pour chercher le corps qu’on partage collectivement qui n’est pas détaché du contexte politique, économique et sociale, au contraire, il découle de tous ces facteurs, ce sont ces différentes réalités qui le façonnent. Je vais m’expliquer en donnant l’exemple d’une danse qui apparaît au début de la pièce et qui me ramène à une certaine époque de mon enfance, de l’adolescence. Je sentais que cette danse avait toute sa place dans Devenir crocodile. Ensuite j’ai douté, jusqu’à comprendre que si je n’étais plus sûre c’était parce que je n’avais pas ciblé l’intérêt de la danser. Son rôle est de diriger l’imaginaire collectif vers un endroit précis, et elle intervient pour dévier des suppositions, pour conduire au-delà de l’apparence qu’elle manifeste. J’utilise ainsi ce moment pour interroger ce que cette danse, ce geste peut venir appuyer, contredire, répéter, affirmer. Ce passage est un peu anachronique. La pièce n’est pas finie à ce jour et avant que je puisse véritablement me l’approprier, il y aura des significations que je ne connaîtrai toujours pas. En tout cas, ces gestes-là ne viennent pas de nulle part, ils viennent d’une certaine histoire, d’une mémoire singulière. Ils interviennent comme des sortes de réminiscences qui ne répondent ni au texte, ni au son, ils s’ajoutent et s’insèrent avec eux : tout cohabite. Donc cette danse est anachronique parce que sa manière d’être exécutée, ou d’être dansée est au présent, mais sa source ne l’est pas.
Tu dis que ton travail peut apparaître « très calme, doux, tendre » mais qu’il est en réalité « très violent, grinçant et angoissant. » Comment expliques-tu cette ambivalence ? Quelle place occupe la douceur dans ton travail ?
Je ne pense jamais à produire quelque chose de doux, mais il se trouve que ma présence sur scène fait ressortir du calme, de la sérénité, de la douceur. Je m’explique : le temps et l’espace m’apparaissent toujours des matières denses et cette densité me demande une certaine durée pour habiter un mouvement de son début jusqu’à sa fin. C’est cette qualité qui peut donner une impression de calme mais en réalité je suis en train de traverser une action, une pensée, ou une émotion très intense. Ce que mon corps vit derrière une douceur apparente est au contraire soutenu par un ressenti qui ne l’est pas.
À quoi répond la figure du solo dans Devenir crocodile ?
Lorsque j’ai commencé à me rendre compte que ma manière de travailler était en train de changer, j’ai eu besoin de solitude. Me retrouver seule en tant qu’interprète m’était nécessaire pour entendre et pour comprendre ce qui était en train de se transformer. C’est comme ça que ce projet est né, mais à vrai dire je ne le vois pas comme un solo, bien que ce soit un seul corps à occuper le plateau. À aucun moment je le nomme ainsi : ce corps n’est pas seul, il inclut tout ce qui ne se voit pas, il représente le collectif. Dans Devenir crocodile l’espace est vide, il s’agit de faire vivre cet espace vide autour de ma présence, qui par moments va sembler toute petite, flottante dans cette immensité. À noter que je ne suis pas vraiment seule sur scène car David, qui joue la partition sonore en live, est présent au bord des gradins.
Peux-tu revenir sur la signification du titre : Devenir crocodile ?
Dans chacun de mes projets, il y a un animal qui est très présent, en tant que compagnon dans le processus. Une part de moi réclame ce lien, une présence inspirante. Dans Sérénités était son titre, c’était l’éléphant. L’énergie du crocodile se relie à la notion de condensation dont j’ai déjà parlé. C’est l’animal qui atteint le summum de cette qualité, restant parfaitement immobile pendant longtemps pour faire soudainement un seul geste qui peut être mortel. Son énergie me parle et me renseigne beaucoup pour ce projet, il m’apprend à retenir, sa précision est là pour m’informer et pour m’inspirer, tout comme son regard vif et observateur. Le crocodile est présent aussi de manière métaphorique. Chez nous, au Liban, quand on dit « on devient crocodile », cela signifie qu’on devient insensible, on ne ressent plus rien avec la peau de crocodile. C’est un animal qui est très vieux, ancestral presque : investir son énergie, son mouvement revient donc à remonter très loin dans le temps, c’est pour moi une autre façon de revisiter l’histoire, la nôtre, collective.
De et avec Danya Hammoud. Composition sonore David Oppetit. Lumières Jade Rieusset. Accessoire Clara Perreaut. Remerciements Camille Lorin. Photo Laurent Paillier.
Danya Hammoud présente Devenir crocodile le 17 juin au festival Uzès Danse
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