Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 21 octobre 2019
De la pratique du butō au mouvement kawaii, la danseuse et chorégraphe portugaise Ana Rita Teodoro explore les extrêmes de la culture traditionnelle et populaire japonaise. Entre économie du spectaculaire, indolence et fascination de la lenteur, sa dernière création Fofo explore les différentes facettes du cute et du mignon à rebours d’un imaginaire pop et édulcoré. Au sein d’un environnement affectueux qui mêle matières moelleuses et lumières colorées, quatre danseuses et danseurs traversent et interrogent les forces contradictoires qui se jouent au coeur de cette esthétique ambivalente, au profit de nouveaux signes et de nouveaux modes de perception du geste.
Votre précédente pièce Your teacher, please se présente comme une conférence sur l’enseignement que vous avez suivi au Japon auprès du maître de butô Yoshito Ôno. Votre nouvelle création Fofo creuse votre attrait pour la culture japonaise. Comment est né votre intérêt pour le Japon ?
Je pense que ma rencontre avec le Japon a été une manière de trouver ma propre culture, une sorte de contrepoint à travers lequel je pouvais mieux me regarder. Plus jeune, j’étais très intéressée par la culture japonaise, sa littérature, notamment Yukio Mishima et Yasunari Kawabata… Je percevais dans leurs écrits une forme d’imaginaire un peu cruel qui me fascinait, mais qui en même temps qui laissait beaucoup de place au contemplatif. Et c’est à travers cette littérature que j’ai découvert le butô. Ce qui m’intriguait au départ, c’était la manière dont le butô était transmis : son apprentissage ne se fait pas à partir d’un « modèle original », mais par d’autres chemins qui sont plus liés à des récits imaginaires, par une émulation d’images qui changent la matière physique et corporelle de manière très spécifique pour chaque pratiquant·e.
C’est lors de ces voyages au Japon que vous avez découvert le kawaii ?
Oui, c’est impossible de ne pas être frappée par le kawaii : c’est partout, dans les rues, dans les magazines, même sur les affiches publicitaires de grandes entreprises. J’étais en particulier fascinée par les decora girls. Elles sont souvent critiquées par la société parce qu’elles sont dans un processus d’infantilisation, mais au final je vois ce geste comme celui d’une émancipation de la culture japonaise qui est très stricte, comme une manière de se réinventer une nouvelle vie d’adulte autonome et indépendante. Si le kawaii est spécifique à la culture japonaise, nous pouvons déjà constater depuis de nombreuses années une large déclinaison et une omniprésence en Occident. Pour nourrir le processus de Fofo, je suis donc allée chercher d’autres sources et d’autres manifestations dans d’autres cultures pour tenter de comprendre les forces contradictoires qui émanent de cette esthétique, notamment l’attirance et la répulsion, la domination et la soumission.
Comment ces forces contradictoires prennent-elles formes ?
Malgré son apparente bienveillance, utiliser l’adjectif mignon est souvent péjoratif. Quelqu’un de mignon est souvent considéré comme quelqu’un de vulnérable, qui a besoin d’assistance. Nous avons tendance à mépriser ce qui est faible, ce qui n’a pas de force, ce qui est mou. Mais la vulnérabilité de l’objet mignon nous attire à vouloir le consommer, à prendre soin de lui, et donc à exercer sur lui un pouvoir de domination positive. En faisant des recherches sur le sujet, j’ai découvert le travail de la théoricienne américaine Sianne Ngai autour du cute, qu’elle définit comme « l’esthétique des sans-pouvoir ». Elle analyse le cute comme une esthétique potentiellement avant-garde et émancipatoire. Dans son essai The Cuteness of the Avant-Garde, elle télescope ce phénomène à la poésie moderne et fait référence aux livres Tender buttons de Gertrude Stein et Le Parti pris des choses de Francis Ponge, de l’importance qu’on donne aux petits objets. Par extension, le cute trouve ainsi des liens avec la vie des objets, la poésie des objets, de la valeur qu’on leur donne. Donner voix aux petites choses, aux choses imperceptibles… Avec FoFo, j’ai aussi voulu expérimenter cette idée sur scène.
Finalement, FoFo s’éloigne de la culture kawaii et explore d’autres phénomènes périphériques très présents sur internet : la nourriture, l’ASMR…
La cuisine et la nourriture sont arrivées au cours du processus lorsque j’ai souhaité explorer le monde des petits objets, trouver une sensibilité de l’écoute… et ces vidéos très populaires sur Youtube me sont aussitôt venues à l’esprit. L’ASMR permet d’amplifier une chose qui est petite, d’être plus attentif·ve aux gestes et à leurs effets, ça devient presque une chorégraphie. Nous pouvons donner voix à d’autres éléments qui sont déjà la, qui ne sont pas forcément utilitaires et qui ont une vie propre au-delà de leur simple usage. Nous avons aujourd’hui la technologie pour les rendre visible et je pense que le plateau de théâtre est un espace parfait pour regarder d’autres phénomènes spectaculaires. Personnellement je trouve plaisant de pouvoir faire des zooms et le fait de me concentrer sur quelque chose de petit, c’est comme regarder un tableau dans un autre tableau… Et au-delà de son rôle vitale, la nourriture permet aussi de rassembler les interprètes autour d’un même rituel, beaucoup plus concret que les actions « sans réel objectif » que nous développons sur scène.
En effet, l’atmosphère de la pièce est désinvolte, les corps y sont lasses, indolents… Comment ces types de corporéité trouvent-ils une résonance dans le kawaii / cute ?
J’ai souhaité confronter cet imaginaire kawaii / cute à d’autres contrepoints esthétiques. Plusieurs films sur les adolescents des années 90 ont nourri le processus de Fofo, notamment Gummo d’Harmony Korine et Kids de Larry Clark. Les corps adolescents y sont nonchalants, las, entre deux mondes un peu vaporeux, qui découvrent de nouvelles forces, mais au futur un peu incertain… J’explorais déjà cette idée de corps mou dans une précédente pièce, MelTe, un solo in-situ dans lequel mon corps dévalait le long d’une trajectoire et se fondait avec les surfaces qu’il rencontrait. En portugais fofo peut être traduit par mignon mais aussi par moelleux, j’aime l’idée que ce mot peut être associé à des représentations esthétiques, mais aussi à quelque chose de sensoriel. Des accessoires sur le plateau permettent de mettre en pratique et de se confronter corporellement à ce type de matière : plusieurs grands coussins en plastique remplis d’air deviennent des surfaces molles sur lesquelles les danseur·se·s peuvent jouer ou se prélasser. Je souhaitais créer un espace individuel pour chaque interprète, mais aussi une projection de confort, de malléabilité, de somnolence et transmettre la sensation qu’on peut ressentir avec une matière comme celle-ci.
Contrairement à la danse, l’esthétique du cute est aujourd’hui ordinaire dans l’art contemporain, je pense au kitch ou à certain courant influencé par la pop-culture japonaise, à la culture kawaii…
En effet, c’est beaucoup plus présent et reconnu dans les arts visuels que dans les arts vivants. Le cute devient une espèce d’échappatoire, pas uniquement comme un effet de « feel good ». Je vois aujourd’hui beaucoup d’artistes qui explorent l’idée de soft power comme un contre geste politique face à la vitesse et l’agressivité ambiante. Un des plus grands plasticiens du genre, Takashi Murakami, par exemple, met en scène dans ses œuvres le monstre agressif et capitaliste du mignon, tout en participant activement à la machine commerciale et capitaliste de l’art contemporain. Si ces problématiques peuvent se retrouver aujourd’hui dans le discours de certains chorégraphes, je ne vois pas beaucoup de travail sur scène qui les interroge à travers cette esthétique là… En tout cas, pas de manière assumée. Je me suis d’ailleurs moi-même confrontée à cette problématique lorsque j’ai commencé les répétitions pour FoFo : j’avais peur que ce soit trop enfantin, pas assez sérieux…
La danse contemporaine se veut-elle trop sérieuse ?
Je ne sais pas… J’ai l’impression que la danse elle-même a du mal à se renouveler. C’est vrai que nous pouvons actuellement constater une certaine tendance esthétique/politique de gestes et de sujets. Les artistes puisent dans des sujets à la mode et souvent en prise avec une actualité, et bien souvent je ne vois pas comment le corps dansant se trouve modifié par ces nouvelles problématiques. Personnellement je n’ai pas un goût qui s’impose, j’ai plutôt l’impression que je laisse le sujet me guider… Je ne pense pas avoir une esthétique qui définit mon travail ni une signature particulière… mais je constate en effet que j’ai une certaine manière de travailler le corps qui se vérifie d’une pièce à l’autre.
Vu au CND Centre national de la danse. Conception et chorégraphie Ana Rita Teodoro. Scénographie Sallahdyn Khatir. Création lumière Eduardo Abdala. Création sonore Jérémie Sananes. Costumes Séverine Thiébault. Avec Ana Rita Teodoro, Marcela Santander Corvalán, João Dos Santos Martinset Kazuki Fujita. Photo © Marc Domage.
Prochainement : les 28 et 29 novembre 2019 au Théâtre de la Cité internationale, dans le cadre de New Settings, un programme de la fondation d’entreprise Hermès.
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