Propos recueillis par Agathe Le Taillandier
Publié le 7 mars 2022
Sur un plateau nu, deux femmes se dressent face à nous : l’une jette les mots, l’autre danse. Joëlle Sambi et Hendrick Ntela mêlent leur pratique artistique respective, le slam et la danse krump, dans un dialogue politique et poétique. Rendant hommage aux victimes des violences policières grâce à l’énergie du geste et à la puissance de la voix, Joëlle Sambi et Hendrick Ntela portent en elle le cri de la révolte pour créer dans Fusion un espace aux marges et aux corps que le système trop souvent étouffe et efface. Dans cet entretien, elles reviennent sur leur rencontre et les enjeux politiques et artistique de leur duo Fusion.
Joëlle, quand et comment avez-vous commencé à pratiquer le slam ? Et vous, Hendrick, la danse krump ?
Joëlle Sambi : J’avais déjà une certaine pratique de l’écriture et des lectures performées avant de me plonger dans le slam. Il m’arrivait alors d’être invitée à lire mes textes lors d’événements. Mais c’est en 2015, à la suite d’un burn out, que je me suis demandé : « Qu’est ce que qui me nourrit au fond le plus ? » J’ai alors décidé de monter sur scène pour slamer un texte : Congo Eza. Je ne savais pas encore que cela deviendrait un spectacle, autour des relations entre la Belgique et le Congo, que je tournerai pendant presque deux ans. C’est le slam qui m’a donné le goût de la scène, le fait d’écrire pour dire, pour envoyer les mots, pour jouer avec. Il faut vraiment trouver sa voie, mais aussi sa voix, pour les prononcer. Le travail sur scène et les répétitions, le fait de jouer avec les nuances, les intonations, avec l’intention des mots et de la parole, c’est extrêmement enrichissant. J’aime avoir une palette de possibles dans les façons de dire.
Hendrick Ntela : je pratiquais la danse hip-hop depuis mes quinze ans quand il y a eu un attentat à Liège, la ville où je vis. Un groupe de jeunes a réalisé un hommage aux victimes en dansant du krump sur une vidéo et ça m’a fascinée. J’ai alors contacté le groupe B.B.F 2.0 et ses danseurs pour essayer cette danse : ils m’ont tout de suite proposé d’improviser. J’ai alors découvert ce qu’on appelle « la hype » : ces moments d’encouragement propres au krump, j’avais jamais vécu cela ! Ce soutien donne une confiance immense et élève profondément. Ça m’a transcendée et je n’ai jamais arrêté la danse krump depuis.
Historiquement, comment est né le krump et en quoi cette danse possède une puissance politique ?
Hendrick Ntela : Littéralement, le mot signifie en anglais « Kingdom Radically Uplifted Mighty Prais » et on peut donc le traduire en français par « élévation du royaume par le puissant éloge ». C’est une danse qui est née aux Etats-Unis, parmi les communautés afro et latinos. Dans une Amérique raciste, les danseurs voulaient remercier le ciel d’être toujours en vie et de pouvoir s’exprimer. Ils étaient très jeunes, évoluaient dans un environnement violent et ont été sauvés par cette pratique. Le krump est donc une réponse à l’oppression, cristallisée par les violences policières, la ségrégation raciale… Comme c’est une danse de révolte, elle peut paraître agressive dans ses mouvements.
Joëlle Sambi : Je crois que le krump pointe du doigt la violence d’un système, la violence faite aux corps en marge, et dans ce sens elle est éminemment politique, mais aussi spirituelle. La différence avec le hip-hop m’a vraiment frappée : le krump peut s’approcher de la transe, cette danse puise dans des énergies liées à la scansion, que moi je retrouve complètement dans un texte slam. C’est donc une danse politique, puissante mais aussi généreuse car la communauté krump est toujours dans l’encouragement du geste.
Hendrick Ntela : Oui, on exprime aussi de la joie dans le krump. Je pense par à ces moments de « hype » entre danseurs, c’est très joyeux ! Ce n’est pas qu’une danse en réponse aux oppressions subies.
Comment avez-vous senti que vos deux pratiques pouvaient se rencontrer et même fusionner dans une création ?
Joëlle Sambi : J’ai rencontré le krump et Hendrick sur une chanson de Nina Simone lors d’une soirée de commémoration à SEMIRA ADAMOU, une femme d’origine nigériane, qui avait été assassinée par la police belge. Il y avait des événements organisés dans tout Bruxelles. Avec Hendrick, on s’est retrouvé sur cet engagement-là et j’ai toute suite senti que j’avais envie de créer avec elle. Mais on ne voulait surtout pas une illustration de mes mots, un geste qui viendrait uniquement représenter mes textes de slam. Il fallait trouver une manière de faire dialoguer nos deux univers, qu’ils s’appuient réciproquement, qu’ils fusionnent pour reprendre le titre de notre pièce.
Hendrick Ntela : La première fois que j’ai entendu Joëlle, j’étais vraiment impressionnée ! Sa voix et sa présence m’ont bouleversée. On aurait dit qu’elle faisait du krump en écrivant. Elle va droit au but, avec franchise et clarté, même si ses mots peuvent heurter ceux qui l’écoutent. Travailler avec elle s’est imposé comme une évidence, sur un plan artistique mais aussi politique.
Comment ce dialogue s’est il fabriqué au fil des répétitions pour donner naissance à votre duo Fusion ?
Joëlle Sambi : Nous sommes parties d’un de mes textes, traversé par la question des violences policières. Nous avons commencé par échanger autour de ça : Hendrick m’interrogeait sur le sens de mon texte, à la phrase, au mot près. C’était presque chirurgical. Le travail de plateau est venu dans un second temps. J’ai commencé alors à me mouvoir et elle rebondissait avec des idées de gestes, des propositions de placement. Je découvrais la possibilité d’une chorégraphie dynamique là où la pratique du slam est beaucoup plus statique. C’était un processus assez lent : on filmait les répétitions pour ensuite observer ce qui marchait entre nos deux corps présents sur scène. Des moments de silence se sont imposés rapidement : dans Fusion, la danse parle seule parfois. Lorsqu’on évoque le racisme ou les violences policières, ça se passe de mots. Je pense au moment où le corps dansant de Hendrick est comme criblé de balles : l’image est forte, sans ma voix. Certains paragraphes de mon texte initial ont donc sauté pour la laisser danser. Et puis, j’ai poussé Hendrick à utiliser aussi sa propre voix, qui est très belle, dans la pièce pour rehausser le propos. Au fond c’est une vraie chorégraphie à deux entre les mots et nos corps.
Hendrick Ntela : Oui, il a fallu que je parle et que ma voix fasse écho à la sienne : c’était un vrai défi pour moi, car je suis très introvertie, je parle peu ; j’ai du me dépasser ! Quand Joëlle slamait, je m’imaginais les mots dans ma tête et je les testais dans mon corps. Le krump est une danse free style donc je cherchais et improvisais en même temps qu’elle. Ensuite, pour que certains passages aient plus d’impact, il fallait que je chorégraphie des moments, que l’on dessine notre duo avec toujours à l’esprit ce désir : ne pas scinder nos deux pratiques mais les faire dialoguer et fusionner.
Dans quelle mesure votre pièce Fusion prend-elle à bras le corps une question politique contemporaine, celle des violences policières et des corps étouffés et écrasés ?
Joëlle Sambi : Les violences policières sont au cœur de nos quotidiens, c’est bien réel et je voulais que ce soit le centre de Fusion. Sur un tel sujet, aussi grave et aussi fort pour chacun.e, le risque était d’utiliser un registre trop direct, moralisateur, comme une voix surplombante qui dénoncerait et donnerait des leçons… C’est aussi pour ça que j’ai eu envie de commencer la pièce de manière joyeuse, en parlant de nos marges, de celles que l’on habite et de celles que l’on « déshabite ». Cette première partie est très ouverte pour arriver à la seconde qui est beaucoup plus grave. C’est une manière de moduler le propos dont le centre est bien la violence faite à certains corps, noirs notamment. Je veux y arriver de manière détournée et en touchant les gens. On sait que les mots peuvent parfois rebuter, éloigner. Donc ici la danse apporte une respiration, c’est elle, melée au slam, qui fait la force de Fusion.
Hendrick Ntela : En tant qu’artiste, je défends des idées et des combats. Ma couleur de peau, la violence du système sont des expériences qui souvent me réduisent au silence, m’empêchent de m’exprimer. Le plateau de théâtre me permet alors de penser tout cela, de dire ce que je ressens. Je ne suis pas une femme politique mais je danse et la scène m’offre la chance de rencontrer des spectateurs prêts à se poser des questions et à se transformer. Je ne dis pas que Fusion peut changer les choses mais si la pièce fait au moins faire réfléchir les gens, alors pour moi, c’est gagné.
Joëlle, j’ai l’impression que vous travaillez la voix comme matière concrète dans une grande diversité de registres et de grains…
Joëlle Sambi : Ma voix c’est mon outil de travail donc j’ai cherché à la travailler sous plein de formes différentes et j’ai réfléchi à différentes manières de la faire exister, de lui donner corps sur le plateau. Il y a le direct avec le micro mais il y a aussi l’enregistrement qui donne une autre texture à la voix : les noms des victimes de violences policières résonnent ainsi sur le plateau avec beaucoup de force, comme une litanie. C’est un moment de recueillement. Je voulais aussi que ma voix fasse écho à celle de Hendrick : parfois elle reprend le texte, joue avec aussi. Nous sommes alors en dialogue, comme en écho. Et puis les silences sont essentiels quand Hendrick danse. Je m’assois et je la regarde : cela permet de faire résonner la voix, comme si les mots flottaient dans l’air.
Joëlle, dans votre texte slamé, vous évoquez la marge comme « celle qui s’invite à ta table » et vous appelez à un « centre dégagé ». Comment cette réflexion sur les normes et les marges prend corps dans Fusion ?
Joëlle Sambi : Sur la scène, nous ne sommes pas n’importe quels corps : nous sommes deux femmes noires et nous savons très bien l’effet que nous produisons. C’était très important de nous retrouver sur la scène d’Avignon et aujourd’hui au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, car être sur un plateau de théâtre, et pas sur le quai d’une gare (même si on aime travailler dans ce type de lieu) sortir des MJC, des cercles universitaires souvent restreints, cela ouvre la question de la représentation : cela ne suffit pas en soi, mais c’est une étape importante. De la marge, nous rejoignons le centre. Mais ce que nous défendons aussi dans Fusion, c’est que nous avons la force de déplacer le centre, de le « dégager » comme je dis. Au fond, je soulève ces questions : c’est quoi le centre ? Qui décide du centre ? Et pourquoi veut-on être au centre ? Mais je préfère la pluralité des identités à l’univocité du centre : Fusion raconte aussi la nécessité d’être dans le mouvement, de ne pas être figé. Nous sommes deux femmes noires en scène, mais nous sommes aussi belges, porteuses d’une histoire singulière avec des pratiques différentes, chacune.
Fusion, de Joëlle Sambi et Hendrick Ntela, Slam de Joëlle Sambi. Mise en mouvements par Hendrickx Ntela. Regard extérieur Rosa Gasquet. Photo © Barbara Buchmann.
Joëlle Sambi et Hendrick Ntela présentent Fusion le 9 mars au Centre Wallonie Bruxelles à Paris.
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