Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 6 octobre 2021
La danseuse et chorégraphe Marta Izquierdo Muñoz développe depuis plusieurs projets une recherche autour de figures féminines ambigües situées dans l’interstice entre la marge et la culture de masse. Dans la continuité de sa pièce Practice Makes Perfect créée en 2017 autour de danses traditionnelles de bâton catalanes et provençales, sa création IMAGO-GO, sur la figure de la majorette, est le premier opus d’un diptyque qui met en scène de micros communautés féminines fictives issues de notre imaginaire collectif. Dans cet entretien, Marta Izquierdo Muñoz partage les réflexions qui circulent à l’intérieur de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création de sa pièce IMAGO-GO.
En mettant en perspective vos précédentes pièces, nous pouvons constater un intérêt évident pour les figures féminines. Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
En effet, mon travail est principalement centré sur des figures féminines situées dans l’interstice entre la marge et la culture de masse. Mes pièces ont souvent mis en scène des personnages féminins ambigus, tiraillés entre la nécessité de se conformer à certaines normes sociales et des pratiques artistiques qui les situent de facto en marge. C’était le cas dans She’s mine (2008) où une femme au foyer un peu travelo se rêvait en égérie de la Factory de Warhol, Rojo (2010) autour des travailleuses du sexe au Japon ou He matado al principe (2012) sur la figure hybride de la sirène. Je m’intéresse aux représentations de la femme dans la culture populaire et plus précisément au contraste entre le modèle idéal, lisse et formaté proposé par les productions américaines et le recyclage de cette image à l’échelle locale et individuelle, comme dans mon duo My name is Britney Spears (2014), incarnation bicéphale et non-binaire d’une Britney fantasmée, ou plus récemment dans IMAGO-GO (2018), centré sur la figure de la majorette. Ainsi décontextualisées, déterritorialisées, ces émanations du mythe américain font apparaître des failles, des singularités, du sensible : de l’humain.
Votre précédente pièce Practice Makes Perfect (2017) développait un travail de recherche autour de danses traditionnelles de bâton catalanes et provençales. Comment cette recherche s’articule avec la pièce qui la succède, IMAGO-GO (2018) ?
Je crois que les deux pièces se répondent entre elles car toutes les deux se construisent autour d’un objet : un bâton. Le bâton des danses traditionnelles des deux côtés de la frontière hispano-française pour Practice Makes Perfect et le bâton de la majorette pour IMAGO-GO. Les deux pièces ont également en commun la notion de communauté. Mais il s’agit de communautés réelles (les ensembles de danses et musiques folkloriques avec lesquelles j’ai travaillées) que j’amène vers la fiction dans Practice, et de communauté fictives plus ou moins dysfonctionnelles dans le dyptique IMAGO-GO et GUÉRILLÈRES…
D’où vient votre intérêt pour l’étude de communautés ?
Ce goût me vient sans doute de mes origines géographiques et surtout culturelles : je suis née et j’ai été élevée dans le quartier populaire de Carabanchel à Madrid, entre la prison franquiste et les terrains vagues peuplés de junkies. J’ai grandi en pleine movida madrileña (mouvement culturel né au début des années 1980, à la suite de la mort du dictateur Franco, ndlr) : recycler la culture populaire, jouer avec ses codes pour l’amener dans un autre univers, fictif et décalé, est donc assez naturel pour moi ! Cette tension entre des personnages marginaux, parfois déclassés, mais qui ont – ou qui ont eu – une place prépondérante dans l’imaginaire collectif occupe une place importante dans mon travail. J’ai d’abord travaillé sur des individus isolés : une pop star mondiale sur le déclin qui exhibe ses failles, la cheikha marocaine – garante d’une certaine tradition, mais également associée à tous les tabous de la société, la travailleuse du sexe japonaise, etc. Puis, je me suis petit à petit intéressée aux communautés… Ces dernières années, je me suis focalisée sur des communautés féminines qui sont indifféremment incarnées sur le plateau par des hommes ou des femmes.
Comment ce cheminement vous a-t-il amené à vous intéresser en particulier à la figure de la majorette ?
IMAGO-GO prend racine dans un souvenir d’enfance. Je me souviens d’une manifestation organisée par mon école catholique de Madrid. C’était une marche, nous étions habillées en uniforme, et la musique était celle d’un défilé militaire typique de l’Espagne post-franquiste. Nous faisions en fait partie d’une parade constituée d’enfants déguisés, toute l’école était là, mais nous étions plusieurs à ne pas comprendre de quoi il retournait, à ne pas saisir le sens de ce que nous étions en train de faire. Il ne s’agissait pas de réfléchir à ce qu’on faisait mais de se laisser entraîner par le groupe, de produire un mouvement de groupe. Les mamans faisaient les costumes, et nous, les filles, étions ravies d’exécuter cela. C’est l’esprit de communauté qui finalement donnait du sens à ce nouveau jeu de « figures » en mouvement. Puis, en 2014, pendant le processus de My name is Britney Spears j’ai découvert une photo de Britney Spears habillée en majorette et ce moment de mon enfance ressurgit. L’année suivante, j’ai emménagé à Toulouse dans un quartier où une troupe de majorettes pratique toutes les semaines. De là, j’ai entamé les premières phases de recherche chorégraphique pour le projet.
Comment les caractéristiques de la majorette ont-elles nourri la dramaturgie ? Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique d’IMAGO-GO ?
IMAGO-GO s’est construit à partir des attributs de la majorette – costume, bâton, verticalité – et de son vocabulaire corporel – high-stepping, twirling, parade, alignements, figures géométriques, canons, unissons. Son langage est inséminé dans le corps des interprètes et développé au contact de leur subjectivité. La majorette est alors déplacée et s’exprime dans d’autres codes, chorégraphiques, ceux du ballet, de la danse contemporaine, de la performance et des danses urbaines pratiquées par les communautés afro-américaines et queer.
Si la majorette est présente dans l’imaginaire collectif, elle polarise d’autres formes d’imaginaires, plus ambivalents, et porte parfois les stigmates de sa popularité…
La majorette est une figure féminine qui performe en groupe, qui appartient à un club, à une troupe. La notion de solidarité est intrinsèque à cette pratique, plusieurs générations se retrouvent. C’est une pratique qui s’hérite, se transmet de mères en filles et dans la fanfare qui les accompagne, il y a surtout des hommes. Ce qui m’intéresse chez la majorette, c’est les réactions qu’elle provoque, son ambiguïté. C’est une figure militaire, qui est souvent associée à un passé suranné, à une idéologie ringarde. Elle est à la fois raide et sexy, puissante et fragile. Elle est séductrice et dangereuse, comme les sirènes de la mythologie, comme la maîtresse dominatrice, avec son bâton. Elle a nourri également beaucoup de fictions par le passé. Les films de série B américains font leurs choux gras de l’inversion de la candeur de la majorette en personnage tragi-comique. En France, la majorette est une figure qui a été très populaire pendant des années, mais qui a été tout autant moquée. Aujourd’hui elle est quasi unanimement considérée comme ridicule, surtout dans les milieux culturels.
En effet, c’est un sujet qui peut être surprenant, pour un spectacle de danse contemporaine…
Quand nous avons commencé les recherches documentaires sur le projet, nous avons été étonnés de voir qu’il n’y avait pas une seule référence dans les archives de la médiathèque du Centre National de la Danse concernant la majorette ! Lorsque je disais que je préparais un projet sur cette figure, la plupart des interlocuteurs culturels pensaient que c’était pour la ridiculiser. Il a d’ailleurs fallu reprendre presque tous les textes de programmes des lieux où nous jouions la pièce car les textes de communication comprenaient systématiquement les adjectifs « loufoque », « déjanté » pour vendre le spectacle à leur public. On est tout de même face à ce qu’il faut appeler du mépris de classe ! Concernant la majorette, c’est comme s’il n’y avait que deux axes d’approche possibles : la ridiculiser ou l’enfermer dans un travail documentaire de type sociologique. Invitée à présenter le projet à la radio, la journaliste a abordé le sujet sur un ton narquois puis, quelque peu embarrassée par sa propre réaction, a fini par trouver la case qui lui rendait le sujet acceptable : « Ah ! Mais en fait c’est un travail sur les minorités, c’est ça ? »
Quels étaient les enjeux de créer un quatuor paritaire ?
Quand j’ai commencé le projet, j’ai tout de suite pensé à Eric Martin, un danseur contemporain qui avait déjà introduit la figure de la majorette dans des créations de Philippe Decouflé ou Mathilde Monnier. Je voulais déplacer la majorette vers la danse contemporaine et la performance bien-sûr, mais également vers le genre masculin, ou plutôt le contraire : déplacer le masculin vers la majorette ! Je ne suis évidemment pas la seule à aborder la majorette par la question du genre. Actuellement dans les universités aux Etats-Unis, des communautés afros et queers se réapproprient cette figure qui a longtemps été une pratique éminemment féminine et propre aux blancs. Et puis, je dois encore faire référence à la movida madrileña, periode pendant laquelle les artistes revendiquaient un droit à choisir ce qu’ils voulaient être ou incarner : homo, hetero, bi, homme, femme, trans, etc. Tout était en train de se (dé)construire et les limites entre les genres identitaires ou esthétiques étaient dynamitées dans un joyeux bordel ! Je porte toujours en mémoire l’esprit de cette époque, d’une façon ou d’une autre, dans mes projets chorégraphiques.
IMAGO-GO a été annulée et reportée à plusieurs reprises pendant la crise sanitaire. La pièce retrouve aujourd’hui la scène, après plus d’un an de pause. Comment appréhendez-vous cette reprise après tant de temps ? Comment replonger dans une pièce après tant de temps d’absence ?
Rien n’est évident, la pandémie a laissé beaucoup de traces, y compris dans nos états corporels. Il y a des moments où nous nous sentons en forme mais c’est tout de même souvent difficile de retrouver le rythme de la pratique collective après une pause aussi longue. Aujourd’hui je relis mes notes, je regarde les dernières captations réalisées, je me remémore les consignes données aux interprètes concernant des questions rythmiques, d’interprétation et de technicité, je tente de retrouver les mots justes pour unifier le groupe assez rapidement car ils ne se sont pas vus depuis longtemps. Mais bon, comme je le disais à la fin de mon premier solo (She’s mine en 2008) : il suffit de remonter le diaphragme et tout se passera bien ! Les deux dernières fois que nous avons joué IMAGO-GO c’était à Montpellier et à Barcelone. La pièce était selon moi à son apogée car les interprètes avaient dépassé les difficultés techniques liées à la maîtrise du twirling. Même si la maîtrise parfaite du bâton n’est pas du tout au centre de ce travail, c’était important de maîtriser cet objet pour qu’il ne soit plus un frein à l’exploration des nuances de chaque « personnages », notamment concernant les interactions entre les interprètes, car il s’agit au fond d’un travail sur la communauté.
Après la création de Guérillères en 2021, IMAGO-GO trouve-t-elle de nouvelles lectures, ouvre-t-elle de nouvelles perspectives à vos yeux ?
Je ne suis pas sûre d’avoir aujourd’hui le recul nécessaire pour répondre à cette question. Mais pour la première fois, les deux pièces vont être mises en dialogue puisqu’elles seront jouées l’une à la suite de l’autre dans le même lieu, à l’Atelier de Paris / CDCN. J’ai imaginé ces deux pièces comme un diptyque, ce sera donc intéressant de voir comment les spectateurs peuvent tisser des liens entre elles et de voir comment l’une peut éclairer l’autre.
Conception et chorégraphie Marta Izquierdo Muñoz. Avec Adeline Fontaine, Fabien Gautier, Éric Martin, Angèle Micaux. Dramaturgie Youness Anzane. Scénographie Alexandre Vilvandre. Régie générale & création lumière Anthony Merlaud. Création son Benoist Bouvot. Costumes La Bourette. Photo © Mila Ercoli.
IMAGO-GO est programmé le 16 octobre au Théâtre de Vanves et le 3 décembre à l’Atelier de Paris / CDCN.
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