Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 18 mai 2023
La nuit et l’obscurité ont toujours été un espace-temps propice à l’exacerbation des sens et source d’imaginaires. Avec sa première création Nox, la danseuse et chorégraphe Léa Vinette lève les yeux vers les étoiles et tente de comprendre comment cet espace infini peut entraîner de nouvelles perceptions à la fois affective et physique. Inspirée par la pollution nocturne et la disparition de notre ciel étoilé, elle y interroge et explore son rapport à la nuit à travers son potentiel de transformation. Dans cet entretien, Léa Vinette partage les enjeux et le processus de création de son premier solo Nox.
Nox trouve sa genèse dans la lecture d’un article de journal sur la pollution lumineuse. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette première création ?
Après ma sortie de l’école (ArtEZ) en 2017, j’ai beaucoup dansé et expérimenté seule dans des studios qu’on me prêtait. Durant ces temps de recherche, je me souviens avoir éprouvé des émotions fortes et contradictoires, comme me sentir pleinement en vie et en même temps complètement seule, ressentir à la fois une extase et une peur existentielle. J’ai compris que c’était ce corps viscéral et contradictoire que je souhaitais mettre en scène et exprimer, que là était un fort désir personnel de création. Mais si j’avais l’idée d’un solo, je n’avais pas encore son sujet… Puis en août 2019, j’ai découvert et été touchée par l’article Revoir les étoiles, naissance d’une revendication de Razmig Keucheyan sur Le Monde Diplomatique à propos de la pollution lumineuse. Il m’a alertée sur la disparition de notre ciel étoilé et sur la signification et la fonction des étoiles dans notre culture. J’ai alors interrogé et exploré mon rapport affectif et physique à l’obscurité et à la nuit. En mars 2020, la crise du covid est arrivée, et avec elle le temps de me documenter sur cette thématique. Parmis les ouvrages marquants que j’ai lu se trouve la nouvelle de science-fiction Quand les ténèbres viendront d’Isaac Asimov qui raconte l’histoire d’une planète dont les habitants ne connaissent pas la nuit car leur système solaire est composé de six soleils jusqu’au jour où le crépuscule fini par tomber ce qui provoque la terreur de la population qui découvre pour la première fois les étoiles… Par la suite, mes lectures d’articles scientifiques ou philosophiques portant sur la nuit ou sur le corps, ont fait écho à ce que j’expérimentais physiquement en studio et à l’état de corps que je souhaitais mettre en scène : un corps intuitif, sensible et multiple, celui qui m’animait fortement depuis un moment. Un corps ou une figure qui accepte, et qui lutte, en lien avec la transition de la nuit, en harmonie ou pas avec elle.
Comment cet « imaginaire » de l’obscurité a-t-il nourri le terreau de Nox ? Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent votre recherche ?
L’absence de lumière et l’obscurité semblent être considérées comme un manque qui nous empêche de voir et de connaître le monde. Cette performance est une tentative de raviver l’obscurité, d’apprécier le manque de lumière, de comprendre comment elle ouvre nos portes à la perception et à l’introspection. Être dans le noir, ou exister dans la nuit, nous permet de faire l’expérience de nous-mêmes, de notre environnement et des autres différemment. Le noir intensifie nos expériences sensorielles intérieures et nous rappelle l’insécurité fondamentale de notre existence. En travaillant dans le noir, j’ai découvert comment l’obscurité peut brouiller les frontières et ouvrir le passage entre des états apparemment contradictoires et séparés. L’obscurité m’a invitée à la transformation, défiant la fixité de soi et me poussant dans une multiplicité d’êtres. Une forte sensation de plaisir et de liberté. Mais en même temps, un dilemme existentiel : est-ce que j’accepte ma disparition, ou est-ce que je me manifeste encore plus dans le temps et l’espace ? Jusqu’où peut-on aller dans l’obscurité jusqu’à se perdre complètement ? Jusqu’où faut-il aller pour renaître ? Nox se place dans un cadre imaginaire, un monde non défini, non social. Aujourd’hui, je fais le constat qu’il y a de moins en moins de place pour l’écoute sensorielle, pour des rapports intuitifs aux autres, à notre environnement et à nous-mêmes. Avec ce travail, j’essaie de trouver un rapport immédiat à ce qui m’entoure de la manière la plus honnête et la plus sensorielle possible, qui n’est plus parasitée par la culture, par les habitudes, les distractions (technologiques ou sociales). J’accède à « qui je suis vraiment », épurée de toutes couches de protection ou de construction de mon identité, à l’écoute de toutes les subtilités des mouvements internes.
Comment s’est engagé le travail à partir de ces réflexions ?
En explorant mon propre potentiel de transformation et de multiplicité lorsque l’obscurité grandit, j’ai réalisé qu’avec cette recherche, je souhaite exprimer et communiquer la fragilité des frontières entre haine et amour, violence et grâce, peur et extase, féminin et masculin, animal et humain, jeune et vieux, archaïque et futuriste. J’ai conscience que cette perspective peut paraître un peu naïve et ambitieuse mais c’est justement cette virginité et cette liberté du corps, de la sensation, que je recherche dans mon travail : une réactivité physique directe à mes sensations, qui peut se moduler dans une multitude d’intensités.
Pourriez-vous partager le processus chorégraphique de Nox ?
J’ai commencé par écrire un scénario inspirée de la nouvelle Quand les ténèbres viendront de Asimov : « Une jeune femme vit seule dans un espace froid d’une blancheur éclatante où l’obscurité n’existe pas. Peu à peu, l’obscurité apparaît. À la fois anxieuse et intriguée par ce phénomène qui absorbe peu à peu son monde, elle se sent disparaître, perdre les frontières de sa propre identité. La disparition de la lumière l’invite à la transformation, défiant la fixité de soi et la poussant dans une multiplicité d’être. Une forte sensation de plaisir et de puissance. » Je suis entrée d’abord seule dans le studio avec ce scénario comme fil dramaturgique, avec l’imaginaire comme premier outil de création. En imaginant être au coeur d’un espace froid et blanc, le premier état de corps s’est construit, très contenu, comme un corps fatigué par la surexposition à la lumière, les yeux ouverts et fermés, des micros-mouvements détaillés. Par l’exploration des émotions et expressions possibles dans le large spectre de la peur à l’extase, j’ai ensuite créé des gestes, des figures ou postures en mouvement. Comme un jeu, j’ai investi un état de corps décomplexé, une multitude d’états physiques et émotionnels, une diversité de formes. Et puis, Florence Augendre (soutien physiologique et conseil artistique) et Sara Vanderieck (dramaturge) sont venues plusieurs fois chacune leur tour durant les semaines de résidence. Nous devions agencer les matières, tisser l’espace et le temps pour que la transformation soit progressive, de ce premier état de corps contenu à ce corps multiple et libéré. C’est alors que le rapport à la détermination, à la puissance de décision du personnage est entré en jeu. Les différentes figures ont été construites comme des événements qui arrivent à ce personnage d’abord malgré lui, comme s’il tombait dans ces formes. Comme un enfant qui apprend à parler, un corps vierge. L’écriture s’est ainsi déployée, en s’appropriant ce nouveau langage, fait d’accents, de ruptures, d’impacts, de coups de poings…
Ce travail s’est basé en partie sur une pratique de fasciapulsologie. En quoi consiste cette pratique exactement ? De quelle manière l’avez-vous transposé à votre recherche ?
La fasciapulsologie est une thérapie qui libère par le toucher la mémoire traumatique du corps et de l’esprit. Florence Augendre, que j’ai rencontrée lors d’un stage aux Ateliers C de la B en 2014, a créé une technique de fasciapulsologie appliquée au mouvement dansé. Cette pratique consiste à intégrer des connaissances physiologiques du corps, développer une qualité de toucher et d’écoute sous la pulpe des doigts, recevoir le toucher de l’autre et se mettre ensuite en mouvement improvisé, écouter une guidance vocale pour entrer profondément à l’écoute de sa respiration, de ses tissus, de ses cellules, des mouvements internes du corps. Florence Augendre m’a accompagnée dans le processus de création, à la fois pour préciser ma danse, la rendre plus précise et pleine ; et à la fois pour le développement artistique, notamment ce qui est en jeu émotionnellement pour moi avec cette création. Durant le processus de Nox, je me suis souvent échauffée avec cette pratique, seule ou avec Florence. Pour certaines matières corporelles, je choisissais des supports physiologiques tels que le cœur, l’utérus ou les poumons, pour incarner plus pleinement mes gestes. Cette pratique sensorielle d’écoute d’instant en instant est pour moi un soutien pour une danse sensible et ancrée. Pour cette création, je convoque plusieurs kinésphères : celle de mon corps, celle de l’espace qui m’entoure, celle de l’espace poétique imaginaire et celle de l’invisible. J’oscille entre ces quatre espaces dans mon rapport au corps. L’écriture chorégraphique et les dynamiques se sont tissées au fil de la création et principalement à partir de l’écoute physiologique du corps, du plaisir et du goût de la sensation, qui doit se manifester physiquement et concrètement dans l’espace, et traduire l’expérience que je cherche à faire traverser à mon personnage.
La lumière et la musique occupent une place essentielle dans la dramaturgie. Comment avez-vous abordé ces deux médiums en lien avec la danse ?
Je me suis concentrée sur la création d’images palpables et j’ai cherché à créer un univers évoquant un espace sans vie, froid et desséché. Le créateur lumière Gaspar Schelck et moi-même avons abordé le travail de la lumière de manière réaliste, minimaliste et naturaliste. Nous avons imaginé une lumière allant progressivement d’un blanc très intense, froid et éblouissant à un noir plein : une plongée lente et progressive dans l’obscurité. À partir de cette dramaturgie lumière, et par sa créativité, Gaspar a exploré les subtilités de couleurs et de vitesse qui se présentent dans cette transformation. Pour ce qui est de l’environnement sonore, j’ai collaboré avec Gwenaël Bodet. Par sa curiosité et sa sensibilité, il a collecté, enregistré et associé pleins de matières différentes. C’est à travers nos échanges et les temps en studio que la piste s’est précisée. La première matière sonore de Nox est atmosphérique. Elle contient des points de rendez-vous, des sons qui appellent ou répondent à certains gestes et viennent d’un ailleurs. Pour la dernière partie du solo, Gwenael a construit une proposition plus rythmique, nécessaire pour soutenir la montée énergétique et la lente plongée dans l’obscurité. Durant le processus, je chorégraphiais souvent des gestes sur le concerto Viola D’Amore d’Antonio Vivaldi, source de jeu rythmique, de dynamisme, d’émotion et de plaisir. Il a été évident à un moment, de l’utiliser pour la pièce, comme vecteur de pivot dramaturgique. Aller pleinement avec cette musique permet de rendre logique la rencontre de deux mondes, celui du lyrisme et celui de l’étrange. J’aime cette friction. Elle se rajoute comme une couche de multiplicité de lecture.
Nox a la particularité d’avoir été pensé en deux versions : une version dédiée pour la scène et une une version pour l’extérieur, présentée à la tombée de la nuit dans des espaces naturels.
Il était évident pour moi que cette création impliquait de travailler à l’extérieur. J’ai donc expérimenté plusieurs fois en espace naturels, en contact direct avec les éléments (terre, ciel, lumière, étoiles, vent, changement de température, etc.). Ce travail en pleine nature a indéniablement nourri mon corps, mon imaginaire de sensations, et j’ai pu amener cette mémoire du vivant au plateau. Un espace nourrit l’autre. Je vois cette performance comme une invitation intime à entrer lentement et avec plaisir dans l’obscurité. La physicalité monte en intensité tandis que l’obscurité grandit permettant au public de ressentir sa propre volonté de rencontrer ses complicités primitives. En plus de pouvoir proposer deux scénographies différentes et changeantes, et de permettre aux spectateurs de sortir du théâtre et de vivre une danse dans la nature, je veux pouvoir nourrir cette création, par ce que chacun des dispositifs s’apporte l’un l’autre.
Concept, chorégraphie et interprétation Léa Vinette. Son Gwenaël Bodet. Lumière Gaspar Schelck. Dramaturgie Sara Vanderieck. Costume Sofie Durnez. Soutien physiologique et conseil artistique Florence Augendre. Photo © Simon van der Zande.
Nox est présenté les 23 et 25 mai au TU-Nantes
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