Propos recueillis par Marie Pons
Publié le 1 juin 2023
Avec sa création Mascarades, la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga crée les conditions de l’émergence de figures multiples. En côtoyant l’imaginaire lié à la divinité africaine Mami Wata, déesse des eaux, du pouvoir, femme-sirène aussi fascinante que dangereuse et en faisant de la pulsation un motif chorégraphique, Mascarades déploie une danse peuplée de présences invisibles, où cohabitent une écriture nette et des débordements possibles. Dans cet entretien, Betty Tchomanga revient sur la genèse et le processus de création de Mascarades.
Une des sources de travail de Mascarades est la figure de Mami Wata, qui est-elle et comment l’avez-vous rencontrée ?
La première fois que j’ai entendu parler de Mami Wata, c’était lors d’un voyage au Cameroun, dans ma famille paternelle. C’est la déesse du pouvoir, de la sexualité, elle incarne une femme libre. Mais c’est une figure ambivalente, à la fois très attirante car elle peut donner accès à la beauté, à la puissance et en même temps perçue comme une monstruosité. On m’a raconté son récit lors des fêtes de fin d’année et elle était associée à la peur de la mer, au fait qu’il ne fallait pas aller se baigner parce que Mami Wata pouvait prendre les enfants. Dans le récit populaire elle a donc cet aspect monstrueux, elle représente un danger.
Par quel chemin avez-vous commencé à travailler sur cette figure ambivalente ?
En réalité elle m’accompagne depuis longtemps. J’ai fait des études de lettres modernes en parallèle de ma formation de danseuse. Lorsque j’étais en préparation d’un projet de mémoire j’ai découvert des livrets de ballet écrits par Louis-Ferdinand Céline, longtemps censurés parce qu’ils ont été édités en même temps que le pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre. Il y avait des correspondances assez directes à mes yeux entre le mythe de Mami Wata et ces écrits de Céline : la présence de sirènes, d’une figure de danseuse. Ayant découvert que Céline était allé au Cameroun au cours de sa vie, j’ai travaillé sur un parallèle possible entre la figure de Mami Wata et la figure de la danseuse dans les livrets de Céline, ce qui a rejoint un ensemble de problématiques sur la question de la sensualité, de la sexualité, du pouvoir et de l’argent, qui sont des thématiques fortes liées au mythe de Mami Wata.
Qu’est-ce qui a émergé de ce rapprochement ?
Cela m’intéressait de déplacer le point de vue : dans les études littéraires on s’intéresse souvent à la façon dont des auteurs dits de la « périphérie » ont été influencé par la littérature dominante, occidentale. Or l’histoire coloniale a généré des échanges et des influences entre les deux cultures, entre les deux côtés. Si Mami Wata est présente au Bénin, au Cameroun, au Congo, où elle est la déesse des prostituées de Kinshasa, on la retrouve aussi au Brésil, à Cuba… C’est vraiment un mythe postcolonial, très récent, qui rend compte d’une fusion entre les figures de sirènes sur les proues de bateau des colons et des croyances plus ancestrales, comme les esprits des eaux. J’ai été interpellée par le fait qu’elle soit le fruit de cette histoire coloniale, qu’elle naisse littéralement dans la mer, à la confluence de deux cultures, ce que je relie à mon histoire personnelle. Elle reflète aussi toute la complexité de l’histoire coloniale puisqu’elle incarne le désir de l’autre et en même temps une forme de monstruosité de cet autre.
Comment son culte est-il célébré ?
Dans le vaudou béninois, par exemple, les pêcheurs la célèbrent pour avoir de l’abondance. Mami Wata apporte à ses adeptes du pouvoir et en contrepartie elle prend leur liberté. Au Bénin on fait des rituels en son honneur, il existe des danses qui lui sont dédiées, des autels qui lui sont consacrés où l’on met du parfum, du soda, tous les attributs de la culture capitaliste occidentale, ce qui m’a beaucoup étonnée et fascinée en même temps. C’est ce même processus qui est à l’oeuvre dans le film Les Maîtres fous de Jean Rouch, cette façon de se saisir de phénomènes de domination pour les réinvestir et les retourner via des pratiques rituelles et des croyances très construites.
Comment traduire cette figure ambivalente par le corps, comment s’est déroulé le travail chorégraphique ?
Lorsque j’ai commencé à travailler en studio j’avais deux axes forts : l’imaginaire lié à Mami Wata et le désir de construire une danse à partir d’un seul mouvement : un saut. Au fil du travail ce saut est devenu un mouvement de l’ordre de la pulsation, où le corps est dans un mouvement d’oscillation verticale depuis laquelle jaillissent des figures. C’est par ce jaillissement que les deux pistes se sont croisées.
Est-ce que le saut produit un certain état physique, d’épuisement ou de transe, qui permet le jaillissement de ces figures ?
Il y a quelque chose de cet ordre là même si je n’ai jamais utilisé le mot « transe » pour définir ce que je fais. Cette danse est apparue de manière très précise, très vite, elle est écrite et n’émerge pas seulement d’un état. Il y a je crois une volonté de ma part de poser un cadre, une écriture limpide pour que quelque chose puisse surgir au-delà de moi,au-delà de ce que je peux maîtriser.
Comment s’est tissée cette écriture précise, en agençant des images ?
Le moteur physique du saut a créé une coupure dans le corps : le bas est très fonctionnel, il fait exister la pulsation et c’est par tout le haut du corps que des figures sortent, apparaissent, se transforment. J’ai récolté des images qui sont venues alimenter l’écriture, elles m’ont donné des repères, des appuis. Certaines images sont liées à Mami Wata,d’autres sont des masques issus de rituels, de carnavals, d’autres encore viennent de la peinture. Finalement, ce qui m’importe ce n’est pas tant que les spectateurs reconnaissent telle ou telle figure mais c’est ce qui se passe entre ces figures qui est, je crois plus fort, plus intéressant. Il y a quelque chose de cet ordre là dans la pièce : faire émerger ce que l’on ne voit pas, ce qui se situe entre des éléments identifiables. Dans Mascarades je suis à cet endroit, dans un entre-deux, là où quelque chose se crée indépendamment de ma propre conscience.
Comment avez-vous travaillé cette cohabitation de présences en vous en terme d’écriture ?
Le saut, l’oscillation met en vibration les figures qui apparaissent, un peu comme si chacune était diffractée, démultipliée. C’est une façon d’aborder cette question de la multiplicité. Une autre est la dichotomie entre le corps et la voix. Depuis quelques années, dans les projets que j’ai fait en tant qu’interprète, la voix est devenue un champ d’expérimentation et d’exploration dans lequel j’ai trouvé beaucoup d’intérêt. Dans Mascarades la voix arrive à un moment donné, me donnant une place d’oracle, comme si je délivrais des prophéties, des messages. Comme si j’étais un corps traversé par des voix qui ne sont pas les miennes. J’ai cherché des textures de voix qui pouvaient venir troubler l’image de mon corps, en allant vers des tessitures très gutturales, pas forcément humaines, ou au contraire suraiguës, presque animales. Avec cette idée, toujours présente, de faire cohabiter une certaine idée de la beauté, de la sensualité, avec l’horreur, comme chez la Gorgone, à laquelle Mami Wata est comparée, une femme qui n’est pas regardable, pas entendable.
Ce travail de la voix et le titre Mascarades suggèrent que le visage a une importance dans la chorégraphie.
Oui, je parlais de la dichotomie entre le haut et le bas du corps, et dans le haut le visage a une importance, il est peut-être l’endroit par lequel s’échappent les choses. Alors qu’il y a cette contrainte physique de la pulsation à tenir, ce mouvement constant qui me fait atteindre et maintenir un certain état, je laisse la résultante apparaître dans le visage. Comme si je me laissais affecter par toutes ces figures dans cette pulsation, cette mise en oscillation.
Qu’en est-il du choix de votre costume et de votre coiffure dans la pièce ?
Une image m’a beaucoup inspirée pour le costume, tirée du livre Maske de la photographe Phyllis Galembo. Elle photographies des masques complets, au cours de rituels dans plusieurs pays d’Afrique et en Haïti. Une de ses photos s’appelle Boy at Beach, prise en Haïti, elle fait partie d’une série qui représente des figures des eaux, qui viennent des profondeurs des océans. Ces figures ont le corps enduit d’une peinture noire luisante et sur la photo dont je parle on voit un enfant, avec un short en jean déchiré et le torse nu peint en noir par-dessus sa couleur de peau, noire elle aussi. Cette image m’a parlée, j’ai gardé l’idée du short en jean, de la peinture noire sur les bras, le buste, jusqu’au bas du visage. C’est aussi l’idée d’avoir un costume assez quotidien, que l’on voit dans la rue. MamiWata est une figure des bas-fonds et ce short en jean très élimé me rappelle des gens que j’ai pu voir, qui sont parfois dans la rue, parfois à la marge. Et en même temps, c’est un vêtement que l’on met l’été pour aller à la plage, donc c’est une tenue qui n’est pas assignée. Quant à mes cheveux, ils sont longs dans la pièce, c’est une coiffure que j’ai souvent quand je vais au Cameroun, qui est liée pour moi au fait d’être là-bas. Je me suis rendue compte que les cheveux longs rejoignent l’imaginaire de la Gorgone et de Mami Wata de manière très visuelle, cela ouvre une dimension plastique qui me permet d’aborder un échantillon encore plus large de transformations. Comme la peinture noire, les cheveux longs participent au trouble créé, on ne sait pas trop si je suis une femme, un homme, un animal, un enfant…
Conception et interprétation : Betty Tchomanga. Création lumières : Eduardo Abdala. Création sonore : Stéphane Monteiro. Regard extérieur : Emma Tricard. Consultante travail vocal : Dalila Khatir. Photo © Farah Mirzayeva
Mascarades est présenté le 18 juin au festival Extension Sauvage
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