Propos recueillis par Claire Astier
Publié le 7 septembre 2020
Nacera Belaza aurait dû présenter sa nouvelle pièce L’Onde dans plusieurs festivals cet été. En pleine création lors de l’annonce du confinement, le report de ces dates a engagé la chorégraphe et les danseuses dans une autre forme de travail. Après avoir reprit le chemin des studios de répétition ces dernières semaines, Nacera Belaza va finalement présenter L’Onde en avant-première le 8 septembre à l’Atelier de Paris / CDCN à l’occasion d’INDISPENSABLE !, un rendez-vous festif (avec avec plusieurs artistes initialement programmés au festival June Events) pour une grande semaine de retrouvailles dansé. Nacera Belaza revient ici sur ses outils chorégraphiques et sa recherche autour de partitions intérieures.
Vous étiez en production pour votre nouvelle création L’Onde lors de l’annonce du confinement par le gouvernement. De quelle manière cette période a-t-elle impacté votre processus de travail ?
En ce qui concerne la création, nous avions déjà fait une première présentation à deSingel à Anvers, donc la structure globale de la pièce était plus ou moins finalisée. Il restait quelques semaines de résidence pour terminer et affiner l’écriture son et lumière. Les premières au Festival de Marseille puis au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles ont été bien évidemment annulées mais nous avons eu la chance de pouvoir reporter toutes les dates. La première au Festival de Marseille est reportée en octobre et nous pourrons bénéficier juste avant de quatre semaines de résidence. Cette période permettra d’immerger à nouveau l’équipe dans l’univers de la pièce. Je dois dire que le confinement a presque été un facteur bénéfique car il a permis de préciser ce qui se passe en chacun de nous une fois la structure de la pièce bien établie. C’est un travail que chacun peut mener là où il est, de manière individuelle. La seule limite réside dans le fait de pouvoir s’assurer d’une grande objectivité lorsqu’on travaille seul. C’est loin d’être aisé, et c’est pourquoi dans un premier temps nous devons nous ré-accorder. Bien sûr, les préjudices sont aussi financiers, mais les tutelles se sont assurées d’octroyer les subventions à temps. Comme nous sommes une petite équipe mobile, le choc a été moins violent, mais il est certain que nous ne pourrons pas tenir des mois sans activité.
Ce temps transformé par l’empêchement et particulièrement dans le champ du spectacle vivant a-t-il généré une communauté d’intérêts ou des remises en question au sein de votre milieu de travail ?
Nous avons eu quelques échanges avec d’autres artistes ou des membres de l’équipe de théâtre tel que la MC93 à Bobigny pour penser à l’après. Une des choses qui m’ont interpellées, c’est le désir de revendiquer notre contribution au lien social, la façon dont nous pouvons collaborer à sa restauration, en éloignant le plus possible le spectacle vivant, l’Art de la sphère du divertissement. Cette crise met en jeu notre liberté et façonne nos comportements sociaux. Être privé de sa liberté de mouvement provoque indéniablement des troubles du comportement. J’observe les attitudes à l’extérieur et je ne peux m’empêcher de constater qu’une chose difficile à nommer s’est produite : une vraie fracture, une distanciation physique doublée d’une méfiance envers l’autre qui devient potentiellement porteur d’une maladie. Certains le ressentent vivement et tentent de contrecarrer cette peur en cherchant un lien de façon très volontaire. Il va nous falloir redoubler d’énergie pour restaurer la confiance entre les êtres et les corps. Pour ma part, je constate que cette obligation à réduire nos mouvements n’a paradoxalement généré ni calme ni apaisement !
Cette recherche de liberté que nous impose ces contraintes me fait penser à votre travail où le mouvement est d’abord soumis à une recherche intérieure. Cette période a-t-elle amené à reconsidérer votre recherche, avez-vous pu investir différemment votre travail ?
J’ai eu une double réaction : la première a été de me sentir physiquement affectée et oppressée par l’injonction d’une autorité qui m’interdisait d’être libre de mes mouvements. Je suis issue d’une culture et d’un milieu au sein desquels la vie commence souvent par un confinement très fort, avant d’être enfin autorisée à déployer ses ailes. D’ailleurs ma danse s’est construite sur ce sentiment d’enfermement : je dansais dans ma chambre, dans un espace minimal, pour faire face à un désir de liberté extrême. Alors, quand explorer le monde n’est pas possible, le voyage devient une plongée à l’intérieur de soi, le moi en soi, infini, source véritable de liberté. Dans un second temps, j’ai été frappée par le silence au-dehors alors que d’ordinaire l’agitation règne. Pour me sentir inspirée j’ai besoin de sentir la vie vibrer autour de moi. Si j’ai créé un tel univers, c’est précisément parce que je vivais dans des contextes extrêmement agités, bruyants, sous tension. Le pendant à cette agitation devenait une nécessité. Je trouve paradoxalement l’apaisement dans des situations d’urgence, de grands dangers, lorsqu’advient l’inévitable, comme sur le plateau. Mais c’est aussi une chose assez intéressante et positive de constater que cette mise à l’arrêt n’est finalement pas aussi grave qu’on le pensait…. D’une certaine manière le pire a eu lieu et le pire n’a pas été une fin. C’est aussi sans doute une occasion rêvée de se défaire, de se délester de ce qui pesait dans nos vies.
Que reste-t-il de cette sortie de résidence à Anvers ? Comment la pièce a-t-elle mûrie depuis ?
Comme toujours, je ne sais pas comment décrire mes chorégraphies car ce qui est perçu sur le plateau par l’œil n’est en aucun cas équivalent à tout ce qui agit de façon invisible durant la représentation. La forme n’est qu’un point de départ pour échafauder toute une architecture de l’invisible. Ce que je peux toutefois dire de plus précis sur cette nouvelle création c’est qu’elle prend sa source dans un petit moment qui a existé dans le Cri. Il y a en effet dans la création le Cri une petite brèche de quelques secondes qui m’a laissé entrevoir un autre chemin possible. C’est dix ans plus tard que j’ai décidé de tendre à nouveau ce fil qui donne lieu à une nouvelle aventure. Pour dévoiler l’envers du décor, je dirais aussi que la mécanique de cette nouvelle pièce est constituée de deux formes géométriques : le cercle et le huit. Toutes deux sont le support de l’infini à partir duquel se structure tout un système de tensions qui définit l’écriture de cette nouvelle pièce. Et bien sûr je me rend compte, encore une fois, qu’après avoir dit ces informations je n’ai toujours rien dit sur le « contenu » de la pièce…
La giration fonctionne sur un mode similaire, un mouvement fixe qui fait la part belle à la partition intérieure, ainsi qu’un grand nombre de danses traditionnelles de part le monde. Est-ce en regard de ces recherches là que vous faites référence aux danses traditionnelles algériennes ?
Je recherche constamment l’unité, l’unisson, que j’ai pu voir entre autre dans certaines danses marquées par le rituel , me fascine. Il y a dans l’unisson une composante humaine qui apaise profondément et semble nous dire “ tout n’est qu’Un ”. De nombreux mouvements que j’ai pu observer au travers des danses traditionnelles sont exécutés par des individus qui ne prétendent pas être professionnels en la matière. Ils ne sont animés que par l’intention de vivre pleinement un état et de le partager avec le spectateur, ce qui donne lieu à une expérience véritable. J’ai longtemps observé, étudié, le mouvement répétitif, les intentions, les états de corps et de conscience qu’il induit. Tout ce travail de recherche a produit une matière qui irrigue depuis ces dix dernières années l’ensemble de mes pièces. Il est évident que mon écriture a changé au contact de ces danses où l’état prime sur la chorégraphie. Mais toute la dimension folklorique de ces danses dont l’histoire est très riche ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est toujours la même question « Qu’est ce qui anime le geste ? ». Comme dans cet ensemble de danses mahorais auxquelles j’ai assisté, la Deba, dont les gestes ont une pureté inouïe. Les danseuses, qui chantent aussi, précisent que c’est l’intention de leur chant, de leur psalmodies qui les guide, et non le choix d’un mouvement pour des raisons esthétiques ou autre. L’origine du mouvement est si mystérieuse que je ne me lasse pas de l’explorer. Je racontais il y a peu à une journaliste mon enfance en Algérie, pendant les vacances d’été, dans les maisons de montagnes qui étaient encore éclairées à la bougie. L’essentiel de ce que l’on percevait était englouti dans le noir, ce noir devenait un espace de projection de l’imaginaire. Il nous arrivait souvent de nous rendre à des mariages ou des fêtes en marchant en caravanes silencieuses dans ces montagnes, et j’ai été fortement marquée par cette impression infime d’entendre des chants stridents au loin, dans le noir, puis de distinguer les premières lueurs, puis on devinait un groupe de femmes qui chantaient accompagnées de la derbouka dans la cour intérieure de la maison. Enfin éclataient sous nos yeux les sons, la lumières et les chants ! Tout ce noir d’où jaillissait la vie puissante a fondé ma sensibilité et nourrit mon imagination.
On retrouve ce mouvement dans les clair-obscur des espaces de vos pièces.
En effet, il m’a fallu du temps avant de réaliser que je n’ai finalement jamais cessé de tenter de dépeindre les paysages de mon enfance en Algérie, toutes ces émotions et images par lesquelles mon être a été initié au mystère de la vie, de la création. L’obscurité et la lumière ont toujours été pour moi deux matières indissociables dont j’use pour créer différents niveaux de perception chez le spectateur. Leur combinaison permet une distorsion de l’espace et du temps dans laquelle peut s’enraciner l’interprète.
Dans quel milieu ou contexte professionnel avez-vous créé votre compagnie et développé votre pratique ?
J’ai créé ma compagnie à Reims. Dès le départ j’ai compris que je ne pouvais pas fréquenter le milieu de la danse, même si j’en avais à ce moment là, très envie. Étant “confinée avant l’heure”, je dansais chez moi et au collège, au lycée, à l’université, dans des espaces clos, dans des salles qu’on mettait à ma disposition. J’ai aussi commencé à transmettre aux personnes qui m’accompagnaient. J’ai transmis pendant des années, et c’est ainsi que je me suis auto-formée : en passant par l’autre, en lui exposant mes intentions le plus clairement possible puis en les incarnant. Ensuite, il n’était plus possible pour moi d’intégrer le travail de quelqu’un d’autre. J’avais construit le monde dans lequel j’avais envie et besoin d’évoluer. Car il ne s’agissait pas seulement d’une gestuelle, mais d’un regard porté sur l’autre, sur le monde. Ma pensée était définie. Mes parents ont quitté leur pays d’origine pour vivre dans un pays étranger. Nous nous sommes par conséquent construits, sans le savoir, avec un filtre. J’ai fait de même dans mon Art, je ne pouvais pas me laisser influencer, je me devais de m’écouter avec la plus grande intégrité, coûte que coûte. Vous devez vous coupez des autres dans un premiers temps pour aller à la rencontre de votre vérité la plus profonde, puis dans un second temps vient la nécessité de rétablir un lien fort avec l’autre au delà de ce qui semble nous séparer. Il est évident que ce processus que je décris n’aboutit jamais. C’est d’ailleurs cette quête riche et interminable qui fait que je ressens toujours une envie aussi vive.
Cette pratique et cette écriture que vous avez développé à la marge – et que vous avez parfois partagé avec votre soeur au plateau – semble tendre vers une forme de langage universel.
J’ai toujours eu l’intuition d’être en quête d’un langage commun, que ce soit entre les danseurs, leurs singularités et le public en face. Ce n’est pas pour moi une intention mais une conviction profonde. Il m’arrive de me figurer cette dimension universelle un peu comme une fréquence qu’il nous serait donné d’intercepter, de capter, et qui nous laisse entrevoir le commun en deça de la surface. Si certaines choses passent à travers les mailles du temps, alors que d’autres restent dans le panier, c’est parce qu’elles sont beaucoup trop rattachées à notre contexte de vie, à notre personnalité. Ces éléments relatifs à la personnalité de surface ne peuvent s’accorder, ils sont trop bruyants, l’accord n’est possible qu’au terme de grands renoncements. Très souvent les danseurs que j’accueille dans mes projets pensent qu’ils ont été choisis pour ce qu’ils sont ou pensent être, ce que l’on voit d’eux, ce qu’ils projettent, leur vécu, leurs compétences. Mais très vite arrive le moment où l’on doit gommer, enlever, se mettre en retrait, faire le vide pour accueillir, défaire une à une les habitudes. Beaucoup sont alors déstabilisés car ils constatent que pour parvenir à “être“ pleinement, il est indispensable de renoncer à soi. Quelque-uns lâchent prise, beaucoup résistent. Chez ceux qui ne résistent pas, il arrive de voir sourdre au début très furtivement, autre chose, une autre nature plus profonde, et une fois qu’ils l’ont eux même aperçue, entendue, alors le chemin est possible.
Nacera Belaza va présenter L’Onde en avant-première le 8 septembre à l’Atelier de Paris / CDCN dans le cadre de l’événement INDISPENSABLE ! en coréalisation avec l’Institut du monde arabe dans le cadre du Printemps de la danse arabe. Photo © Gregory Lorenzutti for Dancehouse.
Les 29 et 30 octobre, Festival de Marseille
Du 4 au 7 novembre, Théâtre Vidy à Lausanne
Le 26 novembre, Arsenal, Cité musicale à Metz
Le 10 décembre, L’Échangeur CDCN, Chateau-Thierry
Du 17 au 20 décembre, MC93 / Festival d’Automne à Paris
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