Propos recueillis par Marika Rizzi
Publié le 23 février 2022
Attirée par le caractère chorégraphique de la langue des signes, Nina Vallon s’est approchée de la culture sourde pour sa première pièce jeune public : LE LAPIN ET LA REINE. Consciente de l’écart qui sépare deux cultures et deux langues et soucieuse d’équilibrer les questions de légitimité que sa démarche lui posait, la chorégraphe a plongé dans l’apprentissage de la langue des signes française et a constitué une équipe mixte. Le processus de création du LAPIN ET LA REINE est devenu un terrain de découverte et d’échanges dont la chorégraphe reprend les étapes à l’occasion de cet entretien.
LE LAPIN ET LA REINE est une pièce qui fait appel à la langue des signes et qui est destinée autant à un public entendant que sourd. Qu’est-ce qui a engendré le désir d’approcher la danse à la langue des signes française (LSF), outre l’aspect chorégraphique de cette dernière ?
Mon intérêt pour la langue des signes est né il y a quelques années. Lors de mes études à Toulouse, une de mes collègues de master travaillait sur la transversalité et la pluridisciplinarité de la langue des signes et son rapport aux différentes disciplines artistiques. Son sujet m’a complètement fascinée puisque je découvrais une langue profondément chorégraphique. C’était en 2015. Il y a deux ans, lorsque j’ai commencé à réfléchir à une création jeune public je me suis dit que ce serait chouette de pouvoir créer une pièce qui puisse s’adresser autant à des enfants sourd.es qu’entendant.es sans que ce soit une adaptation traduite. Je tenais qu’au cœur du processus nous soyons dans une démarche bilingue. Cependant, une question d’envergure se posait, et se pose toujours, pour moi : dans quelle mesure, la chorégraphe entendante que je suis, aurait-elle la légitimité d’approcher un public sourd avec cette œuvre ? Car, à ma fascination spontanée pour cette langue vient s’ajouter la question de son histoire et, à travers cette histoire, celle de tout un peuple et de sa culture. Que connaît-on, véritablement, en tant qu’entendant.es, de l’histoire et de la culture sourde ? C’est donc avec humilité mais aussi beaucoup d’enthousiasme que je me suis engagée dans cette aventure de taille avec mon équipe, convaincue que c’est par le mouvement vers l’autre que s’écrivent nos histoires, que se tissent les liens et les vraies rencontres, artistiques et humaines.
Quelle réponse avez-vous trouvé pour alléger la question de légitimité ?
C’est Marie de Lombardon, responsable des relations publiques à l’Atelier de Paris CDCN, qui m’a aidé à faire mes premiers pas vers le monde des Sourd.es. C’est grâce à elle que j’ai fait la connaissance d’Emmanuelle Laborit et Jennifer Lesage-David, directrices d’IVT (International Visual Theater). Arielle Chauvel-Lévy, qui m’assiste sur cette création, et moi-même, avons suivi plusieurs semaines de formation en LSF à IVT avant de commencer les résidences de création. Nous approcher le plus possible de la culture sourde me semblait être le moyen le plus respectueux et juste pour aborder cette question. Il était aussi important pour moi qu’il y ait une artiste sourde au plateau. Nous sommes une équipe mixte, sourd.es, entendant.es et CODA et la majorité des temps de travail se déroule en LSF.
De quelle façon la rencontre avec les artistes sourd.es est advenue et s’organise-t-elle sur le plateau ?
Au plateau, il y aura une danseuse sourde, Lisa Martin, dans le rôle de La Reine et une danseuse CODA (de l’anglais child of death adult, enfant né de parent sourd, ndlr) Sabrina Dalleau, dans le rôle du Lapin. Ses parents sont sourds mais pas elle et la LSF est sa langue maternelle, elle partage à la fois deux cultures et deux langues. J’ai rencontré Lisa lors d’un casting organisé conjointement avec l’Atelier de Paris CDCN et IVT qui accompagnent tous les deux le projet. Nous avons eu un coup de cœur collectif pour elle qui, malgré son jeune âge, avait une grande présence au plateau et correspondait de façon étonnante à l’idée que je m’étais faite du personnage. Le casting m’a permis de faire la connaissance d’une deuxième artiste sourde, qui est aussi marionnettiste, Emilie Rigaud. Elle travaille avec nous sur la manipulation des objets et des masques au plateau. Quant à Sabrina, c’est par le biais d’une amie danseuse que j’ai fait sa connaissance. Son approche de la danse me touche énormément.
Comment avez-vous envisagé la passerelle entre les cultures sourdes et entendantes à l’intérieur du spectacle ?
Je ne sais pas si nous avons créé une passerelle à l’intérieur du spectacle, mais elle est définitivement présente au quotidien au sein de l’équipe. C’est vrai qu’au début, cette fascination pour la langue des signes m’a donné envie d’en faire le sujet central d’un spectacle. Plonger dans l’apprentissage de cette langue, m’a fait réaliser à quel point elle est riche et demande des capacités cognitives hors du commun. Ce que les personnes signantes (qu’elles soient sourdes ou non d’ailleurs) mettent en œuvre pour s’exprimer correctement dans cette langue, notamment leur représentation de l’espace, n’a pas d’équivalent dans nos langues «orales» et est inimaginable pour « nous autre s», non-sigant.es. C’est de la pure virtuosité et ça m’éblouit. C’est assez proche finalement des compétences que possèdent les danseur.ses, les chorégraphes, dans le travail du corps, toujours si peu valorisé par notre société. Aujourd’hui, la langue des signes est devenue notre moyen de communication au sein de l’équipe. Nous la pratiquons au quotidien et le lien avec la chorégraphie existe, mais il n’est pas thématisé de façon directe dans le spectacle. Néanmoins, la question de sa visibilité est très importante pour moi, c’est pourquoi la langue des signes sera présente au plateau à différents moments. Il en va de même pour le sujet de la surdité. Bien que nous racontions l’histoire d’une petite fille sourde signante, sa surdité, elle non plus, n’est pas le sujet principal. Il existe autant de parcours de vie que de types de surdités – en fonction de l’âge où elle est apparue, de son degré, de l’environnement familial, etc. J’ai la sensation que nous nous dirigeons plutôt vers la question de la différence de manière plus vaste, et de la norme. La pression exercée par la société pour que chacun.e entre dans la norme est extrêmement forte et il faut se battre, chaque jour, afin que s’expriment les particularités et les singularités de chacun.e., cette richesse et cette diversité qui nous rendent toutes et tous si profondément humain.es.
Les deux personnages du LAPIN ET LA REINE traversent plusieurs expériences visuelles et physiques. Pourriez-vous revenir sur la dramaturgie de ce parcours initiatique ?
Les personnages évoluent entre deux mondes distincts : Le Pays de Damiers et L’Autre Côté. D’un côté un monde qui est fondé sur la norme, avec un rythme imposé, des angles, une matière concrète, définie et palpable. Il faut entrer dans les cases, dans un rythme. De l’autre côté c’est un univers mouvant, plein de couleurs qui changent au gré des humeurs de celui ou celle qui s’y trouve. Ces deux mondes vont se mélanger car leur frontière n’est pas si imperméable que ça. D’une certaine façon, ils reflètent l’intériorité des deux personnages. La Reine se sent en sécurité dans son monde de carrés noirs et blancs, où les règles du jeu sont claires, où les limites et les contours sont visibles et palpables, où les choses ont une fin. Mais l’autre côté l’intrigue éveille sa curiosité… Le Lapin, au contraire, incarne un personnage qui fait confiance à son instinct et ne répond pas aux codes. Il aime danser comme bon lui semble et faire des «bêtises» mais il peut aussi se perdre dans son délire ! Leur rencontre et leur voyage de L’Autre Côté va leur permettre d’imaginer ensemble des formes nouvelles, créer d’autres contours et fabriquer leurs propres limites. Iels font l’expérience d’une amitié qui va au-delà des apparences et nous emmènent au cœur de ce qui fait la richesse de la différence. C’est l’histoire de cette amitié que j’ai envie de raconter, à travers différentes aventures chorégraphiques, extrêmement visuelles, dans un monde plein de contrastes, de couleurs et de rythmes, de transformations vécues à travers la danse.
Comment la musique sera-t-elle abordée, pour qu’elle puisse être partagée et incluse dans la lecture de la pièce par le public sourd ?
La musique et le son ont toujours occupé une place très importante dans mon travail et dans ma pratique de la danse et de la chorégraphie. Leur impact sur l’expérience du public vis-à-vis de ce qui s’écrit chorégraphiquement au plateau est central dans ma démarche. Mais là, je dois trouver des nouvelles stratégies pour reconstruire ce lien, je ne peux pas y compter dessus comme j’ai pu le faire dans mes précédentes créations. J’ai donc travaillé dans le silence complet depuis le début des résidences. Avec Sabine Charreire (créatrice lumière), nous nous sommes posées la question de savoir comment rendre la lumière musicale, afin qu’elle puisse restituer visuellement ce que la musique peut apporter comme ambiance, comme univers rythmique ou mélodique. Nous avons donc envisagé cette création lumière comme une bande-son. Cependant, puisque la musique est une sensation sonore à l’état pur, qui ne nécessite pas de décodage, contrairement au son de la parole, elle peut être perçue plus facilement par les personnes sourdes. C’est pourquoi, avec Maxime Mantovani (compositeur) nous allons travailler avec des fréquences perceptibles par les vibrations qu’elles provoquent dans le corps ; donc le son, qui arrive assez tard dans le processus de création, permettra de donner encore plus de reliefs au travail de la lumière et du mouvement des corps au plateau. Mais la pièce doit pouvoir «fonctionner» aussi sans ces derniers éléments.
L’équipe étant mixte, vous avez dû imaginer collectivement des dispositifs spécifiques pour le processus de création. Comment se déroule-t-il ?
Le but de la formation en LSF était de pouvoir communiquer directement avec Lisa, Emilie et les autres personnes sourdes signantes avec lesquelles je travaille. Pour moi, c’est un vrai challenge et nous trouvons des stratégies au fur et à mesure que nous avançons dans la création. Jusqu’à présent, nous avons fait appel à une interprète LSF sur des temps précis. Le budget de la création ne nous a pas permis d’avoir une interprète à plein temps, et il me faudrait beaucoup plus de temps de formation et de pratique pour arriver à réellement m’exprimer en LSF de façon satisfaisante. Malgré tout nous arrivons à communiquer directement, c’est ce qui compte pour moi. Dans les répétitions, je bouge beaucoup, je montre les mouvements et donne des exemples, physiquement. Nous travaillons avec des outils de composition chorégraphiques partagés et je mets aussi beaucoup de choses par écrit : des idées, des mots mais aussi des images, des dessins, inspirations, références, des feuilles de papiers que je pose au sol ou que je colle contre les murs des lieux dans lesquels nous travaillons. La résidence à IVT a permis de questionner la présence de la LSF au plateau avec Emmanuelle et Jennifer et de travailler sur les objets avec Emilie. Toutes les trois apportent un regard d’expertes sur différentes facettes de la création. Emilie nous parle souvent de sa relation aux objets, comme s’ils étaient vivants, ça a beaucoup changé notre approche. Quant à l’adaptation des textes, c’est aussi un travail que nous envisageons de façon collective avec Lisa et Sabrina. Certains textes ont d’ailleurs été pensés directement en LSF, d’autres en Français. L’adaptation se fait dans les deux sens, avec beaucoup d’aller-retours. J’ai malgré tout drastiquement réduit la présence du texte au plateau : la chorégraphie prend le dessus !
Conception, chorégraphie, écriture Nina Vallon. Avec Sabrina Dalleau et Lisa Martin. Assistante chorégraphe Arielle Chauvel-Lévy. Lumière Sabine Charreire. Musique Maxime Mantovani. Scénographie Margaux Hocquard. Costumes Eléa Lemoine. Marionnettiste Emilie Rigaud. Consultantes spécialisées Emmanuelle Laborit, Jennifer Lesage-David, Marie de Lombardon. Interprètes LSF Trilogue Interprétation. Illustrations Amédine Sèdes. Production Guillaume Fernel. Communication Chloé Andrianarisoa. Photo © Mireille Huguet.
Les 25 et 26 mars à L’Atelier de Paris CDCN à Paris
Les 1er et 2 avril à L’Échangeur CDCN à Château-Thierry
Les 20, 21 et 22 avril à L’Etoile du Nord à Paris
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