Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 1 juin 2023
En arpentant les paysages sauvages et les chemins non balisés dans la nature islandaise, Angela Rabaglio et Micaël Florentz ont découvert la fugacité des formes et l’interdépendance dans la marche. Avec leur première création The Gyre, les chorégraphes transposent cette expérience physique au plateau à travers une partition qui explore les motifs du cercle et de la spirale. Tels deux trajectoires en orbites gravitant autour d’un même centre, tournoyant inlassablement, leurs corps s’abandonnent dans une ronde magnétique et hypnotique. Dans cet entretien, Angela Rabaglio et Micaël Florentz partagent les rouages de leur recherche artistique et reviennent sur le processus de création de The Gyre.
Angela, Micaël, vous collaborez ensemble depuis plusieurs années. Pouvez-vous revenir sur votre rencontre, vos affinités artistiques, vos atomes crochus ?
Nous nous sommes rencontrés à Bruxelles en 2013 à la terrasse d’un café. Angela était arrivée en Belgique depuis quelques mois, après avoir obtenu son diplôme en danse à Amsterdam (AHK, de Theaterschool – MTD). Micaël y résidait depuis un an. Cette rencontre nous fit l’effet d’une détonation à tous les deux. On a commencé à travailler ensemble autour de la première création d’Angela, le solo wind-up birds and polaroïds, pour lequel Micaël a réalisé une composition sonore originale, jouée en live. Après ce premier pas, nous sommes retournés au studio, poussés par une curiosité mutuelle et une envie de faire connaissance autrement. Micaël n’avait jamais fait de danse auparavant, et cela nous a poussé à établir ensemble un langage physique qui nous soit propre, sur la base de nos deux parcours différents. On passait des heures à explorer et à inventer des mouvements sur de la musique minimale et du krautrock, à ficeler nos univers dans toutes les directions, sans objectif particulier sinon celui de se découvrir. Et puis les choses ont commencé à se faire d’elle-même, nos trouvailles chorégraphiques se sont affinées et ont pris du sens pour nous deux. En 2017, nous avons fondé notre compagnie de danse, Tumbleweed, et avons achevé notre première création, The Gyre, avec laquelle nous continuons de tourner aujourd’hui.
Pourriez-vous retracer la genèse de cette première pièce ?
Pendant les premières années qui ont suivi notre rencontre, nous avons eu la chance de beaucoup voyager. Nous nous sommes notamment rendus en Islande pour y arpenter les paysages sauvages et les chemins non balisés. C’est de ce voyage que la plupart des fondements de The Gyre sont issus : la fugacité des formes, la transformation continue des paysages, l’interdépendance dans la marche. De retour au studio, nous avons décidé de simplifier notre démarche et de réunir tous nos élans chorégraphiques sous une forme claire, radicale, sans compromis. L’idée était d’établir un mouvement primordial, un mouvement de base, qui puisse nous permettre de faire évoluer la relation entre nos deux corps dans le temps, tout en nous plongeant dans un état similaire à celui que nous avions ressentis en cheminant dans la nature islandaise, un état d’abandon. Après plusieurs temps d’expérimentations autour de l’équilibre et de l’alternance, le cercle s’est rapidement imposé comme base de tous nos mouvements. Nous nous sommes alors mis à tournoyer l’un autour de l’autre, et à composer à partir de cette contrainte.
Ce « mouvement primordial » se formalise dans l’action de la marche. Quel potentiel chorégraphique avez-vous vu dans cette action a priori « simple » ?
La répétition est une chose qui nous a toujours fortement intéressés ; les mouvements se transforment peu à peu, par eux-mêmes, nous rappelant que la matière – et donc nous-même – est en constante mutation. Chaque action répétée est différente de la précédente, et cette infinité de nuances a selon nous un potentiel créatif immense. Nous avons donc commencé à marcher en cercle, l’un autour de l’autre, un moyen également de progresser dans le temps, tout en demeurant sur place. Ensuite, la marche est devenue une cadence, un outil rythmique pour se mettre au diapason l’un de l’autre et fusionner. Dans le film Gerry de Gus Van Sant, on retrouve de longs plans de marche des deux personnages principaux, leurs visages, leurs corps s’aspirent et se confondent, comme des poumons. Cela nous a beaucoup inspirés. Et puis la marche a aussi une temporalité bien à elle, on se laisse et on laisse aux choses le temps de se transformer en marchant, c’est ce que nous voulions évoquer avec The Gyre. Donner du temps et de l’espace aux spectateur·rice·s et à nous-même pour se laisser partir, et, si possible, s’abandonner. Il était aussi essentiel pour nous que ce premier travail soit accessible à toutes et à tous, que chacun·e puisse interpréter nos mouvements à partir de sa propre expérience corporelle. La simplicité est accueillante, et simultanément, elle nous rend vulnérables sur scène, elle crée un contexte propice à l’échange.
Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique ?
The Gyre étant notre première création, nous n’étions pas sous pression pour finaliser ce travail. Nous avons donc pris notre temps, en fonction des opportunités qui s’offraient à nous. On se rend compte du luxe que c’était aujourd’hui. Même si nous n’étions pas soutenus financièrement avant le dernier mois de création, nous ne devions répondre qu’à nous-même, et cela nous a permis de prendre plusieurs fois du recul sur la direction que nous donnions à ce projet. Nous avons donc eu le loisir d’expérimenter autour du cercle et de la marche. On essayait souvent de briser la forme du cercle pour évoquer autre chose, faire du design chorégraphique, mais nous étions inlassablement rattrapé par notre mouvement de base en six temps. On a donc décidé, plutôt que d’aller voir ailleurs, de mettre ce pas de base en orbite – de lui faire faire des révolutions – et de générer ainsi un second déplacement graduel. Cette décision nous a ouvert un tout nouveau champ de possibilités. Pour ce qui est de la création des mouvements, nous avons suivi une logique stricte de succession ; chaque mouvement devait naître à l’intérieur du mouvement précédent, et disparaître dans le prochain. Cette ligne directrice nous a poussés à nous surprendre, et à générer des images auxquelles nous n’aurions pas pu penser autrement. Il y a d’ailleurs toute une séquence où l’on entre en contact qui est purement issu de cette logique, et qui semble être très évocatrice pour les spectateurs. Une autre décision chorégraphique qui nous a fortement orientés dans nos décisions concernant l’écriture des mouvements est que nous devons partager en alternance le même rôle ; il n’y a pas de leadership, on doit toujours rester en équilibre.
Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, pour garder cet « équilibre » ?
Le mouvement de base de The Gyre est conçu de manière telle que nous ne nous voyons pas pendant la pièce. On se devine seulement au rythme des passages, comme des diapositives floues. Notre relation sur scène dépend donc essentiellement de notre aptitude à nous écouter et à nous sentir, ce qui exige beaucoup d’entraînement et de pratique. Ensuite, étant constamment en interdépendance tout au long de la pièce, il était fort difficile de travailler nos mouvements individuellement. Nous n’avons pas eu d’autre choix que d’utiliser la vidéo pour prendre du recul sur ce que l’on faisait et optimiser nos postures. Le son de nos pas et la musicalité des mouvements sont rapidement devenus nos référents principaux à l’intérieur de la chorégraphie. C’est d’ailleurs pour cela que nous prenons du temps durant les premières minutes de The Gyre : on établit le groove commun, pour pouvoir ensuite prendre appui l’un sur l’autre et nous lancer dans la complexité de la pièce. Ce fut également très compliqué pour nous de travailler une séquence de mouvements séparément du reste, tant elles sont toutes liées les unes avec les autres. On devait donc toujours filer notre travail depuis le début pour pouvoir avancer, ce qui est très exigeant physiquement. Cela étant dit, cette exigence nous a aussi permis de trouver le calme et la confiance nécessaire à l’interprétation de ce travail sur scène.
De quelle manière cette « exigence physique » joue-t-elle sur votre interprétation ?
Jouer The Gyre est toujours une expérience singulière, aucun spectacle, ni aucune répétition ne se ressemble au niveau des sensations physiques. Mais, au-delà d’épuiser les corps, le continuum nous enivre. Après quelques minutes seulement de rotation, il est déjà bien plus difficile de nous arrêter que de continuer à tourner, on est happé l’un par l’autre, poussé par l’énergie qui vient d’être déployé. On entre peu à peu dans un état de transe, auquel nous devons nous abandonner. Ce fut néanmoins une réelle décision que celle de se mettre au défi avec cette création, de laisser aussi apparaître l’usure musculaire, et toutes les subtiles variations qu’elle engendre dans le corps. On ne voulait pas cacher la fatigue, mais plutôt montrer qu’elle est aussi surprenante, qu’elle est créative.
La musique occupe une place essentielle dans la dramaturgie de The Gyre. Aussi bien pour celui qui regarde que pour vous au plateau. Pouvez-vous revenir sur le processus musical ?
Depuis le début de la recherche liée à The Gyre, la musique a occupé une place très importante dans nos réflexions. La chorégraphie étant basée sur des rythmes, des boucles, des variations parfois infimes, comment imaginer un paysage sonore qui puisse se mettre en dialogue avec elle, sans que l’un ni l’autre ne soit enseveli ? Nous avions déjà commencé le processus d’écriture lorsque nous avons eu la chance de rencontrer Daniel Perez Hajdu. Il nous a envoyé un premier jet, un paysage foisonnant d’enregistrements sonores qu’il a lui-même capturé dans la nature, le tout agencé avec une grande délicatesse. Nous avons ensuite travaillé au studio ensemble pour ajuster et rééquilibrer la relation avec la chorégraphie. Nous avons également ajouté quelques repères temporels pour éviter de trop nous perdre dans la timeline de la pièce. Même après l’avoir joué tant de fois, nous continuons de redécouvrir la musique de Daniel sur scène, il continue de nous surprendre, tant l’enchevêtrement des sons est profond, complexe, naturel et instinctif, c’est assez fabuleux. Son travail nous donne vraiment la sensation de cheminer dans un environnement sonore vivant, elle nous amène ailleurs.
The Gyre a été créé en 2018. Depuis vous avez créé l’installation chorégraphique Dehors est blanc et vous travaillez actuellement à votre prochaine pièce A Very Eye. Comment s’est développée votre recherche et écriture commune au fil des projets ?
Avec les tournées qui ont débuté en 2018 pour The Gyre, nous étions totalement absorbés par ce premier travail. Nous avons eu la chance de pouvoir le présenter dans des pays incroyables, nous confronter à des réalités totalement différentes de la nôtre, et de lier connaissance avec de nombreux artistes internationaux. Nos envies de démarrer de nouveaux processus créatifs ont fait leur apparition au cours de ces tournées, inspirées par nos rencontres. Même si notre intention, avec nos nouveaux projets, est d’investir de nouveaux territoires d’écriture, les grands traits de nos réflexions y sont bien présents. Dans l’installation chorégraphique Dehors est blanc par exemple, les corps sont mis dans une situation physique étriquée comme c’était le cas pour The Gyre. Sous la contrainte, le corps cherche à s’adapter et ouvre de nouveaux possibles difficilement imaginables sur papier. Pour A Very Eye, nous avions besoin de sortir de l’isolation, d’ouvrir en grand les portes du studio et de mettre en réseau nos questionnements et nos enjeux personnels avec d’autres artistes-interprètes. C’est sur cette intention qu’est née cette pièce de groupe élastique, qui repose sur des principes physiques d’interdépendance collective. Malgré le peu de recul que nous ayons sur notre travail aujourd’hui, il est clair que certaines idées nous obsèdent, et que nous les poursuivons assidûment avec nos différents projets. Qu’il s’agisse de la recherche d’un déséquilibre vital, essentiel au bricolage de la vie, d’une vulnérabilité créatrice, ou encore de la mise en scène d’une certaine forme de résistance, nous cherchons avant tout à questionner notre propre réalité, et à déboulonner le cadre de nos habitudes.
Vu au Centre Chorégraphique National de Tours dans le cadre du festival Perf Act Days. The Gyre, concept et interprétation Angela Rabaglio et Micaël Florentz. Lumière et scénographie Arnaud Gerniers et Benjamin van Thiel. Musique Daniel Perez Hajdu. Regard extérieur Dagmar Dachauer. Photo © Bart Carlier.
The Gyre est présenté le 18 juin au festival Extension Sauvage
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