Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 19 octobre 2021
Peu à peu, les espaces dans lesquels nous vivons, physiques comme mentaux, rétrécissent, nous enferment, posent des limites à nos actions, jusqu’à inscrire progressivement ces isolements dans nos corps et leurs usages. La crise sanitaire, qui nous a forcé à rester caché.e.s, coupé.e.s de la communauté, n’a fait qu’accentuer ce phénomène. L’écran, le numérique, agit comme une réponse à ces restrictions physiques. Avec sa nouvelle création Transversari, Vincent Thomasset aborde la question des états de corps, des états identitaires imposés par cette injonction à l’isolement domestique, à ces frontières de classe, de genre, toujours aussi épaisses dans notre société contemporaine. Les Hikikomori, ces personnes qui vivent recluses dans leurs chambres, semblent être le moyen d’envisager cette dynamique paradoxale : d’un côté le rétrécissement des espaces de vie et le retrait de groupes communautaire réels et de l’autre l’ouverture sur un monde global et la recréation de rapports sociaux de façon virtuelle et désincarnée. Dans cet entretien, Vincent Thomasset croise ces axes de recherches et fait le récit de la création de Transversari.
Le phénomène des Hikikomori semble vous avoir permis de débuter la recherche qui a mené vers Transversari. Que reste-t-il de cette idée dans la forme finale du projet ?
En effet, j’ai initié la recherche de Transversari en m’intéressant au phénomène Hikikomori mais la pièce s’est, depuis, émancipée de ce sujet. Même si ce phénomène a été nommé au Japon, on peut constater qu’il est présent en Europe et ailleurs dans le monde. Il s’illustre notamment par un rapport particulier aux écrans, à l’image, à la fiction, et la difficulté d’appréhender le réel. J’ai retenu de ce phénomène la volonté de travailler autour des états de corps domestiques, de l’ennui, et du nécessaire apport de l’imaginaire, de la fiction qui viendrait fracturer un champ des possibles trop réduit. Je suis un spectateur assidu. Mon corps est alors le réceptacle de mouvements de la pensée et du sensible à un instant T, dans un lieu partagé. C’est un endroit où fiction et réel se croisent, arrivent à cohabiter en harmonie, cette pièce s’inscrit dans la continuité de cet enjeu.
Ce phénomène a été avant tout le tremplin pour initier un travail sur les rapports que nous entretenons avec les images numériques. Comment cette recherche s’est-elle formalisée ?
Plus que les images numériques, ce sont les normes et modèles qui parcourent la société dans laquelle nous grandissons et qui s’imposent à nous, à nos corps défendant, que ce soit par les images numériques mais pas seulement. Nous y avons travaillé sans que cela devienne un enjeu central. La pièce met en scène un homme qui traverse des états pluriels, doué d’une capacité d’oscillation salvatrice. Le rapport à l’image est également mis en jeu par le dispositif de la pièce et les images qui en surgissent. L’enjeu consiste alors à venir troubler les images mises en place par un travail sur la dissonance. La plupart du temps, il passe par des événements inattendus, par un travail sur des états de jeu, des intentions venant fracturer des logiques corporelles, organiques trop attendues.
Lors du processus de Transversari, vous avez également étudié la question des masculinités. De quelle manière cette idée de construction du genre s’articule-t-elle avec votre recherche autour des Hikikomori ?
Même si certaines femmes sont touchées par ce phénomène, celui-ci concerne une majorité d’hommes, si l’on en reste à une logique simplement binaire. Une des explications fournie par une des spécialistes de ce phénomène (Natacha Vellut, sociologue et psychanalyste) consiste à penser qu’une partie de ces « retirants » pourrait choisir, en refusant toute fonction sociale, de ne plus avoir à assumer les supposés attributs de la masculinité qui les rendraient en quelque sorte inaptes dans une société où le patriarcat est roi. À noter qu’elle constate que l’anorexie – trouble du comportement alimentaire essentiellement féminin – a pour conséquence de retirer les supposés attributs de la féminité que seraient la capacité à procréer (absence de règles) et l’injonction quasi omniprésente d’être objet de désir. Cette double entrée m’a intéressé, car elle croisait également mon expérience de vie, que ce soit lors de mes nombreuses années de petits boulots, isolé dans un logement exigu, ou mon statut d’homme à la vie également répartie entre deux siècles, en proie au doute et à des questionnements multiples quant à ce qui constitue la personne que je suis. Le titre porte en lui une forme de résolution, de nécessité lié à ces enjeux. Transversari est la forme passive du verbe traverser en latin : « être traversé par », une dynamique nécessaire et salvatrice pour évoquer les masculinités, au sens propre comme au figuré.
Pouvez-vous revenir sur le processus de travail avec Lorenzo ?
Dès le début, je voulais travailler sur deux notions de corps : le corps quotidien et le corps incarné. Lorenzo avait déjà travaillé le corps de l’acteur au cours de deux créations précédentes par le biais de doublage en direct (Bodies in the Cellar et Ensemble Ensemble). Nous avons commencé par ce que nous ne connaissions pas : le corps domestique et le corps numérique, tous deux contraints par un espace restreint. Le processus de travail s’est nourri d’un dialogue constant, d’une grande confiance réciproque, d’aller-retours permanents entre la production de gestes et mouvements et la lecture des signes qu’ils induisent. Dès la deuxième semaine de répétitions, Lorenzo a travaillé avec les praticables mais également le masque. Rendre le visage de l’interprète absent permet de concentrer le regard du public sur les gestes et le corps. Nous sommes tous spectateur.rice.s des mouvements et signes que chacun.e.s d’entre nous produisent, le masque permet de mieux lire ces signes, de projeter sur lui des expressions que les mouvements induisent.
Vous avez notamment étudié certains types de jeux vidéo pour établir une cartographie de gestes.
Depuis la fin des années 90, les productions de cinéma et les concepteurs de jeux vidéo contemporains intègrent la technique de motion capture, notamment pour les jeux qui se déroulent dans des mondes ouverts. Ces mouvements « standards » sont ensuite attribués indifféremment à des personnages jeunes ou âgés, féminins ou masculins. Même si le lexique de mouvements est assez restreint, ils semblent plutôt « naturels » grâce, notamment, à des micro mouvements, des positions qui leur donnent une identité singulière : les épaules voûtées, le poids du corps sur une jambe, etc. Cela a bien évidemment enrichi le processus de création au regard des problématiques de corps qui traversent Transversari, qu’ils soient numériques, quotidiens ou incarnés.
Comment avez-vous mis en pratique ces recherches lors des répétitions ?
Nous avons travaillé à partir de la situation que j’avais imaginée au départ : un homme retiré chez lui, passant son temps à regarder des écrans. Il a fallu, dans un premier temps, essayer de faire exister un lieu, des objets, observer comment ces éléments pouvaient amener des corporéités spécifiques. J’avais le désir de contraindre le corps par l’espace qu’il occupe. J’ai vécu pendant sept ans dans un treize mètres carrés, ça a été une expérience très marquante, un espace domestique peut être à la fois contraignant et rassurant. Très vite, Lorenzo a travaillé avec cette double contrainte liée à la scénographie et aux états de corps.
Le texte et la parole ont toujours été une matrice dans votre travail. Transversari est beaucoup plus « silencieux » que vos précédentes pièces.
Le texte, plus en retrait, laisse place à l’écriture des signes, la syntaxe générale du mouvement. La pièce est avare de mots, oui. Cependant, les silences n’ont jamais été aussi rares. Le travail sonore est très présent, les gestes parlent. Le créateur sonore, Pierre Boscheron, a produit un travail très important, de grande qualité. Travailler sur une forme solo m’a permis de pousser à l’extrême le travail sur les signes, leurs productions, et le sens qu’ils émettent. C’est une pièce bien plus « parlante » que d’autres. Le public devrait pouvoir s’y frayer son chemin aisément. Quant à la matière textuelle, aux paroles, elles trouvent leur place par le biais de chansons. Dans la mesure où jusqu’ici, j’entretiens un rapport assez poétique au langage, le texte a plutôt créé des brèches de sens. En enlever a permis, très certainement, de donner plus de sens à la pièce.
Avec Transversari, vous retrouvez le danseur Lorenzo De Angelis, interprète de vos premières pièces. Le retour de ce collaborateur marquerait-il une sorte de pivot augurant une nouvelle étape dans votre travail ?
C’est un collaborateur fidèle de la compagnie, un ami, une personne qui compte dans mon travail, et ma vie. J’ai rencontré Lorenzo en 2007, alors qu’il sortait du CNDC d’Angers et que je terminais les 7 mois de la formation Ex.e.r.ce au CCN de Montpellier. Il avait vingt-et-un an, j’en avais trente-trois. Les années ont passé. Après une série de pièces de groupe, j’ai eu envie de revenir à des formes solo (une avec Lorenzo et une prochaine avec Anne Steffens) qui permettent de travailler plus en profondeur, de réfléchir à l’économies des signes plus intensément, et surtout, de laisser s’exprimer leurs particularités, leurs imaginaires respectifs. J’ai traversé deux grandes périodes jusqu’ici, Transversari augure la troisième. La première courait de 2007 à 2010, quatre années pendant lesquelles j’ai préféré ne pas produire de spectacles, mais plutôt prendre le temps de trouver des outils et problématiques qui me correspondaient en produisant des performances in situ. En 2011, j’ai créé la compagnie Laars & Co afin de pouvoir produire des formes reproductibles, travailler dans une économie de moyens et de temps qui correspondait à ce que je désirais mettre en place. De 2011 à 2019, j’ai créé une série de spectacles qui, avec le recul, s’inscrivent dans une démarche expérimentale, visant à explorer tel ou tel processus de travail ou matériaux : le corps de l’interprète dramatique et le travail sur le doublage en direct avec Bodies in the Cellar, l’art dramatique avec les Lettres de non-motivation, l’art équestre et chorégraphique avec Carrousel. Il en résulte une série de pièces dont il est difficile de s’emparer avec des mots autrement qu’en décrivant ce qu’il s’y passe. Je m’attachais plus au rythme de la pièce qu’à la dramaturgie, en prenant en compte le rythme et la nature hétérogènes des éléments en jeu (lumière, voix et corps de qualités diverses, espace, texte, temps, sons, musique, silence, etc.). Aujourd’hui, je désire proposer des pièces qui accompagnent également le public d’un point de vue dramaturgique.
Vos pièces naviguent toujours à la croisée de plusieurs disciplines. Où se situe Transversari ?
C’est une pièce transdisciplinaire, comme la quasi-totalité de mes autres pièces, hormis les Lettres de non-motivation. Je viens de l’art dramatique, du texte, mais j’accorde souvent davantage d’attention aux sujets qui les font entendre, à leurs corps, les histoires qu’ils portent. S’il fallait qualifier mon travail en général, ce pourrait être, dans la plupart des cas, du théâtre-danse. Selon les endroits et programmations, cette pièce peut être présentée comme une pièce de théâtre visuel, une pièce de danse, du théâtre de gestes, et pourquoi pas une pièce de mime une prochaine fois, qui sait ?! Et ça me va très bien. Les étiquettes rassurent et sont visiblement encore nécessaires aux yeux des professionnels, et donc, très certainement, du public. L’institution avance tranquillement à ce sujet : la DRAC a notamment réussi à créer une commission d’aide au projet transdisciplinaire, mais aucune aide pluriannuelle n’est encore concernée, ce serait bien d’y arriver. Il faudrait également dédier des structures au budget conséquent à cette cause. C’est en effet le secteur de la danse qui soutient majoritairement ce genre de proposition alors que ses budgets sont bien moins importants que ceux du théâtre. Pourquoi pas, prochainement, un Centre Transdisciplinaire National !
Conception, mise en scène, texte, voix Vincent Thomasset. Créé en collaboration avec, et interprété par Lorenzo De Angelis. Création sonore, musiques originales Pierre Boscheron. Création lumière Vincent Loubière. Scénographie Marine Brosse. Création masque Etienne Bideau-Rey. Création vidéo Baptiste Klein & Yann Philippe. Costumes Colombe Lauriot-Prévost. Photo © Yann Philippe.
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