Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 20 juin 2023
Avec sa compagnie Kubilai Khan investigations, le chorégraphe Frank Micheletti développe une recherche artistique nomade et ne cesse d’interroger notre monde en mutations. Depuis 2019, son projet Ciel Ouvert l’amène à arpenter des espaces naturels, à la découverte de nouvelles expériences sensorielles. Proposant des balades chorégraphiques à travers des sentiers plus ou moins sauvages, l’artiste invite les spectateurs-marcheurs à faire l’expérience sensible du paysage et des éléments naturels qui le composent. Dans cet entretien, Frank Micheletti retrace la genèse de Ciel Ouvert et comment ce projet itinérant se réinvente à chaque nouveau territoire traversé.
Ciel Ouvert s’inscrit dans un cycle de recherche en milieu extérieur initié en 2016. Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet au long-court ?
J’ai proposé une micro-édition du festival Constellations (Festival que ma compagnie organise à Toulon depuis 2009) au cœur du parc national de la Vanoise, en Savoie, en Juillet 2016. Ces jours et nuits passés dans un refuge en haute montagne ont été un moment déclencheur et m’ont intimement convaincu de démarrer un cycle de recherches en espace naturel. Ainsi, depuis huit ans, je réalise une série de travaux qui se recoupent sous l’intitulé « Ciel Ouvert ». Après avoir longtemps travaillé avec et depuis les espaces urbains, j’avais envie de me confronter à d’autres milieux. Pendant des années, j’ai posé mes pas sur les boiseries des studios de danse, j’ai ressenti le besoin de me déplacer sur des terrains plus diversifiés et transformer mon approche du geste dansé. Marcher sur les sentiers entraîne les sens et leurs perceptions, génère des modifications importantes. En extérieur, il n’y a plus la même régularité, aucun lissage, tout bouge sensiblement. À partir des caractéristiques des terrains, nos manières de bouger ne sont plus les mêmes. J’ai pris le temps de mettre au cœur de cet apprentissage des formes d’attention qui épousent d’autres mouvements que les nôtres. De manière assez synchrone à ce nouveau cycle de recherches, j’ai rencontré le bureau d’accompagnement d’artistes Lo Link ; basé en Savoie, qui développe des projets en montagne. Nous trouvons ici l’opportunité d’offrir à la danse d’autres places, en plus de celles des plateaux des théâtres. Je précise que je continue de fréquenter assidûment et d’affectionner le théâtre comme scène. Cette double entrée permet d’accompagner la danse dans sa diversité d’approches et de formes, au-delà de sa dimension spectaculaire. Depuis le début de Ciel Ouvert, nous avons rencontré de nombreuses topographies, engagé de nouvelles collaborations et partenariats. Nous avons effectué des résidences dans trois parcs naturels régionaux, circulé dans des territoires ruraux, des vallées, passé des cols et des frontières. Poursuivant ces dynamiques, nous sommes invités dans les programmes hors les murs de différentes institutions culturelles, dans des festivals, des maisons départementales de la nature… Ciel ouvert s’alimente ainsi, saison après saison, des territoires traversés, apprenant au contact de cette nature créatrice, à reconnaître d’autres modes d’existence.
En tant que chorégraphe, qu’est-ce qui anime votre intérêt pour ce type de formes hors normes, itinérantes, en dehors de l’architecture du théâtre ?
Je suis toujours fortement intéressé pour collecter d’autres types d’expériences qui nourrissent et bougent les lignes, les formats et les relations. Avec cette série de projets j’essaye de formuler des expériences et de trouver des foulées qui m’éloignent un peu des formats trop établis. Je m’intéresse à proposer des mises-en-expériences qui tentent d’ouvrir d’autres relations. Parce que chaque terrain est unique et trouble les catégories naturelles / artificielles, domestiques /sauvages, etc. Je suis sans cesse relancé, motivé par l’exploration et l’esprit des lieux. La nature n’est pas qu’un joli décor ; c’est un foyer relationnel lié au vivant, aux matières animées et inanimées qui parcourent, entrelacées, leurs cycles. On se retrouve entouré d’autres corps en réciprocité de contact. Nos présences sont alors conjuguées avec celles des arbres, des ruisseaux, du chant des oiseaux, du vent qui nous familiarisent avec l’approche d’intelligences corporelles, kinesthésiques différentes. On ressent alors des espaces de résonances qui précisent nos conduites gestuelles dans l’interaction avec ce grand ensemble.
Comment se présente une balade chorégraphique ?
Les balades chorégraphiques à Ciel Ouvert associent la découverte de sentiers, la perception des différents milieux, l’observation participante, et le geste dansé. Concrètement, nous faisons plusieurs repérages pour identifier un itinéraire qui offre une boucle pour ne pas revenir sur ses pas. Le parcours proposé dure plus ou moins trois heures. Une bonne moitié de ce temps est dédié à la marche, l’autre moitié propose des miniatures dansées et des mises-en-expériences. Les chemins instillent un accordage particulier de nos corps. Une ouverture, un sentiment d’espace, un apprentissage du monde qui est autour de nous. Les terrains de vie sont partagés alors nous prenons le temps de regarder les différentes manières d’habiter, de se mouvoir. Il existe une variété de natures et d’interdépendances. L’observation des mouvements et des (im)mobilités multiples des eaux, des plantes, des oiseaux, de l’air, des humains permet d’entreapercevoir la disparité des liens occasionnels mais non infinis qui bruissent à nos côtés. Notre point de vue s’appuie sur une relation forte avec les lieux traversés. Cette pratique propose d’être en prise souple avec tout ce qui bouge, de se considérer comme partie d’un ensemble plus vaste, d’être lecteur attentif des partitions de mouvements qui s’opèrent autour de nous. Partir le plus léger possible, apprécier ce qui vient quand on laisse venir, attendre, suspendre son pas, laisser agir nous permet de nous défaire de nos prêt-à-bouger qui nous font passer à côté d’autres mobilités.
Chaque édition de Ciel Ouvert est spécifique à son milieu de présentation, à la topologie des lieux, aux paysages… Comment adaptez-vous chaque balade ?
Chaque nouvelle invitation s’accompagne de rendez-vous et de rencontres avec des habitant·es et des professionnel·les de l’environnement. Par exemple, faire une balade accompagné d’un paléo-anthropologue qui vous explique la stratigraphie et les dynamiques de transformations continues des géologies vous éclairent sur la chair du monde. Les montagnes bougent, les paysages en gardent la trace. Certaines couches de terrain glissent par-dessus d’autres. Ces chevauchements créent des reliefs, des empilements qui mettent en contact anormal des roches très éloignées dans le temps. Des fossiles apparaissent sur les sommets des chaînes montagneuses, trace d’une mer disparue. Ces temps passés avec le paléo-anthropologue et d’autres rencontres m’ont permis d‘avoir accès à d’autres interprétations du paysage. Connaître ces histoires géologiques ouvre des imaginaires mouvants. Toutes ces rencontres humaines nourrissent largement le processus de chaque « Ciel Ouvert ». Ce projet, initialement pensé pour la montagne et ses reliefs, s’intéresse à d’autres itinéraires qui présentent moins de dénivelé. Nous avons par exemple présenté avec La Maison danse CDCN d’Uzès, pour la clôture du festival, un « Ciel Ouvert » dans la vallée de l’Eure et son cours d’eau : l’Alzon. Les particularités de ce sentier qui serpente avec les méandres de la rivière a offert d’autres arrangements. D’une certaine manière, chaque terrain nous enseigne une nouvelle façon de se mouvoir.
Comment abordez-vous le chorégraphique dans Ciel Ouvert ? Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour ce projet ?
En amont de ces balades, je propose des stages en immersion paysagère qui permettent de mieux percevoir les zones de contact et les interactions avec les milieux en renforçant notre panorama sensoriel. Se placer au milieu de l’environnement plutôt que de le surplomber, tenter de durer avec lui plutôt que de lui imposer notre temps nous ouvre un champ de résonances plus fin. En suivant les lignes de ce foisonnement minéral, végétal, animal et humain dans toutes ses formes, nos gestes trouvent des places plus ajustées et se composent dans un potentiel relationnel plus dense et précis. Les outils de cette pratique reconnaissent que nous sommes co-émergents avec d’autres corps. Ils requièrent de s’étonner de ce qui est dissemblable, de s’approcher de ce qui est méconnaissable, d’imaginer des alliances avec d’autres formes de vie. Je propose de se frayer des passages au milieu de lignes mouvantes, de brouiller la ligne de division entre le vivant et le non-vivant. Ces immersions nous permettent de ressentir les manières dont nos corps sont modifiés par les éléments. En observant le mouvement des formes naturelles, on perçoit qu’il n’y a pas de chaînage mécanique. La nature n’est pas une substance propre, mais un ensemble de relations, dans lequel les humains sont inclus, une série de processus toujours en train de se faire. Quand nous dansons, nous déroulons notre peau sur l’air, pesons dans le sol, accompagnons la gravité dans l’intelligence de la chair, dans les passages du temps, dans la matière humaine comme dans le milieu tout autour. Le sensible n’est pas seulement l’ensemble des données perceptives ou sensorielles. Il est avant tout une manière de déployer l’espace et le temps.
Ces balades sur ces sentiers sauvages ont-elles ouvert chez vous de nouvelles modalités d’écoute ou de regard ?
Les recherches sur les sentiers m’ont révélé que nous partageons avec d’autres les modes d’apparition. Le sens de la représentation existe de manières multiples parmi les autres espèces. Les espaces sont des lieux de visibilité pour se manifester dans le champ des formes sensibles. Ils servent aussi à se cacher pour se dissimuler et réapparaître ailleurs. Les jeux d’apparition/disparition/réapparition composent des espaces d’inscriptions, des tracés légers, des tactiques d’effacement, des boucles de répétition, des dérobades, des éclipses, des mélodies… Prenons les oiseaux par exemple : leur présence sonore ouvre le champ vers de nouvelles ententes. Leurs sons nous intriguent et nous enchantent. Que racontent ces micro fluctuations acoustiques et ces variations rythmiques à la milliseconde ? En leur prêtant attention, nous élargissons nos compréhensions des différentes allures rythmiques où se croisent la variété des manières d’habiter le monde. Leurs présences fugaces se poursuivent, selon leur propre ligne de fuite, nous laissant à la croisée des regards, étonné. Maintenir cette profonde étrangeté, cette imprévisibilité, cet écart et distance à ce qui n’est pas semblable à nous. Nous n’habitons pas les mondes sensoriels de la même façon. Le son revêt une place importante dans les balades. Nous baignons dans les vibrations acoustiques, dans un vaste éventail de fréquences. Cet ensemble de sons produits par les organismes vivants s’appelle biophonie : la vie sonore de notre monde. En s’éloignant un peu des espaces de nos activités, auprès de ces ententes, une communication acoustique fine nous ouvre la voie pour accorder notre geste. Paysages sonores, paysages corporels, des géographies physiques et humaines, des géographies d’échanges et d’arts relationnels, des liens vivants avec les milieux de vie ouvrent d’autres voies.
Ciel Ouvert s’appuie sur des notions de relations, de rencontres, d’expériences collectives, etc. Considérez-vous cette recherche chorégraphique comme engagée ?
Cette recherche à « ciel ouvert » m’oriente en effet vers des récits plus coopératifs et associés. Je suis attaché aux différentes dimensions qu’expriment tous les corps, qui les inscrivent dans des trames d’espace-avec-le-temps. Corps qui adviennent toujours au pluriel les uns avec les autres. Comment respecter la diversité des modes de vie collectifs et interdépendants qui rendent la Terre habitable ? Veillons à cette respiration et cet entrelacs de relations qui relient nos milieux et leurs (a)ménagements. Nous sommes aujourd’hui pris dans les tenailles de contradictions insoutenables. Cette crise écologique sans précédent est aussi une crise politique, sociale, anthropologique, existentielle. Cette crise que nous vivons nous oblige à reconsidérer notre rapport au monde. Certain·es s’engagent dans des luttes et des combats pendant que d’autres jouent avec le feu. Pour ma part, je tente humblement de donner chance à d’autres gestes. Ce projet rend compte de nos différentes vulnérabilités qui se réverbèrent dans les allures, les styles, les griffes, les plumes des un·es et des autres. Nous vivons tous, cellules, plantes, insectes, animaux et humains, notre séjour terrestre. La nature est gorgée d’espace-avec-le-temps que nous pouvons traverser… qui que nous soyons.
Ciel ouvert, vu au festival La Maison danse Uzès. Conception Frank Micheletti. Danse Marion Parinello, Fabio Bergamaschi, Aline Lopes, Frank Micheletti. Avec la participation des complices du stage Terrain infini Production Kubilai Khan investigations. Accompagnement Bureau d’accompagnement artistique LoLink. Photo © Sandy Korzekwa.
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