Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 février 2023
Figure de la danse hip-hop, la danseuse et chorégraphe Linda Hayford développe depuis plusieurs années une nouvelle gestuelle, le Shifting Pop, déclinaison hybride de la technique du popping. Explorant l’univers de la métamorphose, cette pratique engage le corps dans un processus de transformation, de changements d’états, en donnant vie à plusieurs personnages simultanément, sans qu’ils soient nécessairement prédéfinis. Avec son trio Recovering, elle sonde les méandres d’un processus de guérison après un traumatisme à travers les outils du vocabulaire Shifting Pop. Dans cet entretien, Linda Hayford partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Recovering.
Vous êtes aujourd’hui une danseuse reconnue dans le milieu de la danse hip-hop. Vous naviguez entre le popping, le locking, le new style, la house… Comment ces différentes pratiques ont-elles nourri votre propre danse ? Comment décririez-vous votre danse, le terreau de votre pratique chorégraphique ?
Je prends beaucoup de plaisir à pratiquer de nombreux styles de danse, mais je suis loin d’exceller dans tous. En revanche, le popping reste mon socle esthétique et technique de référence pour ma gestuelle, notamment en raison du travail d’impact et de relâché en résonance avec la musique. Il est vrai que chaque musique appelle en moi une énergie, que ce soit de la house, de la new jack ou du funk, et dès lors une esthétique et un style en réponse. Cependant, pour mon travail de création, ma danse principale reste le Shifting Pop, déclinaison de la technique du popping, réunissant elle-même un grand nombre d’énergies. Cette gestuelle que j’ai développée a la particularité de se décliner autour de l’univers de la métamorphose, avec une forte notion d’incarnation, qui s’ouvre sur du fabuleux en faisant surgir des personnages, des identités ou des créatures. Cela m’engage dans un processus de transformation, de changements d’états, en donnant vie à plusieurs personnages simultanément, sans qu’ils soient nécessairement prédéfinis. Pour revenir aux sources de ma danse, j’ai identifié des énergies propres aux styles que je pratiquais. Je les ai conscientisés et précisés de sorte à pouvoir les convoquer dans mon freestyle en étant fidèle à ce qui les caractérise. En effet, chaque danse, que ce soit du contemporain, du hip hop, du classique ou du jazz, par exemple, n’induit pas les mêmes appuis dans le corps, ni la même relation à la musique. Ce qui fait qu’un pas ou un step, comme le pas de bourré, qui est assez universel, va paraître totalement différent en fonction de l’univers esthétique dans lequel il est exécuté. Changer de style, changer de danse, c’est comprendre l’énergie qui va avec.
Quelles sont les spécificités du Shifting Pop ?
Le Shifting Pop est une exploration sensorielle et émotionnelle de la technique du popping pour accompagner le·la danseur·euse vers une conscience corporelle différente, une métamorphose. C’est à la fois un langage corporel postural et un outil technique spécifique qui se déploie à travers des isolations et des placements du corps. Il est pensé pour être incarné et délivré avec une conscience organique, l’aspect émotionnel faisant partie de l’intention du geste. C’est, en quelque sorte, une gestuelle spécifique, une façon autre d’appréhender le mouvement et la technique du popping, que j’explore depuis maintenant 6 ans, et plus particulièrement lors du travail mené pour mes précédentes créations Shapeshifting en 2016 puis AlShe/Me en 2019. Lors de ces processus successifs, j’ai en effet commencé à conscientiser cette gestuelle, à en extraire des outils que je pouvais projeter sur d’autres corps, pour ensuite surpasser la maîtrise du popping et proposer une approche enrichie, basée sur l’intention du geste au service de ce langage corporel afin d’atteindre un autre niveau de technicité et de sensibilité. Ma dernière création Recovering m’a ensuite amenée à transmettre ma pratique sur des corps complètement éloignés du popping. Pour constituer le trio d’interprètes, j’ai ainsi passé une année à affiner mes outils, en interaction permanente avec les danseur·euses lors de laboratoires de recherche dédiés.
Quels outils avez-vous développé afin de partager cette pratique ?
Aujourd’hui, je propose un dispositif de transmission/formation dédié aux danseur·euses comme aux non-danseur·euses pour partager mon expérience et élargir ma pratique à d’autres artistes qui cherchent à explorer le geste différemment. Plusieurs entrées sont possibles : du workshop au stage d’une semaine, en fonction de la typologie des personnes et de l’expérience de chacun·e. Concrètement, lors des ateliers, on passe par des exercices qui cherchent à éveiller le corps et aident à prendre conscience d’un certain ressenti par rapport aux postures dans lesquelles on se trouve afin d’ouvrir sur des imaginaires et mieux décrocher d’un état de corps premier ou social. On met en place un mouvement qui vient activer nos muscles, puis des postures, en accord avec nos capacités physiques, et de là on ouvre sur du fabuleux qui « déshumanise » notre corps social. Puis, suivant le groupe et le contexte, à partir d’émotions propres à chacun·e ou que j’introduis, on associe les états aux postures et on se donne la liberté de les mélanger. Le travail de conscientisation qu’on aura fait au préalable permet ainsi à chacun·e d’identifier les présences, identités ou créatures qui émergent de chaque posture. Assez vite les danseur·euse·s arrivent à jouer de ces postures, à passer rapidement de l’une à l’autre. Les « créatures » permettent un décalage et une certaine liberté par rapport au corps qu’on a l’habitude de présenter au monde. Elles sont des soutiens pour ouvrir l’imaginaire et activer une mémoire personnelle. Lors des stages, je ne définis pas des créatures au préalable, mais laisse chacun·e libre d’explorer ce qui le·la représente. À partir des mêmes outils, chacun·e selon ses appuis, sa pratique et ses habiletés peut ainsi faire émerger des personnages très différents.
Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?
Ma recherche sur la conscientisation, la différenciation et les croisements possibles des danses m’a amené à une gestuelle hybride, dans le bon sens du terme, c’est-à-dire lucide quant à ses influences, distincte et précise dans ses mouvements. C’est à travers ce cheminement que j’en suis arrivée à l’univers de la métamorphose et à vouloir le développer au travers des contextes variés, qui se résument aujourd’hui en 3 créations : le solo Shapeshifting en 2016, le duo AlShe/Me en 2019, le trio Recovering en 2022, puis une quatrième pièce en perspective, Abîme, en 2025. Les possibilités sont tellement nombreuses que cela restera certainement mon fil rouge pendant plusieurs années. En effet, la métamorphose est à la fois l’essence de ma gestuelle, ce qui la caractérise, et un univers qui ouvre sur du symbolique, ouvert aux interprétations.
Recovering explore la notion de métamorphose à travers le concept du processus de guérison après un traumatisme. Comment avez-vous initié le travail de recherche ?
En effet, avec Recovering, je souhaitais explorer le concept de la traversée d’un processus de guérison ia la gestuelle du Shifting Pop. Après un traumatisme, que l’on soit conscient·e ou pas, on entame un processus de guérison, tout simplement par le fait de vivre ou bien, de manière plus cadrée, par le suivi d’un protocole. Et cela ne se résout pas forcément de manière heureuse, dans le sens « ça y est, je suis guéri·e », mais par la perspective de retrouver un nouvel équilibre. À partir de ma gestuelle Shifting Pop, j’ai ainsi exploré la manière dont le corps peut être porteur d’une intention de ce genre. Pendant un an, j’ai invité des danseur·euses d’horizons différents, éloigné·es du popping, à des laboratoires de recherche avec l’idée d’affiner mes outils de transmission. Au fil du temps, la matière et ma technique de transmission se sont perfectionnées, avec des consignes plus claires et concises. Je me suis rendue à l’évidence qu’il fallait que les interprètes de la pièce soient ceux·celles qui avaient traversé les laboratoires et assimilé la gestuelle. Je ne pouvais pas imaginer une création pour être simplement exécutée par un groupe de danseur·euses, dans une forme de « copier-coller » de ma gestuelle. Par ce travail de transmission en amont, on gagnerait en résonance et subtilité dans les échanges, chacun·e ayant la capacité d’activer ou non ce langage corporel.
Pourriez-vous partager le processus de création de Recovering ?
J’avais imaginé au départ la création Recovering comme une traversée entre différents états (instabilité, fulgurances) et comment ces états pouvaient transformer au fur et à mesure de la pièce les corps des danseur·euse·s. Mais finalement, au lieu de chercher l’unisson, nous avons défini un état à faire évoluer par danseur·euse et qui viendrait contaminer les autres. Par exemple, Andrège Bidiamambu est porteur des switchs, mouvements tranchés et concis qu’il introduit au début de la pièce et qui finissent par s’immiscer dans la danse des deux autres interprètes, Marina de Remedios et Mike Hayford. Marina porte une forme de traduction corporelle des «échos d’un choc», qu’elle incarne par des chutes et par une danse saccadée, dont les mouvements deviennent de plus en plus morcelés. Cet imaginaire fait référence à une unité brisée, fissurée. Mike incarne quant à lui un état dans lequel il tente de rassembler son corps où quelque chose vient systématiquement le déstructurer, un peu comme cette sensation d’effort que l’on doit faire pour rassembler ses esprits puis évolue vers la détermination de combattre ce qui l’empêche d’avancer avant de s’en emparer pour évoluer. Aujourd’hui, la perspective de transmettre ma gestuelle sur les deux années à venir, en parallèle du travail sur ma nouvelle création Abîme, m’amène plus facilement à imaginer un corpus de danseur·euses aptes, par exemple, à faire des reprises de rôle ou des performances impromptues.
L’environnement sonore et musical occupe une place essentielle de la dramaturgie de Recovering. Vous avez collaboré avec le chanteur, compositeur et musicien Nosfell. Pourriez-vous revenir sur votre collaboration et le processus musical de Recovering ?
Nous avons travaillé sur des thèmes tels que le souffle, la distorsion, la boucle, qui venaient refléter différentes notions liées au processus de guérison. Encore une fois, selon moi un trauma vient modifier un fonctionnement de base. Lors d’un processus de guérison, on essaye de se libérer pour ne plus en subir les conséquences, trouver un nouvel équilibre. C’est ce que j’ai essayé d’exprimer en danse par des mouvements en boucle en continu, qui s’installent, créent une mémoire et induisent des transformations de corps à l’intérieur. En musique, nous avons cherché cette même connexion, d’une boucle répétitive qui s’enrichit au fur et à mesure, se transforme, et finit par devenir une autre musique. Pour le moment, la base sonore existe sur un enregistrement mais peut parfois être joué en live par Nosfell. C’est ce qui va se passer pour les représentations à Nantes puis à Angers.
Recovering, chorégraphie Linda Hayford. Avec (en alternance) Andrège Bidiamambu, Marina de Remedios, Linda Hayford, Mike Hayford. Regard extérieur Saïdo Lehlouh. Musique Nosfell Création. Son Nicolas Delbart. Lumières Xavier Lescat . Costumes Laure Maheo. Photo Timothée Lejolivet.
Recovering est présenté le 11 mars au Festival Conversations, Cndc – Angers
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