Par Wilson Le Personnic
Publié le 4 septembre 2018
Mêlant un travail performatif documentaire et autofictionnel, Eszter Salamon multiplie les entrées possibles dans l’Histoire. Depuis les années 2000, son intérêt pour le document et l’écriture autobiographique – professionnelle, personnelle, corporelle – ont abouti à une grande diversité de formes. Originaire de Hongrie, la danseuse et chorégraphe assume avoir été profondément marquée par le contexte et l’environnement dans lequel elle a grandi (les invasions successives, le communisme, les guerres, les rapports de pouvoir, les frontières… ) tant il a intimement influé sur sa formation et son approche de la danse : « La tradition a accompagné toute mon enfance… La danse traditionnelle hongroise, puis la danse classique. D’abord une pratique traditionnelle très populaire, puis quelque chose de très élitiste, non démocratique, hiérarchique… »
Ce contexte de vie a profondement a participé à la construction d’une manière toute personnelle d’envisager le monde et de s’inscrire en rapport à l’Histoire. Les premières pièces de l’artiste font d’ailleurs état de cet enjeu : « Au début, j’adressais ma propre histoire en tant que femme, puis en tant que danseuse, puis ensuite j’ai travaillé avec d’autres corps… Mais c’était toujours une façon de me relier à l’histoire. » Son oeuvre développe alors des réflexions animées sur les scories de l’histoire, volontairement cachées ou involontairement omises. Des questionnements autour de ces trous noirs historiques et de ces disparitions relient alors sa pratique à une pensée critique : « Il faut arrêter de penser que la danse est autonome et en dehors de l’histoire. Du ballet jusqu’aujourd’hui, la danse a été construite par le capitalisme, l’esclavage, la colonisation… » Revendiquant que « les artistes ne doivent pas attendre les chercheurs et les historiens pour travailler l’histoire », la chorégraphe débute en 2014 une recherche au long cours à travers une série de pièces qui explorent à la fois la notion de monument et une pratique spéculative de réécriture de l’histoire.
Rejouer l’Histoire
Cette pratique de réécriture de l’histoire, la chorégraphe va la mettre en jeu à travers plusieurs opus, qui porteront tous le titre générique de Monument. Si l’appellation laisse imaginer la volonté de rendre hommage et de muséifier le passé, loin de là l’idée de toute édification ou commémoration de l’histoire – bien au contraire : « l’appellation “Monument” est un bluff, ce n’est pas la célébration de l’histoire canonique qui est ici menée. Il y a la fiction et la critique de l’histoire. Tous les Monuments sont des pièces de résistances ; elles sont toutes des anti-monuments. » déclare-t-elle. Le premier opus de la série s’intitule Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) et développe une partition pour six danseurs grimés en noir et blanc, parés de masques et d’accessoires tribaux, sur la base d’un panel de danses macabres, traversant ainsi un siècle de danse profondément marqué par la guerre. L’artiste révèle avoir voulu formuler « une riposte contre tout ce que la danse moderne a sacrifié : l’harmonie blanche, les expressivités… »
Pour ce faire, la chorégraphe opère alors une large sélection de danses pratiquées dans des régions marquées par des guerres et des conflits ayant impliqué des pays occidentaux. La pièce se présente finalement comme une longue chorégraphie composite au milieu de pancartes funéraires sur lesquelles sont inscrites les dates de début et de fin des conflits ayant jalonnés les dernières décennies. Si l’artiste se refuse de nommer ou de catégoriser les danses qu’elle a sélectionnée pour le projet, leurs provenances offrent un vif aperçu de la cartographie du répertoire activé sur le plateau : les danses sont issues notamment du continent africain, du Moyen-Orient, dʼIrak, dʼIran, du Tibet, de Bali, des Philippines, des Caraïbes… Ce large corpus de danses martiales – trouvé en majeure partie sur le net – compose avec des danses sociales, religieuses, etc, dont les provenances et les intentions s’effacent volontiers au profit d’un geste horizontal de déhiérarchisation.
Mémoire de la danse
Pour le second volet de la série, Monument 0.1 Valda and Gus, la chorégraphe collabore avec deux anciens interprètes phares du chorégraphe américain Merce Cunningham : la danseuse Valda Setterfield et le danseur Gus Solomons Jr. Aujourd’hui âgés de plus de 80 ans, les deux interprètes ont en mémoire plus d’un demi siècle de danse. À l’aide de ces danseurs d’exception, ces corps de mémoire, Eszter Salamon s’attaque à une autre histoire de la danse, notamment noire américaine : « A travers leurs perspectives, leur experiences, leurs vies, leurs propres corps, leurs mémoires, leurs vieillesses, leurs paroles… Nous avons pu trouver un nouvel angle pour attaquer l’histoire canonique. »
Si les précédents volets ne prenaient pas directement en charge une figure de la danse en particulier, le projet Monument 0.5 : The Valeska Gert Monument se concentre, comme son titre l’indique, sur de la figure de Valeska Gert, chorégraphe allemande dont il ne reste aujourd’hui que très peu de traces tangibles et dont l’oeuvre nous est parvenue irrémédiablement morcelée. Eszter Salamon la qualifie d’ailleurs comme une « disparue de l’histoire ». À chaque projet sa méthode appropriée : pour ce nouvel opus, Eszter Salamon est partie des textes et de l’autobiographie de l’artiste afin de tenter d’«halluciner» les oeuvres aujourd’hui disparues et/ou oubliées.
Déplacer et troubler l’espace de représentation
Du plateau à l’espace muséal, la chorégraphe multiplie et décline les formats de ses projets. En témoigne notamment son solo Mélodrama créé en 2012 (pour lequel elle avait mené une série d’entretiens avec une homonyme) décliné par la suite en version muséale, Eszter Salamon 1949 , exposition durant laquelle des actrices rejouait les échanges entre l’artiste et son homonyme. La chorégraphe réitère ce télescopage avec Monument 0.4 : Lores & Praxes (a ritual of transformation), version diffractée et développée de Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) duquel l’artiste a extrait des matériaux pour déplier de nouvelles histoires. Si le précédent opus était visuellement marqué par un important travail esthétique et visuel, cette nouvelle déclinaison met en scène des danseurs habillés d’un simple pantalon noir et d’un t-shirt de couleur, ce qui ne fait que renforcer le trouble entre un corps contemporain, vernaculaire et des danses dites “d’ailleurs”.
Dans l’espace d’exposition de l’ING Art Center entièrement vidé pour l’occasion, les visiteurs se déplacent librement dans les salles aux murs blancs, guidés par les flux de visiteurs ou par un tumulte qui provient d’une salle adjacente. Au détour d’un recoin, dans un couloir exigu ou dans une petite pièce aux fenêtres occultées, les rencontres avec les danseurs sont toujours surprenantes et déstabilisantes. Si la performance initiale s’inscrivait dans un rapport très frontal avec le public, ce nouveau dispositif met en exergue la proximité et l’interaction avec le visiteur. Certaines danses sont d’ailleurs presque menaçantes tant par leur énergie que par leur proximité. La frontière entre les danseurs et les visiteurs est d’autant plus fine qu’un danseur s’adresse parfois à un visiteur, lui confiant à voix basse – parfois au creux de son oreille – une histoire à première vue anecdotique : « L’idée était de créer des discours et des paroles situées, sur l’expérience personnelle des danseurs, sur les questions qu’ils se posent en lien avec ses pratiques, sur des choses qu’ils ont pu apprendre au contact de ses danses, sur les régions dont les danses proviennent …»
Globalisation et hybridation des savoirs
Pour ce projet en particulier, la chorégraphe a réuni dix danseurs issus de quatre continents. Cette diversité de distribution n’est pas le fruit du hasard, la chorégraphe souhaitait en effet disposer d’une équipe la plus hétérogène possible : « Par leur origine, chacun de ces danseurs est impliqué directement ou indirectement dans des histoires de guerre, de colonisations, d’appropriation culturelle » souligne-t-elle. Mettant ainsi ses propres danseurs au centre même du processus de création et de sa recherche, la chorégraphe imbrique à nouveau finement leurs propres histoires personnelles et la grande histoire canonique, à l’image des récits dont ils font part aux visiteurs « Chaque danseur a produit sa propre matière textuelle, ils ne parlent pas pour les oppressés mais à travers leurs propres perspectives. »
Comme pour Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013), le travail de recherche et d’apprentissage des danses s’est fait de manière individuelle en autodidacte, à travers des vidéos trouvées sur Youtube ou sur Internet. Lorsqu’on lui demande pourquoi avoir choisi ce type de plateforme pour collecter ces danses, la chorégraphe répond avoir visité en vain de nombreux lieux d’archives ou des musées anthropologiques, aux Etats-Unis, en Amérique Latine et en Europe, avant de conclure avec dépit : « C’est un pur fantasme de penser que dans les archives, il y a tout. » – D’ailleurs, faire ce projet dans ce musée en particulier (l’ING Art Center est une banque) dénote d’une certaine ironie soulevée par l’artiste, qui dénonce des ramifications entre le système bancaire, les questions postcoloniales et le capitalisme. – Pour pallier ce manque, la chorégraphe s’est donc tournée vers Internet et Youtube, sources intarissables et en accès libres. Elle y a ainsi collecté et inventorié de nombreuses vidéos, à partir desquelles les danseurs ont travaillés par imitation.
« Je ne suis pas une anthropologue »
La chorégraphe insiste sur l’importance de l’auto-apprentissage et sur la capacité des danseurs à faire un travail d’hybridation à partir de vidéos dont les sources sont aussi diverses qu’obscures. Si ce processus de recherche et d’incorporation se rapproche d’une pratique d’anthropophage, l’artiste se défend de s’engager dans une pratique de re-contextualisation ou de reenactment : « Je ne suis pas une anthropologue, je vois plutôt ces pièces comme des projets archéologiques et poétiques » insiste-t-elle, avant d’ajouter « Les danseurs associent et agençent des fragments de danses et des chants venant de pays très éloignés les uns des autres. » Les interprètes travaillent en effet à leurs transformations, à leurs mixages : une chorégraphie collective devient un solo, une danse solo est interprétée à plusieurs, des chorégraphies au départ silencieuses sont cette fois mises en relation avec des chants qui viennent de l’autre bout du monde…
Si le projet initial se déploie avec la guerre en toile de fond, les préoccupations de la chorégraphe semblent porter également sur les différents processus qui ont noyé ses micro-pratiques dans une hégémonie globale de la danse et des enseignements balisés par les grandes écoles, qui régissent aujourd’hui les circuits de formation et de transmission. Pendant notre rencontre, Eszter Salamon a pointé du doigt à de multiples reprises cette problématique : « Ces danses n’ont jamais été pensées pour être apprises, parce qu’elles sont exclues de l’enseignement de la danse contemporaine et loins d’intéresser l’économie de marché. » L’artiste n’hésite donc pas à s’engouffrer elle-même dans ces trous historiques, comblant les oublis, dessinant à l’aide de ces danses un immense réseau poétique et idéologique, tentant de panser les plaies ouvertes des omissions, des déchirures et des violences de l’Histoire.
Monument 0.4 : Lores & Praxes (a ritual of transformation), vu au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles. Photo © Herman Sorgeloos.
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