Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 4 juin 2023
Avec son solo fantasia créé en 2019, Ruth Childs sonde les couches intimes de ses souvenirs kinesthésiques et émotionnels déclenchés par la musique classique qu’elle écoutait enfant. À partir de musiques classiques qui lui sont familières depuis son plus jeune âge, de Beethoven à Tchaïkovsky en passant par Dvorak, la chorégraphe réveille cette mémoire symphonique pour en faire ressurgir des réminiscences physiques. Convoquant des sensations et des gestes liés à cette mémoire intime, elle imagine un autoportrait abstrait dans une succession de figures colorées. Dans cet entretien, Ruth Childs évoque sa relation à la musique et revient sur le processus de création de fantasia.
Avec fantasia, vous êtes allée puiser dans vos souvenirs personnels et votre mémoire corporelle déclenchés par la musique classique. Quelle place occupait la musique lors de votre enfance ?
Mon père est mélomane et rêvait que je devienne musicienne. Plus jeune, il aurait voulu faire de la musique mais son père voulait qu’il fasse des études plus « sérieuses ». Il a d’ailleurs a essayé de faire la même chose avec sa sœur Lucinda (Childs, ndlr) mais il n’a pas réussi [rires]. Puis plus tard, il a quand même fait des études de musique électroacoustique… C’était vraiment sa passion. Il avait énormément de vinyles et écoutait tout le temps de la musique classique à la maison. Très jeune, j’ai appris le violon avec un professeur spécialisé dans la méthode Suzuki : on jouait tout à l’oreille, sans partition… On habitait à la campagne et il arrivait que nous fassions cinq heures de voiture pour aller voir l’Orchestre philharmonique de New-York ou des orchestres et des opéras au Metropolitan Opera à Manhattan… Je me souviens que dans la voiture il me faisait lire des partitions pour me préparer au concert… Avec le recul, je me rends compte que c’était parfois un peu intense pour une enfant !
D’une certaine manière, la musique classique a été aussi votre porte d’entrée vers la danse…
Exactement. Même si la passion de mon père était parfois un peu trop excessive, j’ai réussi à me connecter avec ma propre créativité grâce à ces écoutes. Je me souviens que je ressentais beaucoup de choses dans mon corps. La musique classique a donc stimulé mon envie de danser, de faire du spectacle. Adolescente, c’était presque gênant car je n’avais pas les mêmes références que mes ami·es… J’ai commencé à m’intéresser à ce qu’écoutaient les autres adolescent·es de mon âge et j’ai découvert la musique pop : Madonna, Michael Jackson, etc. Mais la musique classique est restée toujours très présente dans mon quotidien avec ma formation en danse classique… Puis forcément, lorsque j’ai commencé à délaisser le classique pour d’autres formes de danses, j’ai fini par faire un rejet de la musique qui allait avec. Lorsque je me suis installée à Genève après mes études au Ballet junior (de Genève), je vivais dans le squat Rhino, et j’allais souvent voir des concerts à la cave12. C’était une salle de concert en sous-sol de l’immeuble, avec une programmation de musiques expérimentales assez pointue. Puis lorsque je rentrais à New-York pour voir ma famille, je fréquentais des salles de concerts de musique punk, rock… J’allais au Chelsea Hotel pour retracer le chemin de Patti Smith, de Bowie, de Nico… Sans doute pour découvrir ce que je n’avais pas connu plus jeune… Je ne pensais pas qu’un jour j’allais revenir à la musique classique…
Votre rencontre avec le musicien Stéphane Vecchione marque une nouvelle étape dans votre relation avec la musique : vous avez créé ensemble le groupe d’électro pop expérimentale Scarlett’s Fall en 2013. À quoi répondait ce « pas de côté » ?
En tant qu’interprète de danse contemporaine j’ai toujours été amené à être multitâches, à parler, à chanter… J’ai rencontré Stéphane en 2013, sur un projet du metteur en scène Massimo Furlan. Pendant les répétitions, nous avons écrit et interprété une chanson ensemble mais finalement la séquence n’est pas restée dans le spectacle. C’était une période où j’écrivais beaucoup de chansons, je composais des petits poèmes, je pratiquais l’écriture par libre association… et donc Scarlett’s Fall est née. Nous avons sorti deux albums ensemble, fait une multitude de clips vidéos, des concerts… Peut-être qu’à ce moment-là j’avais besoin de quelque chose que je ne trouvais pas dans la danse, dans les spectacles, les cours de danse et de yoga… Le monde de la musique est beaucoup plus spontané : tu répètes la nuit, tu ne t’échauffes pas pendant des heures, lorsque tu joues, tu as toujours très peu de temps pour t’installer et démonter, tu ne manges pas de nourriture bio, mais des pizzas et tu bois de la bière… C’est réellement un autre rythme et une autre façon de penser le travail de création. Finalement Stéphane a été une rencontre ultra créative pour moi. Désormais, lorsque je travaille au processus d’un spectacle je réfléchis toujours la musique au même niveau que la danse et les arts plastiques. Lorsque nous avons créé The Goldfish and Inner Tube en 2018, nous avons conçu des orgues en plastique branchés à des chambres à air que nous manipulions. Je trouvais tellement réjouissant d’avoir créé un instrument de musique avec notre propre scénographie (quarante énormes chambres à air de camion) et que tout soit interconnecté : les objets, le son et le mouvement…
Après ce premier duo, votre nouvelle création fantasia marque votre retour seule au plateau. Comment l’envie de faire un travail introspectif, à travers le prisme de la musique, et de Fantasia des studios Disney en particulier, est-elle née ?
Ces dernières années, j’ai participé à beaucoup de créations, en particulier des solos pour d’autres artistes. Je crois que j’avais besoin de me retrouver seule sur scène et de me confronter à moi-même, à tous les corps que j’ai accumulés à l’intérieur de moi, d’élaborer une écriture plus personnelle. Pour revenir à la genèse du projet, The Goldfish and the Inner Tube et fantasia sont nés à peu près en même temps, lorsque j’étais en résidence à Berlin. Je réfléchissais à ce qui me fascinait, ce qui m’enchantait, ce qui m’excitait, ce qui chargeait mon corps de désir de mouvements, et ce qui au contraire, m’ennuyait. C’était une sorte de sondage personnel sur la magie et la banalité. Je me suis découverte une fascination pour les poissons – on retrouve d’ailleurs un aquarium avec un poisson combattant dans The Goldfish – puis pendant ces recherches je me suis souvenu d’un ballet aquatique sur la musique de Casse-Noisette dans le film Fantasia qui m’avait fasciné enfant… Je me souviens avoir fait de nombreuses improvisations en studio avec le dessin animé sur mon ordinateur… Mais j’ai fini par mettre de côté cette recherche et je suis passée à autre chose. Cependant le film est resté quelque part dans mon esprit…
Pourriez-vous revenir sur le processus de création de fantasia, notamment sur vos choix de musiques ?
Au départ, je pensais utiliser la musique classique seulement durant le processus de recherche, pour voir comment elle pouvait stimuler mon corps. J’imaginais même performer fantasia en silence… Peut-être parce que j’ai parfois l’impression que la musique qui accompagne la danse est trop superficielle, et aussi parce que danse et musique ont été menottées pendant trop longtemps ! Cette recherche me ramenait aussi à mes souvenirs de danse classique. J’ai commencé par faire une collection de musiques, principalement par affect, qui provoquaient une forme de vibration en moi ou qui m’amenait quelque part… Je testais énormément de choses, essentiellement pour me charger, me stimuler, j’essayais de réactiver une certaine mémoire à travers ces musiques… Après avoir exploré un registre de l’ordinaire et du non spectaculaire avec ma précédente pièce, j’ai eu envie ici de tout donner, d’être généreuse dans l’énergie physique, de ne pas rester uniquement dans un registre abstrait. J’ai lâché prise et j’ai décidé d’assumer ma relation avec la musique classique. Nous avons utilisé des morceaux comme des ready-made, dans toute leur entièreté, mais Stéphane a aussi transformé certains morceaux. Il a même inventé un dispositif sonore qui me permet d’enclencher la musique avec ma voix, créant un dialogue ludique et spontanée en direct … La première image de la pièce est d’ailleurs un peu symbolique pour moi : je suis couchée sur le ventre, comme écrasée par le poids de tout ce passé classique qui était en moi, puis je m’extrais progressivement du sol…
Ici la danse et la musique sont étroitement liées : les deux médiums semblent dépendre l’un de l’autre… Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique de fantasia ?
J’ai récolté énormément de motifs chorégraphiques à partir d’improvisations alimentées par des imaginaires : je puisais des couleurs, des figures humaines et animales qui font partie de notre mémoire collective, certaines légèrement inspirées de manière sincère ou ironique du film de Disney… Je souhaitais travailler sur un type de musicalité émotif, sur ce qui fait que mon corps et mon esprit vibrent avec la musique… Je cherchais à être spontanée, sincère et à me reconnecter avec une certaine joie de vie (et forcément aussi une tristesse), de me sentir vivante, puissante… J’ai ensuite décidé de confronter ce travail corporel « émotionnel » à des contraintes plus formelles, notamment avec une dramaturgie organisée par couleur. J’ai eu cette idée lorsque j’ai découvert une vidéo de l’artiste Bruce Nauman – Art Make Up – dans laquelle on le voit se recouvrir le torse et le visage de peinture, à chaque fois avec des couleurs différentes… J’aime l’idée de représenter juste une figure de couleur qui flotte dans l’espace… Corps, musique et couleur : trois éléments qui peuvent vibrer ensemble ou à part entière.
Chorégraphie, performance Ruth Childs. Direction Technique, création lumière Joana Oliveira. Recherche, création sonore Stéphane Vecchione. Regard extérieur chorégraphique Maud Blandel. Regard extérieur Nadia Lauro. Costumes Cécile Delanoë. Production Scarlett’s. Photo © Marie Magnin.
fantasia est présenté le 12 juin au Centre chorégraphique national de Tours dans le cadre du Festival Tours d’Horizons.
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