Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 octobre 2023
Dans SPAfrica, le metteur en scène allemand Julian Hetzel et la performeuse sud-africaine/suisse Ntando Cele explorent les liens étroits entre le racisme et le capitalisme à travers l’eau comme matériau de conflit. Ensemble, le duo pointe les paradoxes du système capitaliste et interroge notre dissonance cognitive face aux limites de notre empathie. Dans cet entretien, Julian Hetzel et Ntando Cele partagent les rouages de leur recherche et reviennent sur les enjeux de leur création SPAfrica.
Julian, votre travail place toujours les spectateur·ices face à des dilemmes moraux, sociaux et politiques complexes. Quelles sont les principales réflexions qui traversent votre recherche artistique ?
Julian Hetzel : Je suis fasciné par les « big behinds », c’est-à-dire les économies cachées et les structures de pouvoir qui gouvernent cette partie du monde. Je m’intéresse à l’économie et à la manière dont les Occidentaux ont tendance à confondre économie et éthique. Si vous regardez par exemple la relation entre la culpabilité et la dette, il est évident que les obligations morales sont souvent confondues avec les obligations économiques et c’est pourquoi en néerlandais ou en allemand, un seul et même mot est utilisé pour décrire les deux : schuld. Cette confusion se produit aussi bien à une échelle personnelle qu’à une échelle beaucoup plus grande : pensez à l’Union européenne et à la façon dont les valeurs et les actions se désagrègent à l’extrême. Je suis fascinée par cette dissonance cognitive et par l’hypocrisie des personnes qui font face à cette situation. Je travaille sur ces sujets vastes et intangibles comme la culpabilité, l’espoir, la peur ou l’empathie, et je cherche des moyens concrets de manifester ces questions par le biais de matériaux. Et je cherche des moyens de rendre ces questions importantes pour les gens qui viennent voir mes pièces.
Ntando, comme Julian, votre travail possède une dimension politique. Vos recherches portent sur le racisme caché, les préjugés et les stéréotypes dans la vie quotidienne. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?
Ntando Cele : Je me demande toujours comment aborder le travail de manière à ce qu’il touche encore les gens. Tout le monde pense que nous parlons de ces sujets tous les jours, tout le temps. Mais en fait, ce n’est pas le cas. Avec mon travail, je cherche à rendre ces questions plus tangibles et personnelles. Je me sers presque toujours de l’humour noir pour mettre en évidence le racisme, les préjugés ou les stéréotypes et comment ils fonctionnent dans la société. Le caractère insidieux de l’humour est à mes yeux une bonne manière de démontrer l’absurdité et la violence de ces situations.
Comment vos recherches se font-elles échos ?
Julian Hetzel : Nous nous sommes rencontrés à DASArts à Amsterdam, où nous avons donné un concert ensemble. Ce qui a déclenché notre collaboration, c’est un intérêt commun pour la musique, la politique et l’humour. Notre travail possède une forte dimension politique et satirique. Nous basons également notre recherche et nos matériaux de travail sur la même ressource : notre histoire personnelle et nos traumatismes.
Ntando Cele : Je cherche toujours à rendre le travail politique plus efficace. Et il est vrai que nous nous sommes rencontrés autour de cet intérêt commun. Notre travail respectif consiste généralement à créer un « pot d’ébullition », un contexte inconfortable, qui gratte. Nous avons également pour similitude de penser nos projets pour des spectateur·ices qui pensent savoir de quoi nous parlons…
Julian Hetzel : En effet, connaître un sujet – par exemple le racisme – ne signifie pas que l’on contribue activement à la solution pour le résoudre. Nous mettons sur la table des problématiques que la société garde généralement sous le tapis, comme notre histoire coloniale. Nous plaçons ce sujet au cœur de notre travail mais nous le faisons à travers deux entrées qui nous sont propres : Ntando a une position très spécifique, liée à ses origines, quant à moi, j’aborde le sujet du point de vue des occidentaux, en pointant notre hypocrisie.
Vous avez cosigné SPAfrica, un projet qui explore les liens entre capitalisme et racisme. Pourriez-vous retracer la genèse de cette création ?
Ntando Cele : Au cours de nos recherches, il nous ai apparu de manière très pessimiste que l’esclavage est nécessaire à l’existence que nous avons aujourd’hui, y compris dans le domaine des arts. C’est ainsi que le racisme est lié au capitalisme.
Julian Hetzel : Permettez-moi d’ajouter que le capitalisme et le racisme sont des systèmes qui doivent être considérés ensemble. Ils dépendent l’un de l’autre. Le capitalisme a besoin de l’exploitation des autres en tant que ressources pour continuer à se développer. Le déséquilibre et l’inégalité sont systémiques…
Ntando Cele : En même temps, nous sommes les enfants d’un système et d’une certaine manière, nous alimentons nous-mêmes ce système.
Julian Hetzel : Le fait que Ntando ait reçu deux prix en l’espace d’un mois souligne également l’absurdité de ce jeu. Nous tirons un grand profit du fait de déterrer la saleté, les traumatismes et les horreurs. Cela nous donne une position pour parler et travailler. Sur le même principe que celui des poupées russes, il y a toujours un système à l’intérieur d’un système. Si vous remettez en question le capitalisme, vous comprenez alors à quel point le théâtre est étroitement lié au capitalisme et au racisme. Même l’activisme est intégré à l’économie de marché. Nous sommes tous piégés ici, il n’y a pas de sortie ni même d’extérieur.
SPAfrica met en scène le lancement d’un nouveau produit subversif : de l’eau potable en bouteille provenant d’Afrique subsaharienne, importée en Europe comme un produit de luxe. Comment cette fiction est-elle née ?
Julian Hetzel : Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une fiction. Je pense qu’il est important de comprendre que le geste d’importer de l’eau d’Afrique subsaharienne est réel. Le bidon sur le plateau contient réellement de l’eau potable qui provient d’un robinet communal dans un township en Afrique du Sud (les townships sont des quartiers pauvres et sous-équipé qui se sont développés en périphérie des grandes villes principalement pendant l’apartheid, ndlr). Il s’agit d’un dialogue entre Ntando et moi et entre les liquides. En partant de cette idée avec l’eau, nous avons rapidement commencé à chercher d’autres liquides liés aux émotions. C’est ainsi que nous en sommes arrivés aux larmes. C’était une réaction en chaîne où une idée en entraînait une autre. C’est là que la métaphore des poupées russe est entrée en jeu : il y a toujours une histoire à l’intérieur d’une autre. En suivant cette approche, nous avons compris que nous devions également nous inclure nous-mêmes et notre situation personnelle.
Ntando Cele : Kanyesile Mbonga (collaborateur artistique et commissaire d’exposition) nous a également mis au défi pendant la recherche artistique en nous demandant comment nous pouvions justifier ou nous libérer de ce récit. Reproduire ce geste d’importer de l’eau d’Afrique nous a obligés à nous poser la question de savoir comment justifier le fait que nous perpétuons les mêmes gestes problématiques et comment nous pouvions compenser cette violence.
Julian Hetzel : Toute la pièce montre l’impossibilité de résoudre ce problème. Les larmes sont aussi problématiques que l’eau. C’est une tentative sérieuse de montrer aussi à quel point nous aspirons désespérément à la réparation et à trouver des solutions pour quelque chose qui ne peut pas être simplement recouvert. Nous devons reconnaître que les fissures seront toujours visibles et que certaines choses sont impossibles à réparer. En même temps, il s’agit de trouver de nouveaux gestes à travers l’art, il ne s’agit pas de détourner le regard, mais d’affronter le malaise qu’ils produisent.
Dans SPAfrica, vous confrontez le public à la représentation des Noirs dans un contexte théâtral européen marqué par la colonisation. Quels sont les enjeux pour vous de porter ces sujets sur scène aujourd’hui ?
Ntando Cele : SPAfrica considère aussi bien le corps noir sur scène – le mien – que le public majoritairement blanc dans la salle. Mais oui, en tant que personne racisée, se produire en Europe devant un public majoritairement blanc est douloureux. Cette situation n’a pas changé ces quinze dernières années. C’est pour moi un défi de montrer comment nous pouvons travailler ensemble dans la merde que le colonialisme a créée, sans en faire la responsabilité d’une seule personne. Autant j’ai besoin de guérison, autant vous avez besoin de quelque chose qui se rapproche du pardon et de la rédemption. Ces deux réalités cohabitent constamment dans la pièce.
Julian Hetzel : Nous ne représentons pas seulement des Noirs sur scène. Nous représentons également une personne blanche stéréotypée. Nous utilisons des masques afin de transformer le corps d’une perspective à l’autre. La complexité que nous essayons de gérer réside dans cette dualité. Qui a le droit de dire quelque chose ? Qui a le droit d’aborder certaines questions, et pourquoi est-il si délicat de remettre en question les concepts véhiculés par le discours actuel ? Qu’est-ce que cela signifie pour Ntando, avec son corps, son identité et ses antécédents, d’aborder ces questions ? Et qu’est-ce que cela signifie pour un Allemand blanc, catholique baptisé, cis masculin, d’aborder ces thèmes en 2023 dans un cadre théâtral ? Dans SPAfrica, nous révélons les luttes que nous traversons tous les deux et je crois que nous avons trouvé une forme qui crée de l’espace et de l’amusement dans un discours hyper sensible.
Dans son spectacle Carte noire nommée désir, Rébecca Chaillon s’attaque aux stéréotypes racistes associés aux femmes noires dans la société contemporaine avec une équipe de performeuses afro-féminines. Présentée au Festival d’Avignon l’été dernier, la pièce a suscité des réactions racistes de la part de certain·es spectateur·ices, et les interprètes ont ensuite fait l’objet d’une vaste campagne de cyber-harcèlement. Cette situation montre que l’espace du théâtre, qu’on pense woke, n’est pas encore totalement déconstruit. Avez-vous déjà vécu des situations de rejet durant les représentations de SPAfrica ?
Ntando Cele : Il est clair qu’avec SPAfrica, notre discours s’inscrit dans la pensée des libéraux, des gauchistes. Le public sait de quoi nous parlons, il est familier avec le discours sur le racisme et le colonialisme que nous évoquons dans notre travail. Mais regarder et applaudir des pièces critiques sur le colonialisme ne signifie pas que nous avons résolu ces problématiques. Le type de public avec lequel nous nous engageons dans les festivals et les théâtres avec SPAfrica est je pense le public le plus difficile car ces spectateur·ices pensent qu’ils sont du bon côté et que nous nous battons ensemble pour la bonne cause. Mais vous savez quoi ? La violence se produit aussi parmi nous, parmi les gens qui sont éveillés et conscients du privilège blanc mais qui se sentent mal à l’aise.
Julian Hetzel : J’ai en effet constaté qu’une partie du public n’est pas à l’aise dans son siège. Certain·es spectateur·ices n’aiment pas toujours ce qu’ils entendent et voient. Les pièces que nous créons sont souvent beaucoup plus axées sur les personnes qui viennent les regarder que sur ce qui se passe réellement sur scène. Avec d’autres pièces, il est arrivé à plusieurs reprises que des spectateur·ices veuillent interférer et saboter la performance en direct. Avec SPAfrica, jusqu’à présent, il n’y a jamais eu d’incident où quelqu’un a osé interférer avec ce qui se passait sur scène. Des spectateur·ices ont bien sur quitté la salle en exprimant leur mécontentement, mais il n’y a pas eu de perturbations ou d’interférences directes. Il semble que nous maintenons le public dans une position où il est engagé et « accepte » que nous le frappons. À la fin du spectacle, les spectateur·ices sont souvent « content » de leur expérience. Je me demande s’il ne s’agit pas d’une sorte de tendance masochiste de la part d’une partie du public, qui apprécie d’être soumis à une épreuve difficile pour arriver à un endroit qu’il n’atteindra pas autrement. Je pense aussi que l’impact de cette pièce n’est pas immédiat. Il faut un certain temps pour que les images et les mots s’intègrent. Juste après le spectacle, les gens sont encore perplexes. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’ils réalisent ce qui s’est passé.
Conception Julian Hetzel and Ntando Cele. Direction Julian Hetzel. Performance Ntando Cele. Dramaturgie Miguel Angel Melgares. Conseiller artistique Sodja Lotker, Khanyisile Mbongwa. Musique & composition Frank Wienk. Lumières Nico de Rooij. Photo © Anouk Maupu.
SPAfrica est présenté le 12 mars à Point Commun dans le cadre d’Arts & Humanités
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